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dimanche 24 décembre 2006

Et si on osait donner... Joyeux Noël !

par Nicole Campeau






Écrits d'Élaine Audet



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Lucie court, flotte, exulte sur la rue Mont-Royal. Enfin ! Elle vient de trouver le dernier cadeau de Noël, cette petite sculpture ravissante représentant une femme enceinte. Parfait pour sa filleule Véronique qui attend son premier enfant.

Les mains débordant de sacs renfermant le résultat du dernier sprint annuel, elle est fébrile et soulagée. Mission accomplie ! Ce qui tient de l’exploit quand on a comme elle trois sœurs, deux frères, huit neveux et nièces, et que la famille tient mordicus à la tradition. Ça valait le coup de venir magasiner en ville.

Elle est pressée, comme d’habitude, courant cette fois vers le parcomètre à au moins vingt rues de là, et qui, à l’heure qu’il est, est sur le point d’expirer. Elle admire malgré tout dans sa hâte les décorations sophistiquées des commerces, les sapins faits de textures végétales diverses, les boules géantes suspendues dans des branches de bouleau, les guirlandes géantes rouge et or. Un chic fou !

Malgré la vitesse avec laquelle les vitrines défilent devant elles, elle parvient à se rincer l’œil sur de superbes vestes en cuir, des pains dorés amoncelés dans des paniers d’osier, quelques rutilantes cafetières expresso, autant d’appels qui la mettent dans un état de salivation proche de la frénésie.

J’AI 4 ENFANTS ET PAS DE TRAVAIL. C’est tout ce qu’elle a le temps d’entrevoir dans sa course, écrit en lettres carrées sur un carton tenu par une femme assise par terre. Le temps d’enregistrer mentalement le message et l’allure de la femme qui n’a rien en commun avec la jeune punk qui quêtait tantôt au coin d’une rue en jouant de la guitare. Encore moins avec ces itinérant-es qu’on voit partout à Montréal. Non, foulard sur la tête, manteau de drap gris terne, l’air grave et doux.

Une mère mal prise. Obligée se s’abaisser à mendier ! Quelle tristesse ! Encore plus en cette période de l’année. C’est peut-être pour acheter des cadeaux à ses enfants ?

Tout de même... on ne peut pas ne pas donner quand on a les bras chargés de cadeaux ! Lucie stoppe net sa course, dépose ses sacs, fouille avec nervosité dans son porte-monnaie (ce damné parcomètre) en sort un cinq dollars qu’elle retourne en hâte donner à la femme. « Bonne chance... »

Elle a déjà le dos tourné et a repris sa course quand une voix douce émerge du brouhaha de la rue. « Merci beaucoup ! Merci beaucoup ! » Elle tourne la tête sans ralentir, le temps d’apercevoir le beau sourire que lui destine la mendiante. Un sourire terriblement troublant. Elle se rend ridicule en voulant saluer la femme de la main alors que les sacs déboulent sur son avant-bras.

« Tout de même, cinq dollars, ça n’est rien », pense Lucie en additionnant mentalement la valeur des cadeaux qu’elle transporte en soufflant. « J’aurais quand même pu donner un vingt... Toujours aussi radine... » Retourner ? « Non pas le temps. Ce maudit parcomètre pourrait me coûter la peau des fesses. Ils sont vite sur la gachette en ville. »

Les images défilent dans sa tête à la vitesse de ses pas. Un logement sombre, des enfants mal nourris, peut-être un mari violent et ivrogne ? Ou une pure invention ? Comment savoir ? En tout cas, il faut être bien mal en point pour en arriver là.

Toute l’excitation qui la transportait tout-à-l’heure s’est piteusement dégonflée ... comme ces décorations soufflées qui pullulent devant les maisons de banlieue. La tristesse la gagne pendant qu’elle s’abreuve mentalement de reproches. « J’aurais pu au moins prendre le temps de lui dire quelques mots. Me soucier réellement d’elle. On donne comme des automates. Ça ne sert qu’à soulager sa conscience. »

Elle courbe l’échine sous le poids grandissant des sacs. Noël finit toujours par lui foutre le cafard. Son statut de célibataire « prolongée » qui marine fin seule le reste de l’année dans son joli condo n’arrange pas les choses.

Et si elle retournait vers cette femme ! Et si elle prenait la peine de converser avec elle. Peut-être même de l’inviter au restaurant et de voir si elle pouvait VRAIMENT l’aider. À se trouver du travail peut-être. Ou n’importe quoi ! Juste lui donner du temps. Ce luxe qu’on ne trouve pas dans les banques.

Lucie se redresse. Son cœur a bondi à cette idée. Si elle OSAIT ! Si elle s’éjectait pour une fois de sa vie prévisible et ouvrait une nouvelle page. Si elle commençait à cultiver cette vraie générosité qui pourrait donner un sens à sa vie. Cette mendiante l’a touchée profondément. C’est peut-être un signe du destin.

Oui, elle VEUT oser ! Elle va retourner coin Saint-André où quêtait cette femme et va enfin ouvrir la porte à autre chose... C’est fou, elle le sait, elle est une incurable romantique. Mais l’élan est irrésistible.

Elle monte enfin dans sa Toyota miraculeusement vierge de toute contravention, après avoir rangé ses sacs dans la malle arrière, et va reprendre l’Avenue Mont-Royal, le cœur battant.

Elle ralentit en approchant le coin Saint-André, scrute en vain le trottoir. La femme n’est plus là. Trop tard. Un rendez-vous raté.

Elle roule lentement en la cherchant des deux côtés de la rue. Rien. Elle sursaute aux coups de klaxon derrière elle qui la pressent d’avancer. Elle accélère en direction de Papineau, pour aller rejoindre le pont et sa blanche banlieue.

Soulagée tout de même. Et déçue de l’être.

Montréal, le 20 décembre 2006

Mis en ligne sur Sisyphe, le 24 décembre 2006.



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Nicole Campeau

Nicole Campeau est Montréalaise d’origine et campagnarde d’adoption. Elle a été journaliste au journal Le Soleil, a collaboré à plusieurs magazines québécois avant de devenir chroniqueure à Télé-Québec et, enfin, conseillère en communications. Elle était de l’aventure du magazine féministe La Vie en rose, de retour en octobre 2005, le temps d’un numéro hors-série. Elle travaille actuellement sur des projets d’écriture et a publié en février dernier une première nouvelle dans la revue Moebius.



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