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lundi 2 décembre 2002

Les mortes de Juárez

par Claude Rioux






Écrits d'Élaine Audet



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En dix ans, près de 300 femmes, en gramde majorité des jeunes de 15 à 25 ans, ont été assassinées dans cette ville située à la frontière mexicaine avec le Texas. Dans l’indifférence générale.

La ville de Juárez, située à la frontière mexicaine avec le Texas, est le théâtre d’un drame macabre qui dure depuis bientôt dix ans : l’assassinat de près de 300 femmes, en grande majorité des jeunes de 15 à 25 ans. Depuis 1993, rares sont les semaines où l’on ne retrouve pas, dans le désert entourant la ville ou dans un de ses nombreux terrains vagues, le corps disloqué et mutilé d’une femme. Juárez n’en finit plus de compter ses mortes. Et ses disparues : plus de 850 femmes manquent à l’appel, probablement victimes du même sort.

Le 10 octobre 2001, Claudia González Banda arrive en retard à la ligne de montage. Deux minutes qui lui ont coûté la vie. La femme de vingt ans retourne chez elle après s’être fait signifier son renvoi et se fait enlever à l’arrêt d’autobus. Vingt-six jours plus tard, sont corps est retrouvé à côté de celui de sept autres femmes dans un terrain vague. Toutes ont été torturées, violées, sodomisées, défigurées et battues à mort avant d’être jetées là.

La manière dont s’est perpétré le crime n’est certes pas un hasard. Plusieurs douzaines de femmes ont disparu dans des circonstances semblables depuis dix ans. Plus de 25 % des femmes sacrifiées répondent aux même caractéristiques : jeunes des milieux pauvres, peau sombre, cheveux longs et fine taille répondant aux canons du consumérisme sexuel. Le crime organisé est pointé du doigt par les analystes, en particulier l’industrie sordide de la pornographie extrême, les snuff movies, qui vend le viol et l’assassinat réels de femmes à des élites dégénérées (50 000 $ US par vidéocassette, dit-on).

Ce qui choque cependant, autant que le modus operandi d’assassins dépravés, c’est l’apathie que suscite le massacre tant auprès de la population que des autorités. Une indifférence dont l’explication pourrait se trouver dans la désorganisation urbaine, le machisme exacerbé, la croissance effrénée de l’industrie de montage de même que dans la corruption et l’incompétence des autorités.

Quatrième plus grande ville du Mexique, Juárez est depuis les années ’70 le lieu de l’ouverture mexicaine aux investissements étrangers qui y installent leurs maquiladoras : usines de montage où l’on importe des matériaux devant être assemblés par la main d’œuvre locale à bon marché pour exporter le produit fini à l’étranger, le plus souvent aux États-Unis. Le tout sans payer d’impôt. On y engage surtout des jeunes femmes, migrantes n’ayant pas ou peu d’attaches familiales dans la ville, réputées pour leur dextérité et le peu d’expérience qu’elles ont de l’organisation syndicale. La croissance de ce secteur économique a fortement marqué Juárez qui regroupe maintenant 400 usines employant 230 mille personnes à des salaires de misère (40$ par semaine chez General Electric, 35$ chez Alcoa).

L’élite locale, entièrement dévouée à la réussite de ce modèle, a complètement abandonné les infrastructures urbaines. En 1998, on y comptait 8 000 maisons de carton et 50% de la population de la ville vit dans des quartiers marginaux accueillant 50 000 nouveaux migrants par année. Tous les quartiers périphériques manquent d’éclairage nocturne, 60 % des rues ne sont pas pavées et la ville possède un réseau de transport public célèbre pour sa médiocrité. Si seulement le quart des victimes sont des travailleuses des maquiladoras, toutes sont mortes dans un contexte urbain complètement lacéré. La presque totalité des victimes devaient, pour se rendre au travail ou à l’école, marcher de longues distances, attendre l’autobus au coin de rues mal éclairées, le long de terrains vagues laissés à la spéculation et jonchés de déchets. Aucune des victimes ne possédait de voiture personnelle.

La ville de Juárez enregistre le plus haut taux de violence domestique au Mexique. Viols et meurtres de femmes y sont courants, presque invariablement par leur compagnon, leur mari, leur père. À Juárez, l’homme qui est violent avec sa femme ou ses enfants, dans le cas improbable où il est formellement accusé, n’aura qu’à convaincre ses juges qu’il a été " provoqué " pour s’en sortir à bon compte. Les femmes y sont devenues des objets aussi jetables que les millions de pneus abandonnés sur les terrains vagues.

Une combinaison d’irresponsabilité politique des élites et de corruption institutionnelle a permis que le crime organisé ait une emprise considérable sur la ville, siège du puissant Cartel de Juárez. Dans la dynamique d’une ville frontière, la migration et le crime organisé forment une équation dangereuse : marché d’esclaves sexuels (femmes, garçons ou filles), prostitution, trafic de drogues et combines de toutes sortes. À cela, il faut ajouter le jeu de miroir déformant d’une société prospère située à un jet de pierre : les États-Unis.

Deux cent quatre-vingt-dix-sept femmes assassinées. Un crime d’une telle ampleur ne peut être commis dans l’impunité sans la complicité, au mieux passive, des autorités. Les groupes de femmes de Juárez et les associations de défense des droits de la personne dénoncent depuis longtemps l’inaction du gouvernement dans ce dossier. Martha Altolaguirre, envoyée spéciale de la Commission interaméricaine des droits humains pour enquêter à Juárez, a dénoncé les enquêtes bâclées, les documents mal classés, le personnel mal formé, les preuves " contaminées " par des agents insouciants et le manque de volonté évidente des autorités à mettre fin au massacre.

À trois reprises au moins, on a annoncé l’arrestation des " coupables ". Des chauffeurs d’autobus ont " avoué ", après de longues sessions de torture, avoir assassiné quelques femmes. Cependant les crimes continuent. L’avocat des accusés, Mario Escobedo, a été assassiné par des policiers en février dernier, au moment où il s’apprêtait à dénoncer la torture dont ont été victimes ses clients. Là ne s’arrête pas l’incurie des autorités, qui a poussé la farce macabre jusqu’à rendre des dépouilles des victimes à n’importe quelle famille, sans se soucier de l’identité des corps !

Tant d’incompétence et de mauvaise volonté ont poussé les femmes à s’organiser elles-mêmes et à réclamer que justice soit faite, malgré la répression : Samira Izaguirre, journaliste qui a dénoncé les assassinats et l’inaction du gouvernement, a été menacée de mort et renvoyée de son journal. Ces groupes de femmes, nés de la rage et du désespoir, ont lancé la campagne ¡Ni una más ! (pas une de plus) pour sensibiliser l’opinion publique et pousser le gouvernement à mettre fin à l’impunité des auteurs de ces atrocités.


Mis en ligne en décembre 2002

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Claude Rioux


L’auteur est membre de la Commission civile internationale d’observation des droits humains au Mexique et membre du collectif de la revue À bâbord !



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  • Les mortes de Juárez
    (1/3) 7 avril 2010 , par

  • > Les mortes de Juárez
    (2/3) 13 août 2003 , par

  • > Les mortes de Juárez
    (3/3) 11 décembre 2002 , par





  • Les mortes de Juárez
    7 avril 2010 , par   [retour au début des forums]
    rg

    Je viens de regarder le film et je suis hébétée par tant de haine et de violence !! Et le pire c’est la placidité des autorités ! Comment est-ce possible que personne ne bouge ni au Mexique, ni aux USA, ni mêmes dans les usines où travaillent ces femmes !! il n’y a pas d’argent à gagner, ce sont des familles pauvres et donc on laisse faire..Quelle pauvre mentalité ! et quel beau film aussi, très bien fait, trés humain !!
    Valérie

    > Les mortes de Juárez
    13 août 2003 , par   [retour au début des forums]

    Mon Dieu - Je suis horrifiée par cette information et je ne peux pas être, en tant que femme, insensible... Nous vivons vraiment dans un "monde de désaxés" et les cibles sont toujours les femmes et les enfants.
    Je veux faire quelque chose : pouvez-vous m’indiquer quelle peut être mon action (si minime soit-elle) pour aider cette action ?
    Merci de me répondre.
    Anne-Marie Vilette

    > Les mortes de Juárez
    11 décembre 2002 , par   [retour au début des forums]
    Appel à la solidarité

    Le seul espoir dans cette situation, c’est que les femmes, de la base s’organisent. Là comme ailleurs, et c’est peut-être plus crucial à Juarez, les femmes doivent dire que c’est assez et ne pas compter sur le gouvernement, ou la police pour faire changer les choses. Les instances sont, de toute évidence, complices sinon carrément responsables.
    A travers le Monde, toutes les femmes, de toutes allégeances, doivent se mobiliser, s’associer pour dire que c’est assez. Car rien ne va changer sans la solidarité indéfectibles de nous toutes.
    Bhakti, Québec, Can.


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