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dimanche 4 décembre 2016

Tuerie à Montréal - L’assassinat des femmes comme politique sexuelle

par Andrea Dworkin, auteure et militante féministe






Écrits d'Élaine Audet



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Le 6 décembre 1990, à l’invitation de féministes de Montréal, Andrea Dworkin vient commémorer devant 500 personnes le massacre des 14 femmes de l’École Polytechnique par un antiféministe.

Voici de larges extraits de son allocution qu’on retrouvera intégralement au chapitre 2 de Pouvoir et violence sexiste, un livre qui rassemble cinq textes d’Andrea Dworkin traduits en français.

Il est très difficile de penser à une façon appropriée d’exprimer le deuil, mais nous savons que les larmes ne suffisent pas. Nous savons comment pleurer. La vraie question est : Comment allons-nous nous défendre ?

Nous aurions pu vouloir revendiquer les bienfaits du féminisme libéral. Nous aurions pu vouloir dire : « Regardez-nous - ne sommes-nous pas merveilleuses ? Savez-vous combien il y a de femmes aujourd’hui dans les facultés de droit ? Savez-vous combien il y a de travailleuses sur les sites de construction ? » Bon, il n’y en a pas suffisamment. Mais depuis un an, depuis que ces quatorze femmes ont été assassinées, les féministes ne peuvent se dresser avec quelque fierté et dire : « Regardez ce que nous avons fait. » Nous nous dressons avec détresse, avec terreur et avec colère, sans crédit à revendiquer pour le féminisme libéral. Nous voulons dire : « Elles étaient dans cette école à cause de nous. C’est nous qui avons abattu les obstacles. » C’est maintenant une épée à deux tranchants. Oui, elles y étaient à cause de nous ; oui, nous avons abattu les obstacles. Et cet homme - cet homme qui n’était pas fou, qui était politique dans sa pensée et dans son geste - a compris ce que signifiait la chute de ces obstacles et il a commis un geste politique pour nous faire battre en retraite, pour que de nouveaux obstacles puissent être bâtis et pour que les femmes n’aient pas le coeur ou le courage ou la patience ou l’endurance de continuer à abattre des obstacles.

Bien des gens nous ont invitées à convenir que les femmes font des progrès, à cause de notre présence visible dans ces lieux où nous n’étions pas auparavant. Et celles d’entre nous que l’on dénonce comme radicales avons répondu : « Ce n’est pas comme cela que nous mesurons le progrès. Nous comptons les viols. Nous comptons les femmes agressées par leur mari. Nous tenons le compte des enfants violés par leurs pères. Nous comptons les mortes. Et quand ces statistiques commenceront à changer de façon significative, alors nous vous dirons si l’on peut ou non mesurer des progrès. »

Les différentes avancées du féminisme - pour lesquelles, soit dit en passant, on ne nous remercie pas souvent (ce pourquoi nous sommes si promptes à revendiquer tout ce que nous pouvons) - ont toujours été réalisées sinon avec la plus grande politesse, du moins avec une patience et une retenue extraordinaires, en ce sens que nous n’avons pas utilisé d’armes à feu. Nous avons utilisé des mots. Nous avons défilé en disant des mots. Et nous nous voyons punies d’atteindre le peu que nous atteignons ; punies pour chaque phrase que nous disons ; punies pour chaque geste d’éventuelle autodétermination. Toute assertion de dignité de notre part est punie, soit au plan social par ces grands médias qui nous entourent - quand ils choisissent de tenir compte de notre existence, c’est habituellement par la dérision ou le mépris -, soit par les hommes qui nous entourent, soldats de cette guerre très réelle où la violence est presque exclusivement dans le même camp.

Le message de la punition est très clair, qu’il s’agisse d’un acte sexuel imposé ou de coups ou de mots d’insulte ou de harcèlement dans la rue ou de harcèlement sexuel au travail : « Rentre à la maison. Ferme ta gueule. Fais ce que je te dis. » Ce qui se résume d’habitude à : « Nettoie la maison et écarte les jambes. » Beaucoup d’entre nous avons dit non. Nous le disons de différentes façons. Nous le disons à différents moments. Mais nous disons non, et nous l’avons dit suffisamment fort et de façon suffisamment collective pour que ce non ait commencé à résonner dans la sphère publique. Non, nous n’allons pas le faire. Non.

Il y a une réponse à notre non. Un fusil semi-automatique est une réponse. Il y a aussi des poignards. Ce que nous vivons n’est pas une conversation plaisante.

Les journalistes, les politiciens établis et les faiseurs d’opinion se servent des différences entre la tuerie de Polytechnique et les schémas habituels de violence anti-femmes afin de brouiller les pistes, comme si c’étaient les différences qui importaient et non ce qui est identique. Nous savons ce qui est identique. Alors, analysons d’abord les vraies différences, plutôt que de laisser ces gens les manipuler pour faire de ce massacre un événement qui ne pourrait jamais se répéter dans toute l’histoire de l’humanité.

Nous les femmes, vous le savez, sommes habituellement tuées dans nos propres maisons, dans ce qu’on appelle la vie privée - parce qu’un homme et une femme ensemble ne sont pas considérés comme une unité sociale. L’unité, c’est lui : c’est lui qui est l’être humain. Elle est sa subalterne. La vie privée lui appartient à lui et il peut y faire ce qu’il veut à sa femme. Quand on nous blesse, c’est habituellement hors de vue des caméras et des annonces officielles. Nous sommes blessées d’habitude par des hommes que nous connaissons et particulièrement par des hommes avec qui nous avons eu des rapports intimes, je veux dire un rapport sexuel. [..]

Les femmes sont habituellement tuées dans l’isolement, pas dans un lieu public. Les femmes sont habituellement tuées simplement parce qu’elles sont des femmes, et non parce qu’elles sont féministes. Les femmes les plus souvent tuées par des étrangers sont les femmes qui vivent dans la rue – les femmes de la prostitution et les femmes sans abri. Cette population de femmes est presque toujours décrite comme doublement désavantagée, ce qui veut dire qu’elles appartiennent aux groupes stigmatisés au plan racial. Ces femmes sont appauvries, même en comparaison des autres femmes, et je crois que c’est vraiment une erreur de dire qu’elles sont blessées par des étrangers parce que, si on examine la transaction, ce qui arrive aux femmes prostituées dans la rue est une forme de viol par un partenaire, de meurtre par un partenaire. Un homme achète une partenaire et il blesse cette femme ou la tue. Un nombre important des femmes qui sont tuées sont officiellement désignées sous le nom de « Jane Doe ». Personne ne sait d’où venait Jane Doe. Personne ne sait qui sont ses proches. Il n’y a pas d’endroit pour elle. Elle n’a pas de maison où être tuée.

Avant, les femmes étaient des biens sexuels aux yeux du droit, de sorte que l’homme avait la caution de l’État. Aujourd’hui, les hommes exercent leur sentiment de possession et de propriété de façon plus libérale. Ils prennent une responsabilité plus personnelle dans le maintien actif de votre asservissement. C’est difficile pour eux : vous savez à quel point vous êtes rebelles ; ce travail les tient occupés vingt-quatre heures par jour, ce qui ne peut être facile. Voilà ce que vous lisez dans les journaux quand des hommes parlent de ces meurtres – vous lisez que ce sont eux, les hommes, qui souffrent. Mais pas assez. Pas encore assez.

Une des différences dans la façon dont Marc Lépine a tué ces femmes est que, quand des femmes sont tuées, on ne parle presque jamais d’un meurtre. Il y a beaucoup d’euphémismes : « C’était une querelle de famille », « Un père emporte dans la mort sa femme et ses enfants ». On nous parle de « tragédie familiale » plutôt que de tuerie. Marc Lépine s’est livré à une tuerie. Ce n’était pas l’habituel petit téléroman familial où un homme tue plusieurs personnes, qui ont en commun la même impuissance face à lui, et le fait qu’aux yeux de la société, il est propriétaire de ces personnes ou a implicitement le droit de l’être.

On nous dit fréquemment que chaque meurtrier vivait un stress terrible, que ses affaires allaient très mal, que c’est vraiment pathétique et dommage – pour lui. On nous dit aussi que sa femme a provoqué son geste. Et lorsque des prostituées sont violées ou tuées, la police a longtemps eu pour politique, aux États-Unis, de ne pas commencer à prendre ces meurtres au sérieux avant que les cadavres ne se chiffrent par dizaines. C’était la politique officielle.

Ces quatorze femmes ont été assassinées – parce qu’elles étaient des femmes mais aussi parce qu’elles étudiaient le génie ; parce qu’elles apprenaient une science masculine ; parce qu’elles désiraient un savoir masculin sacré. Elles empiétaient sur un territoire masculin sacré. Elles voulaient devenir ingénieures, et cela a été assimilé à un geste militant d’agression de leur part.

Ce que leur mort a d’identique à celles des autres femmes, c’est que Marc Lépine, comme les autres hommes qui blessent ou tuent des femmes, ne peut pas, ne pouvait pas coexister hors d’un contexte où les femmes sont complètement soumises. Il ne pouvait tolérer cela. Et quand les hommes ne peuvent pas supporter quelque chose, ils agissent. Et voici la critique la plus lourde que l’on puisse formuler à notre égard : lorsque nous ne pouvons supporter quelque chose, il arrive souvent que nous n’agissons pas. Marc Lépine se considérait en droit de faire ce qu’il a fait. Il a écrit : « La vie ne m’apporte plus de joie. » Le gars cherchait de la joie ; il voulait remettre du plaisir dans sa vie. Mais il y a une condition préalable à la joie dans le code masculin, et cette condition, c’est que les femmes soient à leur place, une place subalterne. Vous ne pouvez pas avoir beaucoup de plaisir en tant qu’homme dans le monde si des femmes sont hors de contrôle quelque part dans votre champ de perception.

J’ai vu beaucoup de journalistes d’ici dire l’équivalent de « Je ne veux pas être associé à Marc Lépine ». Et il est vrai que ce ne sont pas tous les hommes qui saisissent un fusil semi-automatique. Mais beaucoup d’entre eux n’ont pas à le faire parce qu’ils ont des stylos.

Beaucoup d’entre eux n’ont pas à le faire parce qu’ils ont d’autres façons d’exercer un pouvoir destructeur, annihilant sur les femmes. Ils détruisent des femmes, leur corps et leur âme, mais c’est vrai, les coquilles peuvent continuer à se mouvoir. Les coquilles ont leur utilité : rappelez-vous l’injonction de se coucher et d’écarter les jambes. Pas besoin d’avoir un coeur. Pas besoin d’avoir un esprit. Marc Lépine a réagi de la même façon que les Blancs du Sud amérikain ont réagi quand ont commencé à tomber les panneaux « Réservé aux Blancs » – il a réagi par la violence. Et ce sont les féministes qui ont imposé ce changement. Nous sommes les gens responsables d’avoir pollué son environnement. Nous avons fait cela – en faisant entrer des femmes dans les professions, dans des emplois de classe ouvrière dont les femmes étaient exclues, et en faisant entrer des femmes dans l’histoire.

J’espère que vous avez lu la lettre de Marc Lépine, qui vient tout juste d’être rendue publique [la police l’a envoyée aux médias un an après les meurtres]*. Il y disait que la guerre est un territoire masculin, un élément de l’héroïsme masculin, de l’identité masculine, et que la suggestion même que des femmes aient fait preuve d’héroïsme en temps de guerre était pour lui une grave insulte politique. Voilà une masculinité basée sur l’effacement des femmes, au sens métaphorique et littéral, et ce que je veux que vous notiez à ce sujet est son extraordinaire, son incroyable lâcheté. La lâcheté est évidente dans le massacre de quatorze femmes, mais elle l’est également dans chaque acte de
viol.

 On peut lire le texte intégral de « Tuerie à Montréal » dans de Pouvoir et violence sexiste, préface Catherine A. MacKinnon, éditions Sisyphe, 2007, Montréal, 2007, chapitre 2, pp. 23 à 27. Format : 10 cm x 15 cm, 126 pages. ISBN : 978-2-923456-07-2. En librairie : 12$.

 Pour entendre la conférence d’Andrea Dworkin à Montréal, allez ici.

 Plus d’information sur le livre à cette page.

* Lettre de Marc Lépine.

 Pour lire d’autres articles sur la tragédie du 6 décembre 1989, voir la rubrique Polytechnique sur Sisyphe.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 novembre 2011.



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Andrea Dworkin, auteure et militante féministe

Andrea Dworkin, écrivaine féministe américaine, est l’auteure de plusieurs livres importants : Scapegoat : The Jews, Israel, and Women’s Liberation ; Intercourse, Pornography : Men Possessing Women. Son dernier livre est Heartbreak : The Political Memoir of a Feminist Militant.



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    8 décembre 2012 , par   [retour au début des forums]

    Magnifique !! Magnifique Andrea ! Magnifique d’anti-complaisance !

    Christine

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    6 décembre 2012 , par   [retour au début des forums]

    Enregistrement audio de cette conférence : http://sisyphe.org/spip.php?article2720

    Tuerie à Montréal - L’assassinat des femmes comme politique sexuelle
    1er décembre 2011 , par   [retour au début des forums]

    ce texte aurait pu être écrit hier… Ce sont les mouvements mascunilistes en partie qui continuer de colporter des mensonges effroyables. Quand je pense qu’ils ont considéré Marc Lépine comme un héros…leur héros p-ê à eux, mais là s’arrête les âneries bêtes, stupides, immorales et insupportables.


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