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samedi 8 septembre 2007

Richard Poulin - Abolir la prostitution

par Christine Delphy, sociologue féministe, NQF






Écrits d'Élaine Audet



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Richard Poulin est bien connu des services de Nouvelles Questions Féministes, puisqu’il a présenté une communication aux ateliers NQF Congrès Marx en septembre 2001. C’est un auteur prolifique qui a beaucoup écrit sur la pauvreté, le marxisme, la mondialisation, et... la prostitution. Ce qui en fait un auteur original, car il est rare que les spécialistes du néolibéralisme, y compris ses contempteurs, s’intéressent à la prostitution. Et pourtant, pour Richard Poulin, cela coule de source. Car, à ses yeux, la prostitution est d’abord une marchandisation des femmes et des enfants, des victimes du système patriarcal, et ne se comprend que dans le cadre de la domination masculine. C’est pourquoi il s’étonne et s’indigne que les féministes puissent en soutenir le principe au nom de la liberté et du à l’autodétermination.

Son petit livre, très condensé, est à la fois un état des lieux au niveau mondial, une polémique avec ces féministes « pro-prostitution », et un manifeste pour un véritable abolitionnisme qui prendrait à bras-le-corps l’ensemble du problème dans le but d’en finir avec la prostitution et non de l’aménager.

Poulin attire l’attention sur le développement quantitatif de la prostitution ; sa thèse est que cette croissance, ahurissante, est concomitante du développement de la mondialisation néolibérale et du creusement des inégalités sociales et genrées. En effet, le système patriarcal est aussi un système de placement dans le système capitaliste : les femmes et les enfants y sont en bas, et constituent la majorité écrasante des pauvres de ce monde (par exemple, en France, 80% des personnes payées moins que le salaire minimum sont des femmes). Il se demande comment on peut, quand un si grand nombre de femmes et d’enfants n’ont tout simplement pas les moyens de survivre, raisonner en termes de libre choix. Plus, il montre tout au long de son livre que la légalisation de la prostitution ne profite nullement aux prostituées, mais aux États, par les diverses taxes aux proxénètes et aux organisateurs du trafic d’êtres humains à des fins de prostitution. Les bénéfices engendrés par ces activités sont stupéfiants : ils sont évalués aujourd’hui à 1 000 millions de dollars. A ses yeux, on ne peut, comme le font certain-e-s, nier les liens entre la traite des êtres humains et la prostitution. La traite, dit-il, ne peut être combattue tant que la prostitution est acceptée, car la traite n’existe que pour fournir des personnes à prostituer.

Or, on distingue la traite « légale » de la traite « illégale » : celle-ci se réduit à l’entrée illicite dans un pays. Mais le Canada, la Suisse, la Corée du Sud, la Slovénie, pour ne citer que ceux-là parmi de nombreux pays, donnent chaque année des milliers de permis pour des boulots de « danseuses nues » : la traite « légale » aboutit bel et bien à la prostitution. Et celle-ci ne fait que grandir : le nombre de personnes prostituées est passé, en Thaïlande, de 20000 dans les années 50, à 2 millions aujourd’hui. Avec elle, la traite augmente : en 2004, l’Unicef a estimé à 1 200 000 le nombre d’enfants victimes de trafiquants.

S’attaquant à l’argument du « libre choix », Poulin dit qu’il fait bon marché de la place sociale des personnes qui sont dans la prostitution : en majorité des personnes issues des couches les plus défavorisées de chaque société, à tous les points de vue. Or, si la prostitution était choisie, pourquoi les minorités de chaque pays y seraient-elles surreprésentées ? Cet argument, ajoute-t-il, ne tient aucun compte non plus de l’âge moyen d’entrée dans la prostitution : 14 ans dans les « pays impérialistes », plus jeunes encore ailleurs ; ni du fait que montrent les études : 80% des personnes aujourd’hui prostituées ont été victimes de violences sexuelles, souvent incestueuses, dans leur enfance. Car, dans les mêmes conditions économiques, toutes les femmes ne deviennent pas prostituées. Cette violence initiale, suivie de la violence des proxénètes pour casser la volonté et l’autonomie de leurs recrues, ne s’arrête jamais : entre 50 et 80% des personnes prostitué-e-s ont été victimes de viols et d’autres violences de la part des clients.

Les risques du métier sont énormes : violences exercées par les clients - que Poulin appelle les « prostitueurs » - alcoolisme, addictions aux drogues, dépression, stress post-traumatique, suicides et tentatives de suicide, dans des proportions que les autres femmes ne connaissent pas.

Sur ce chapitre, beaucoup des avocat-e-s de la prostitution comme métier répondraient à Poulin que ces risques sont liés aux conditions actuelles, en tous les cas dans les pays non réglementaristes, comme la France, de l’exercice de la prostitution. Or il apparaît que ces risques ne sont pas diminués par la réglementation, corollaire de la légalisation, car pour échapper aux contraintes réglementaires, beaucoup de prostitué-e-s ne se déclarent pas, et ne bénéficient pas de la « protection » que les bordels sont censés assurer, avec l’enfermement.

Bien que la description de la réalité horrible de la prostitution, et du trafic - la vente et l’achat de personnes - qu’elle engendre, militent contre sa reconnaissance comme métier, ce n’est pas encore ce qui l’emporte dans l’argumentation. À mon sens, le problème le plus important soulevé par le débat entre abolitionnistes et néo-réglementaristes ou partisanes de la prostitution comme métier, c’est que si ces derniers et dernières mettent en avant la parole des femmes, il ne s’agit que de celles qui exercent encore, et jamais de celles qui en sont sorties, ni de celles qui souhaitent en sortir. Les deux camps ne parlent jamais des mêmes personnes, ni de la même parole. Certes, il faut prendre en compte celles qui s’estiment heureuses et accomplies dans la prostitution, mais aussi celles qui ont tout fait pour en sortir, qui parlent de la schizophrénie obligatoire pour survivre dans la prostitution, et qui se considèrent justement comme des « survivantes ». Et il importe aussi (bien que Poulin n’en parle pas), de prendre en compte, outre les ex-prostituées, les jamais-prostituées.

Car le patriarcat comporte cette possibilité, et y échapper est aussi un choix, qui comporte des sacrifices comme tout choix ; à côté de celles qui ne voulaient pas être caissières, il y a celles qui SONT caissières : c’est une décision qui parle, qui dit ce que certaines femmes sont prêtes à supporter pour ne PAS être prostituées. Et on ne peut qu’être d’accord avec Poulin quand il insiste sur Le droit fondamental de ne pas être prostitué-e.

Poulin termine sur un bref historique des positions abolitionnistes, qui, selon lui, ont dû passer des compromis historiques tels que seul un demi-abolitionnisme a été mis en place (et encore, dans certains pays seulement). Un réel abolitionnisme, écrit-il, abolirait toutes les brimades et pénalités envers les prostituées, et pénaliserait au contraire les hommes qui vendent - les proxénètes - mais aussi achètent - les services sexuels d’autrui (comme il est maintenant fait en Suède). Et les États, au lieu de profiter de la manne de la traite et de la prostitution, devraient mettre en place des lieux et des institutions répondant à tous les besoins des femmes et enfants qui veulent, et c’est le cas de 80% d’entre elles et d’entre eux, sortir de la prostitution.

Une lecture indispensable, et un excellent outil pédagogique.

Richard Poulin, Abolir la prostitution, Montréal, 2006, éditions Sisyphe, Coll. Contrepoint, 125 pages.

Source : Nouvelles Questions Féministes, « Perspectives féministes en sciences économiques », Vol. 26, no 2/2007, pp. 130-132. Antipodes.

© Copyright Nouvelles questions féministes/Antipodes. Autorisation exclusive accordée à Sisyphe pour la reproduction de ce compte-rendu sur ce site.

 Pour abonnement à NQF : le site de NQF.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 septembre 2007.

Pour information sur le livre Abolir la prostitution, voir cette page.



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Christine Delphy, sociologue féministe, NQF
NQF

Christine Delphy, chercheuse au CNRS, est directrice de la revue Nouvelles Questions féministes et coprésidente de la Fondation Copernic.



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