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vendredi 2 décembre 2016

6 décembre 1989 – Comme un volcan mal éteint

par Diane Guilbault, auteure du livre "Démocratie et égalité des sexes"






Écrits d'Élaine Audet



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À la mémoire de Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Barbara Maria Kleznick Widajewiecz, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault et d’Annie Turcotte.

***

Rien au matin de cette journée grise et neigeuse ne laissait présager l’horreur de cette fin de journée. Mais n’est-ce pas le propre des tragédies de survenir sans prévenir ? Car ce fut une tragédie. Les meurtres de ces 14 jeunes femmes ont dévasté des familles. Ils ont aussi entraîné le suicide d’un autre étudiant, Sarto Blais (1), puis celui de ses parents. Cette tuerie a aussi créé un traumatisme important chez beaucoup d’étudiantes et d’étudiants, elle a a bouleversé des millions de personnes au Québec et ailleurs.

Le 6 décembre 1989 a été dramatique aussi pour toute la société québécoise car sous les cendres de cette tragédie, on a découvert l’immense ressentiment de certains hommes devant les avancées des femmes. Après le 6 décembre 1989, rien n’a plus été comme avant.

Réactions révélatrices

« J’haïs les féministes ! » Cette phrase, nette et claire, jumelée au choix du tueur de n’exterminer que des femmes, aurait dû, normalement, entraîner une réflexion sur cette haine du féminisme. Or, au mépris de l’évidence, des journalistes, des éditorialistes se sont dépêchés d’affirmer et de répéter que ce n’était pas un crime sexiste, mais l’acte d’un fou.

Dans un article paru dans la Parole Métèque (2) l’été suivant, Armande St-Jean raconte dans le détail à quel point les médias ont donné la parole à des hommes, certains fort sympathiques à la cause des femmes, mais qu’en leur confisquant ainsi la parole, ils ont privé les femmes, et surtout les féministes, de la possibilité d’exprimer publiquement leur analyse.

Au lieu de reconnaître l’évidence du crime sexiste pour essayer de mieux comprendre la signification et la portée profonde de cet acte, les seuls cris de douleur qui ont eu droit de cité ont été le reniement du féminisme, comme ce « Je ne suis pas féministe ! », de l’étudiante de Polytechnique, thème de base du film de Catherine Fol et, bien sûr, les récriminations des hommes, au coeur du Manifeste d’un salaud (3) , premier manifeste public du masculinisme.

La lecture des journaux de cette époque et les archives télé nous permettent, avec le recul, de comprendre comment le 6 décembre 1989 a agi comme révélateur de deux phénomènes très troublants, mais qui étaient latents : d’une part, la prise de distance des jeunes femmes par rapport au féminisme ; d’autre part, l’émergence d’un discours revanchard, victimaire, celui des masculinistes, contre les féministes qui seraient « allées trop loin ».

Le projecteur volé (4)

Arrêtons-nous sur cette inversion (ou perversion ?) : à la suite du meurtre de 14 femmes, tuées uniquement parce qu’elles désiraient devenir ingénieures, on a légitimé l’idée que les victimes étaient les hommes, que le tueur lui-même était une victime ! Les victimes sont devenues les responsables et le coupable est devenue une victime.

Par exemple, dans une émission diffusée le 17 décembre 1989, soit 11 jours seulement après le drame, trois hommes étaient invités par Denise Bombardier à parler des difficultés des hommes face aux revendications déstabilisantes des féministes. Le psychiatre invité ajoute même qu’il est surpris qu’il n’y ait pas davantage de tels drames...(5)

Le discours de victimisation des hommes a été légitimé à ce moment. Pourtant, ce sont bien 14 femmes qui ont été tuées le 6 décembre 1989. Et malgré cette réalité sanglante incontournable, les médias ont relayé cette relecture de l’événement : se pourrait-il que le meurtrier de Polytechnique ait été une victime du féminisme ?

« Je suis une femme. Je suis une femme ingénieure », a déclaré à la télévision le 10 décembre 1989 l’homme de théâtre Jean-Claude Germain (6) pour exprimer sa solidarité avec les victimes et avec toutes les femmes qui avaient été atteintes symboliquement par la tuerie. N’est-ce pas là la réaction normale d’un homme qui reconnaît, dans cette horreur, la manifestation extrême d’un phénomène universel, la violence que subissent les femmes, dans tous les pays, à tous les âges et dans tous les milieux ?

Pourquoi cette réaction de solidarité, compréhensive du drame qui venait de se produire, n’a-t-elle pas été LA réaction première, unique ? Pourquoi devant ces assassinats misogynes, la douleur ressentie par les femmes et par les hommes n’a-t-elle pas été le moteur d’une plus grande solidarité, d’un renforcement de la lutte contre le sexisme et la misogynie ? Pourquoi plusieurs hommes ont-ils préféré se solidariser avec ceux qui justifient la violence masculine, plutôt que de s’en dissocier publiquement ? Et pourquoi est-ce cette dernière réaction qui a pris le dessus et marqué les années qui ont suivi ?

« Tout se passe comme si on voulait renverser la situation et rendre les féministes coupables. Car, comme chacune le sait, la meilleure défense, c’est l’attaque. Pour le moment, l’essentiel, l’indispensable, est de faire taire les féministes. » Gloria Escomel, Treize, vol. VI, février 1990

Pour les femmes, il est devenu de plus en plus difficile de parler publiquement de la violence, le sujet créant un malaise. Cette gêne était encore plus palpable au Québec. En effet, le Canada anglais, notamment la Colombie-Britannique et l’Ontario, a très rapidement mis en parallèle le drame de Polytechnique et le phénomène de la violence faite aux femmes. Dans plusieurs pays, le 6 décembre est commémoré sereinement, mais toujours avec l’éclairage de la violence contre les femmes. Reconnaissons qu’il est sans doute plus facile d’examiner et de réfléchir à la violence qui se passe ailleurs.

C’est comme si la tuerie du 6 décembre avait ouvert les vannes d’une profonde frustration au lieu de paver la voie à une plus grande solidarité entre les hommes et les femmes. Ce ressentiment n’est pas né en une journée. De quoi s’est-il nourri ? Quelles avancées ont fait le plus mal à des hommes qui se sont senti dépouillés de leurs privilèges ? Difficile de pointer une seule chose car les avancées des femmes ont été nombreuses et concrètes de 1975 à 1989. Mais le côté positif de ces avancées masquait, on le sait maintenant, d’énormes résistances.

« Penchons-nous plutôt sur le verbiage sectaire et sub-religieux du clergé féministe. Il semble d’autant plus urgent de s’y attarder qu’on est en train de réinventer le crétinisme en son nom – la loi de Mme Gagnon-Tremblay en est un bel exemple. (NDLR - Loi sur le patrimoine familial) (Lambert Gingras, L’analyste, no 29, Printemps 1990, p. 65.)

Plusieurs revendications des femmes à la fin des années 1970 et au début des années 1980 ont porté fruit. Poussés par des femmes ministres déterminées comme Lise Payette et Louise Harel, des hommes au pouvoir ont donné suite à plusieurs d’entre elles, dans la foulée de la publication du premier rapport du Conseil du statut de la femme, Égalité et indépendance, en 1978. En outre, les batailles d’alors pour l’égalité hommes-femmes s’inscrivaient dans un mouvement plus large d’émancipation de l’ensemble de la société. Plusieurs hommes de la génération du baby boomont accompagné et appuyé les femmes dans leur démarche, dont la gauche québécoise et même la classe journalistique. Enfin, les jeunes étaient largement solidaires de cette lutte pour l’égalité même si le militantisme féministe a toujours été le fait d’un petit groupe. Cette belle solidarité est malheureusement devenue invisible après le 6 décembre 1989.

L’étiquette féministe

Après cette horreur, ces alliés masculins du mouvement féministe ont choisi la discrétion alors que quelques-uns ont rejoint les rangs de ceux qui fuyaient ou combattaient le féminisme. De leur côté, les jeunes femmes, comme l’étudiante du film de Catherine Fol, se sont empressées de se dissocier des féministes, comme si c’était les féministes qui avait fauté le 6 décembre, comme si c’était les féministes qui avaient clamé « J’haïs les hommes !!! ».... Comme si le féminisme n’avait été pour rien dans la possibilité qu’avaient dorénavant les femmes d’exercer leurs talents dans des domaines qui leur ont été longtemps interdits.

« Je répèterais la même chose à (...) s’il était devant moi. Que je n’en suis pas (une féministe).. Le féminisme, ça fait anti-hommes. »(7)

Même si les jeunes femmes ont été capables de réaliser les rêves les plus ambitieux de leurs mères et de leurs grands-mères rendus possibles par leurs luttes féministes, le refus de l’étiquette féministe a été caractéristique de la génération X (8). Comme Nathalie Provost le disait à Francine Montpetit, elle avait appris à faire rimer féminisme avec racisme et sexisme au lieu de le faire rimer avec humanisme et idéalisme ! Cependant, 20 ans plus tard, Nathalie Provost a témoigné avec force et conviction de son attachement aux luttes féministes, d’une façon qui en a ému plus d’une (9).

Les conséquences pour le mouvement féministe

Le mouvement féministe a reçu en plein cœur la mort des 14 femmes de Polytechnique et la réaction extrêmement agressive à son endroit d’une grande partie de la presse, d’hommes et de femmes connu-es qui ont accusé les féministes d’être allées trop loin. Les féministes ont été clouées au pilori et réduites au silence. Comme l’écrivait un professeur de l’UQAM : « Une telle dénonciation [qu’il y a une violence dans les rapports sociaux de sexe] induit forcément que les hommes sont à la source de ces rapports violents. Ce genre de syllogisme réducteur est en fait une tentative de culpabilisation des rapports que les hommes peuvent avoir avec les femmes. (9) » De tels commentaires ne favorisent guère la poursuite d’une analyse féministe apte à appréhender les rapports sociaux dans leur globalité.

Depuis ce temps, des féministes consacrent une part importante de leur énergie à déconstruire des explications développées par des chercheurs et des masculinistes qui attribuent au féminisme plusieurs « problèmes » de notre société, comme le décrochage scolaire des garçons, le taux de suicide au Québec. Ils les accusent également d’être responsables de ce qu’ils considèrent comme des problèmes, tel le haut taux de femmes en médecine et dans d’autres professions autrefois occupées majoritairement par des hommes, etc.

Pendant ces 20 ans, le mouvement féministe, à l’origine un mouvement politique fort audacieux, n’ayant pas peur d’ébranler l’ordre établi, a effectué une sorte de repli stratégique. Les groupes de femmes ont choisi l’action au jour le jour, s’opposant parfois à des modifications législatives, comme par exemple au régime de rentes, ou en demandant l’application de lois comme celle sur l’équité salariale. Mais le mouvement féministe a perdu de sa capacité d’analyser politiquement des phénomènes sociaux comme la prostitution, la montée des fondamentalismes religieux, etc. Ces questions sont maintenant examinées avec la lorgnette des droits individuels – C’est mon choix -, discours à la base du néolibéralisme. Pourtant, ce sont des manifestations évidentes du patriarcat, un adversaire familier des féministes. La confiance du mouvement féministe dans sa capacité à changer le monde a été ébranlée.

Et maintenant

Le 6 décembre 1989, quatorze femmes ont été tuées. D’autres personnes sont mortes de chagrin. Et le mouvement féministe a été freiné dans son élan. Vingt ans plus tard, nous n’avons pas fini de prendre la mesure de l’ampleur des dégâts. Et on soupçonne que, comme un volcan mal éteint, d’autres secousses restent encore possibles.

Mais rien n’empêche notre société de retourner au mouvement de solidarité qui s’était timidement exprimé en décembre 1989. Les hommes que cette tuerie a marqués, qui ont des sœurs, des mères, des conjointes qui étaient elles aussi visées symboliquement par ces meurtres, doivent se lever et reprendre leur place aux côtés des femmes dans leur lutte pour une plus grande égalité. Les campagnes québécoises contre la violence faite aux femmes, auxquelles des hommes connus se sont joints de nouveau cette année, me semblent un pas dans la bonne direction.

  • Mes remerciements à Francine, Richard et Florence pour leurs commentaires éclairants.
  • « Brefs portraits des victimes de la tuerie de Polytechnique », par la Presse Canadienne.

    Notes

    1. Sarto Blais était un des hommes présents dans la classe que le tueur a fait sortir.
    2. Armande St-Jean, « Polytechnique ou l’enterrement de la parole des femmes – une analyse de l’attitude des médias », La Parole métèque, no 15, Été 1990, pp. 22-23
    3. Roch Côté, Manifeste d’un salaud, Éditions du portique, 1990, 252 pages.
    4. Concept créé par les féministes, qui signifie que l’on déplace la lumière à côté de l’événement réel. (Source : Florence Montreynaud)
    5. Archives de Radio-Canada, consulté le 21 novembre 2009
    6. Archives de Radio-Canada, consulté le 21 novembre 2009
    7. Châtelaine, Décembre 1990
    8. Génération X est un terme utilisé dans plusieurs pays pour décrire la génération née entre les années 1960–1979
    9. Notamment à l’émission Dimanche magazine
    10. Louis Leborgne, L’UQAM, 10 décembre 1990

    Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 décembre 2009



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  • Diane Guilbault, auteure du livre "Démocratie et égalité des sexes"



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