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vendredi 6 décembre 2013 Polytechnique, 6 décembre 1989. Lettre à Geneviève Bergeron
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Je t’écris à toi, en ce dix-huitième anniversaire de ta mort et de celle de tes treize compagnes d’infortune, parce que j’ai eu le privilège de te rencontrer avant qu’un homme porté par la haine ne vous abatte, tes sœurs et toi, parce que vous occupiez, selon lui, la place qu’il convoitait dans cette chasse-gardée masculine qu’avait toujours été l’École polytechnique de Montréal. Tu aurais 39 ans cette année, deux ans de plus que ma fille Vida qui t’avait invitée chez nous, au début des années 80, avec ta sœur Catherine et d’autres étudiantes de l’école FACE. De toi, elle me dit que, généreuse, intelligente, joyeuse, belle, talentueuse, tout le monde t’aimait. Les profs te donnaient en exemple. Tu excellais en sciences et en musique, et c’est toi qui chantais les solos dans la célèbre chorale de l’école. Un an après, tes anciennes compagnes s’y sont retrouvées pour commémorer votre disparition avec le Requiem de Mozart, désormais associé à ce massacre qui, chaque année à cette époque, nous brûle le coeur. Et comme dans ce poème (1) que je t’adressais alors (Ô jeune vie ève/c’est ton nom), je sens à la fois les balles à travers ma poitrine et la douleur de toutes les mères qui vous accompagne encore et toujours. Je t’écris, comme lorsque l’on ne sait plus à quelle puissance collective se vouer, parce que même si, chaque année depuis votre assassinat, nous crions ensemble "jamais plus", la violence sexiste continue à cibler les femmes partout dans le monde. On cherche à banaliser les causes de cette violence qui a mené à votre assassinat, à celui de Marie Trintignant, de Ghofrane Haddaoui et des "664 femmes tuées depuis le 6 décembre 1989 au Québec, le plus souvent par un partenaire sexuel actuel ou récent, par un client ou un souteneur, par un fils ou par un violeur, par des cambrioleurs ou par un antiféministe armé ; des 184 jeunes et enfants tué-es le plus souvent par un père, un beau-père ou un prédateur sexuel" (2). Je t’écris en désespoir de cause au moment où l’on parle de légaliser la mise à la disposition des hommes d’un nombre croissant de femmes et d’enfants dans la prostitution et la traite à l’échelle mondiale. Au moment où les pédocriminels et les proxénètes sont rarement inquiétés et où l’on s’étonne de ne pas retrouver Julie Boisvenu et la petite Cedrika Provencher. Au moment où l’on parle déjà de construire à Vancouver un immense bordel pour les jeux olympiques de 2010. Je t’écris au moment où, en toute impunité, des hommes continuent à s’octroyer le droit de vie ou de mort sur les femmes en invoquant la religion et la tradition. Monia Haddaoui, dont la fille Ghofrane a été lapidée en France, constate : « Je trouve tout de même incroyable que, chaque fois qu’une femme souffre de violences, et même en meurt, les médias trouvent des raisons qui minimisent la responsabilité des coupables ! On argue du crime passionnel, de l’enfance difficile... Mais qui donc peut se targuer d’avoir une vie facile ? Qui d’entre nous a toujours tout vu en rose ? La plupart des gens ont souffert, mais ne sont pas devenus délinquants ni criminels pour autant (3) ! » On sait maintenant que Ghofrane a reçu une quarantaine de pierres. Elle s’est vue mourir. Elle a eu 17 dents cassées, 2 arrachées jusqu’à la racine avant qu’elle ne meure. On a constaté 40 impacts sur son crâne. Est-ce exagéré de parler de haine ? Voilà, Geneviève, le mot tabou est lâché. Le regard de la haine est le dernier que tu as vu en cette vie, comme toutes les femmes battues et violées à mort. Peu de femmes aujourd’hui encore peuvent imaginer la haine que leur vouent certains hommes. Et cette conviction absolue leur coûte souvent la vie. Comme Germaine Greer l’a souligné courageusement, elles ne peuvent tout simplement pas croire que des hommes les haïssent tant, alors que la culture, les rubriques de faits divers leur répètent à satiété cette insupportable vérité. "Toute femme qui parle de la haine des hommes envers les femmes sera elle-même stigmatisée en tant que haïsseuse de mecs" (4), écrit Greer. Et si c’était le refus de reconnaître la misogynie qui mène tant d’entre nous à la mort, quand, du fond d’un lit, déguisée en amour, la haine nous dévisage ? Je sais que tu as compris cette évidence ultimement, mais c’est si difficile à accepter, surtout pour les jeunes filles, même si on parle de millions de femmes et de fillettes violées systématiquement au Congo avec un sadisme et une inventivité indicibles dans la cruauté. On invoque encore des conditions exceptionnelles, des situations de conflits, de stress post-traumatique engendrant la violence. Tout pour ne pas parler de la misogynie primordiale reflétée par ces crimes. Que les auteurs de ces agressions soient des membres de l’armée, des milices locales engagées pour protéger les intérêts étrangers ou des casques bleus venus défendre la population, il s’agit de la même haine méprisante savamment entretenue par la culture patriarcale et ses porte-parole médiatiques. On va même jusqu’à dire qu’il serait illusoire de croire que ces milliers de militaires n’auraient plus de vie sexuelle durant leur mission ! N’ont-ils pas des filles, des sœurs, se demande une Congolaise ? En 2002, lors de la sortie en français de La femme entière de Germaine Greer, une étudiante en sciences sociales, militante au sein du comité Jeunes de la Fédération des femmes du Québec déclarait en entrevue désapprouver Greer à bien des égards, notamment au sujet de la violence : "Cette façon de parler aux femmes est anti-stratégique. On va perdre tout le monde si on utilise encore des termes comme ceux des années 70. Greer utilise souvent le mot "colère", mais ce mot ne convient pas vraiment : les jeunes militantes dont je suis ont encore à se battre avec le stéréotype de la féministe enragée, alors ce genre d’ouvrage ne nous aidera pas beaucoup (5) !" Interdit de dénoncer la haine afin de ne pas s’aliéner "tous les hommes qui ne sont pas violents". Pourquoi ne les entend-t-on pas davantage ces hommes-là ? Il n’est, bien sûr, pas question de mettre tous les hommes dans le même sac. Les féministes ont toujours eu à leurs côtés des collaborateurs engagés et, il y a quelques années, le Conseil du statut de la femme (CSF) leur a rendu un hommage justifié. Cependant, on peut regretter qu’ils ne soient pas plus nombreux à dénoncer l’inacceptable et à se dissocier du discours masculiniste propagé par les médias (6). Huit cent mille personnes - pour la plupart, des femmes et des jeunes filles - sont achetées et vendues chaque année. Si ce n’était de la prostitution, ce trafic d’esclaves des temps modernes n’existerait pas. Elles sont vendues pour aussi peu que 500$, à des trafiquants et des proxénètes à qui chacune rapporte jusqu’à 250 000$ par an. Si ce n’était d’Internet, la demande pour des femmes et des filles ne connaîtrait pas une croissance exponentielle. Et si ce n’était de la "nature patriarcale et misogyne de pratiquement toutes les sociétés de la planète, cela ne pourrait se produire", écrit Victor Malarek dans son livre Les Natachas (7). Pourtant, peu de voix s’élèvent pour protester contre cet état de fait, même pas celle du plus grand regroupement de femmes au Québec qui refuse de se prononcer sur la prostitution comme forme extrême de violence envers les femmes, que la société doit éradiquer et non tolérer. Faut-il le répéter, lutter contre la prostitution ne signifie pas lutter contre les femmes prostituées, mais leur donner les moyens de s’en sortir. Le dénominateur commun de tous les fémicides réside dans le fait que les auteurs en sont tous des hommes et, même si l’incidence majeure de la violence masculine est prouvée universellement, elle n’est toujours pas reconnue et assumée par la majorité des hommes qui continuent à montrer du doigt ce qu’ils appellent des exceptions pathologiques. Le Canada n’a toujours pas de loi pénalisant la propagande haineuse envers les femmes. Quelles que soient les avancées féministes et les progrès indéniables dans les relations hommes-femmes, surtout chez les jeunes, la culture patriarcale n’a jamais cessé de cautionner le recours à la force comme valeur virile et valorisante. On peut se demander pourquoi on n’élève pas les garçons comme les filles puisque l’histoire démontre que les femmes ont rarement recours à la guerre ou à la violence pour résoudre les conflits ? Même si tous les hommes ne deviennent pas des tueurs, des violeurs, des prostitueurs ou des batteurs de femmes, ne faut-il pas se questionner sur la forme d’éducation donnée aux garçons, qui continue à être très complaisante envers le sexisme, le militarisme et le recours à la prostitution comme pratiques masculines incontournables ? Et enterrer une fois pour toutes ce vieil adage complaisant : "Les garçons seront toujours des garçons !" On ne peut qu’appuyer avec tous les moyens dont nous disposons, individuellement et collectivement, l’initiative de la ministre de la Condition féminine, Christine St-Pierre, qui a profité de la Journée internationale d’action contre la violence faite aux femmes pour lancer la quatrième campagne de sensibilisation sur la violence conjugale. Mme St-Pierre a rappelé que "la violence conjugale n’était reconnue de façon criminelle au Québec que depuis 1987. L’année dernière, pas moins de 17 843 infractions contre la personne ont été commises dans un cadre conjugal, ce qui représente près de 22 % de toutes les plaintes pour crimes contre la personne enregistrées par les corps policiers québécois" (8). Même si on cherche à nous convaincre de "laisser les cendres enterrer les cendres", j’espère qu’on n’oubliera jamais ce jour funeste où l’antiféminisme vous a fauchées en plein vol. Tu serais peut-être à mes côtés aujourd’hui, Geneviève, avec tant de victimes de la violence sexiste, avec mes deux filles et ces jeunes femmes qui n’ont pas peur de se revendiquer les héritières d’Andrea Dworkin ou de Germaine Greer à qui on ne pardonne pas d’écrire trente ans après l’essor du mouvement féministe : "Notre culture exprime de nos jours beaucoup plus de violence, dans plus de médias et plus souvent, qu’il y a trente ans. Indépendamment des idéologies officielles, notre culture est donc, à mon avis, moins féministe qu’il y a trente ans." Comme nous y convie Andrea Dworkin : "Souvenons-nous, résistons, ne nous soumettons pas." In Memoriam Geneviève Bergeron, 21 ans Notes
Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 décembre 2007. – Pour lire d’autres articles sur la tragédie du 6 décembre 1989, voir la rubrique Polytechnique sur Sisyphe. |