Qu'est-ce qui amène un père, un frère, une mère à tuer une fille ou une soeur au nom de l'honneur? Pourquoi des femmes sont-elles tuées ou envoyées en exil pour avoir simplement osé choisir elles-mêmes leur mode de vie ou leur amoureux? Comment un frère, perçu comme une figure protectrice, devient-il l'assassin de sa propre soeur?

Bien avant que le procès Shafia ramène ces questions au premier plan, Saima Ishaq était profondément troublée par ce sujet. Troublée par l'horreur des crimes commis au nom de l'honneur. Troublée par le fait qu'on en parlait très peu (ou alors très mal) jusqu'à tout récemment. Troublée par la conspiration du silence dans les communautés ethniques où de tels crimes se produisent.

D'origine pakistanaise, Saima est une Montréalaise de 30 ans, diplômée de l'Université Concordia. Elle avait 2 ans quand ses parents ont immigré au Canada. Elle se souvient d'avoir été bouleversée, quand elle avait 18 ans, par le meurtre de Jaswinder Kaur Sidhu, Indo-Canadienne de confession sikhe tuée après qu'elle eut épousé un chauffeur de rickshaw pauvre alors que sa famille s'y opposait. Elle se souvient aussi en 2003 de la tragédie d'Amandeep Atwal, aussi indo-canadienne, assassinée à 17 ans. Son père l'a tuée à coups de couteau. Il ne tolérait pas qu'elle ait un petit ami.

Dans les deux cas, souligne Saima, on a peu parlé du fait qu'il pouvait s'agir de crimes commis au nom de l'honneur. La plupart des Canadiens ont entendu parler de «crime d'honneur» pour la première fois en 2007, après le meurtre d'Aqsa Parvez, cette jeune Ontarienne d'origine pakistanaise et de confession musulmane, étranglée pour avoir voulu être libre.

C'est en pensant à toutes ces femmes que Saima a rédigé son mémoire de maîtrise sur les crimes commis au nom de l'honneur dans la communauté sud-asiatique au Canada. Pour répondre aux questions qui la hantaient. Pour s'attaquer à quelques idées reçues qui ne font qu'aggraver le problème. Pour trouver des façons de prévenir de telles horreurs.

D'emblée, Saima s'inscrit en faux contre ceux qui associent les crimes dits «d'honneur» à une religion en particulier - à l'islam pour ne pas le nommer. Elle place ces crimes dans le continuum de la violence faite aux femmes. À la base, la «recette» patriarcale est la même. Elle émane d'un rapport de pouvoir inégal, d'un désir de domination, d'une volonté de régenter à tout prix la sexualité de la femme.

Il ne s'agit pas de nier que des musulmans puissent commettre des crimes au nom de l'honneur, mais bien de rappeler que ces crimes ne sont pas exclusifs à une religion. On en recense aussi chez des chrétiens, des hindous, des bouddhistes, des sikhs ainsi que chez des gens areligieux.

On apprend en lisant la thèse de Saima que les crimes commis au nom de l'honneur auraient d'abord pris racine dans la Rome antique, où l'on autorisait le père ou l'homme le plus âgé de la famille à tuer une femme adultère ou une fille qui avait une vie sexuelle active sans être mariée. Des crimes semblables ont aussi été recensés dans les Caraïbes, au Brésil, en Argentine et au Mexique. Encore aujourd'hui, dans certains pays d'Amérique latine, des tribunaux continuent de traiter de tels cas de façon discriminatoire. Les hommes accusés d'avoir tué leur femme reçoivent des peines réduites si l'on juge que leur honneur a été entaché.

Pour éliminer les crimes commis au nom de l'honneur au Canada, Saima ne propose pas de diluer le problème ou de faire du déni, bien au contraire. Au lendemain du procès Shafia, on a beaucoup parlé du rôle de la Direction de la protection de la jeunesse, qui, malgré des appels à l'aide, n'a pas su éviter le pire aux filles Shafia. On a parlé du rôle des policiers. On a parlé du rôle de la justice canadienne, qui a heureusement condamné sans faux-fuyants les meurtriers des trois filles et de la première femme de Mohammed Shafia.

On a parlé de tout cela. Mais on a peu parlé du rôle crucial que joue le discours communautaire (ou son absence) dans de tels cas. Or, une prise de conscience communautaire fait aussi partie de la solution. «Un des très gros problèmes, c'est le silence de la communauté», souligne Saima. Un silence qui ne fait que renforcer l'idée que ces crimes contre les femmes, qui sont le lot d'une infime minorité, font finalement partie de la culture et que l'ensemble de la communauté les approuve.

Certains se taisent par peur d'être rejetés ou mal compris. D'autres, pour ne pas ternir l'image de la communauté ou avoir l'air de se mêler de ce qui ne les regarde pas. D'autres encore par crainte de représailles - on rapporte que des proches des Shafia disposés à témoigner contre eux ont subi des menaces. Mais pour éviter que d'autres femmes soient tuées au nom de l'honneur, les gens des communautés où se produisent ces crimes doivent prendre la parole dans les sphères tant privée que publique, insiste Saima. «Il faut sortir de nos maisons et reconnaître que ça arrive.»

Les communautés éclaboussées par ces crimes doivent être encouragées à participer aux campagnes nationales de lutte contre la violence faite aux femmes. Elles doivent troquer le silence contre un discours clair qui condamne ces crimes. À l'échelle communautaire, il faudra mettre sur pied davantage de programmes d'éducation. Les parents doivent comprendre que leurs enfants ont une identité biculturelle différente de la leur qui peut créer un fossé intergénérationnel. Ils doivent comprendre que, entre l'école et la maison, ils naviguent entre deux univers sociaux différents. Ils doivent comprendre que la liberté n'a rien de déshonorant.

Les leaders religieux ont aussi un rôle important à jouer dans cette prise de conscience collective, souligne Saïma. Ils doivent prendre la parole de façon responsable. Ils doivent réexaminer les textes religieux utilisés pour justifier des violations des droits des femmes. La conspiration du silence doit cesser.