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lundi 21 mai 2012

Les viols dans les forces armées américaines : le secret le mieux gardé des États-Unis

par Lucy Broadbent, The Guardian






Écrits d'Élaine Audet



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Les femmes militaires en Iraq risquent davantage d’être violées par leurs compagnons d’armes que d’être tuées par des tirs ennemis.

« Pendant huit ans, je n’ai pas pu raconter à qui que ce soit ce qui m’était arrivé, explique Maricella Guzman. J’étais dans la Marine depuis moins d’un mois et j’étais si jeune. J’ai bien essayé d’en parler à mon supérieur, mais il n’a pas voulu m’écouter. Il m’a plutôt forcée à faire des push-up. »

« Je ne peux pas dormir sans médicaments, déplore Kate Weber. Et même si j’en prends, je me réveille en pleurs au milieu de la nuit, la tête pleine d’idées noires. Je reste dans l’obscurité à revivre le viol, essayant par tous les moyens d’y échapper cette fois, mais mon violeur l’emporte toujours. »

Plus de risque d’être violée que tuée par l’ennemi

Le viol est si répandu dans l’armée américaine qu’une femme militaire en Irak risquerait davantage d’être agressée par un de ses compagnons d’armes que de tomber sous le feu ennemi. Le problème a atteint des proportions telles qu’un groupe d’ancien-nes combattant-es a intenté des poursuites contre le Pentagone pour l’obliger à opérer une réforme. Les auteur-es de ces poursuites, trois hommes et 25 femmes (le nombre des plaignant-es, qui était de 17 au départ, est passé à 28), affirment avoir été victimes d’agressions sexuelles pendant leur service et accusent les anciens secrétaires de la Défense, Donald Rumsfeld and Robert Gates, de tolérer une culture qui punit les femmes et les hommes qui dénoncent des crimes sexuels tout en accordant l’impunité à leurs agresseurs.

La poursuite est devenue publique en février 2011. Depuis, 400 autres victimes ont communiqué avec Me Susan Burke, la principale avocate de la poursuite dans cette affaire, et il y aura vraisemblablement d’autres poursuites dans l’avenir. Pour le moment, les victimes attendent impatiemment la décision du tribunal qui déterminera s’il y aura procès. Les avocats du département de la Défense ont demandé le rejet des poursuites en invoquant un jugement de 1950 selon lequel le gouvernement ne peut être tenu responsable des blessures subies par les militaires en service actif. Jusqu’ici les militaires n’ont jamais pu poursuivre leur employeur.

Que les plaintes aboutissent ou non à un procès, elles vont dévoiler à la face du monde ce qui était jusqu’à maintenant le secret le mieux gardé - et le plus inavouable - des forces armées américaines. L’année dernière, 3158 crimes sexuels y ont été signalés. De ce nombre, seulement 529 cas ont donné lieu à un procès et à peine 104 ont abouti à une condamnation, d’après un rapport du SAPRO (Sexual Assault Prevention and Response Office, une division du département de la Défense) paru en 2010. Ces statistiques ne représentent toutefois qu’une fraction de la réalité. Il est bien connu que beaucoup d’agressions sexuelles ne sont jamais signalées. Toujours d’après ce rapport, il y aurait eu 19 000 autres agressions sexuelles non déclarées l’année dernière. Pour sa part, le département des Vétérans a rendu publique une étude indépendante selon laquelle une militaire américaine sur trois aurait subi un traumatisme sexuel aux mains d’un confrère soldat pendant son service actif. C’est le double du taux observé dans la population civile, qui serait d’une femme sur six d’après le département américain de la Justice.

« J’ai cru pendant des années que j’étais la seule à qui c’était arrivé, mais c’est une véritable épidémie », affirme Weber, âgée de 36 ans. Violée il y a 16 ans en Allemagne, elle dit souffrir depuis du trouble de stress post-traumatique (TSPT), tout en arrivant à fonctionner plus ou moins normalement.

Mariée et mère de quatre enfants, elle habite maintenant San Francisco mais avoue que, même après des années de psychothérapie, elle souffre encore d’insomnie. « Le viol est si répandu dans l’armée américaine. C’est insensé. »

Ostracisée par les collègues militaires

Pire encore, la victime risque d’être ostracisée par sa propre unité et parfois même rétrogradée, d’après Weber. « J’ai d’abord voulu signaler le viol à mon sergent d’état-major, mais il m’a dit de me taire et de n’en parler à personne. Alors j’ai essayé d’en parler à une sergente qui relevait de lui, pensant qu’une femme se montrerait plus compatissante, mais elle m’a engueulée parce que je n’avais pas suivi la filière réglementaire en signalant d’abord le viol à son supérieur plutôt qu’à elle. J’ai consulté le médecin qui a au moins ouvert un dossier, mais il n’a rien fait d’autre. Enfin, je m’en suis ouverte à une autre militaire, ma « compagne de combat ». Elle m’a répliqué qu’elle connaissait le type en question, qu’il était marié et ne ferait jamais une chose pareille, puis elle m’a traitée de menteuse et de salope. Peu de temps après, tout le monde s’est mis à me traiter de pute et de salope. Les gars se disaient entre eux qu’il fallait m’éviter, sinon j’allais les accuser de viol. Je n’avais que 18 ans et c’était la première fois que je quittais le foyer. Je ne savais plus quoi faire. »

Les témoignages comme celui de Weber sont légion. Sur le site mydutytospeak.com, où les victimes de viol en milieu militaire peuvent raconter leurs expériences, on peut lire des récits bouleversants de brutalité et de violence. À l’âge de 21 ans, quelques semaines après avoir commencé son entraînement militaire au camp des recrues de Great Lakes, en Illinois, Maricella Guzman s’est précipitée au bureau de son supérieur pour lui dire qu’elle venait d’être violée. « Je suis entrée en trombe dans son bureau en disant qu’il fallait que je lui parle, explique Guzman . » Maintenant âgée de 34 ans, elle fait des études de psychologie à Los Angeles et avoue avoir été incapable de fonctionner normalement pendant des années après le viol. « Si l’on veut parler à quelqu’un dans la Marine, il faut suivre la procédure réglementaire qui consiste à frapper trois coups à la porte et à demander la permission de parler. Mais j’étais tellement bouleversée que je ne l’ai pas fait. Pour me punir, mon supérieur m’a ordonné de faire des push-up, alors que j’étais encore en larmes. J’ai obéi, puis j’ai répété que je voulais lui parler. Il m’a de nouveau donné le même ordre. Chaque fois que j’essayais de lui adresser la parole, il m’ordonnait de faire encore des push-up. Quand j’ai finalement réussi à reprendre contenance à sa satisfaction, je ne trouvais plus mes mots. Je n’étais plus capable de parler. » Après cette expérience, Guzman n’a plus essayé de parler du viol à qui que ce soit pendant huit ans.

Menaces pour faire taire les victimes

Il est si notoire que les délinquants sexuels ne sont pas punis et que ce sont les victimes qui sont pénalisées, que la plupart d’entre elles se taisent. Michelle Jones raconte que son violeur lui a dit, debout devant elle alors qu’elle était encore étendue par terre dans sa chambre, ses shorts déchirés rabaissés autour des chevilles : « Si jamais tu portes plainte, je dirai à tout le monde que tu es une gouine et on te foutra à la porte. »

Elle avait déjà fait les deux tiers de son service. « Je ne voulais pas perdre mon emploi », explique Jones, maintenant âgée de 39 ans, qui est gaie et consultante en informatique à San José, en Californie. En vertu de la politique « Don’t Ask, Don’t Tell » (qui interdisait de questionner un-e militaire sur son orientation sexuelle, et aux militaires homosexuel-les de la révéler), toute personne ouvertement homosexuelle était exclue des forces armées. Au moment du viol, Jones n’était même pas encore sûre d’être gaie, mais le risque d’être renvoyée était trop grand pour qu’elle porte plainte. « Si j’avais dénoncé mon agresseur, c’est sur moi qu’on aurait enquêté, dit-elle. Et cela n’aurait rien donné. Je connais une quinzaine de femmes qui ont porté plainte après avoir été violées et rien n’a été fait. »

Si le viol est toujours un acte brutal, ses conséquences sont encore pires dans les forces armées. Les victimes se heurtent à l’indifférence, leurs blessures restent sans traitement et les séquelles psychologiques s’aggravent en silence au point de leur empoisonner la vie. Dans le monde militaire, on s’attend à ce que les femmes victimes de viol fassent comme si de rien n’était et côtoient leurs agresseurs tous les jours. « Contrairement aux femmes dans la société civile, elles ne peuvent démissionner et tourner la page », explique Anu Bhagwati, directrice administrative du Service Women’s Action Network, organisme qui réclame une réforme pour contrer le viol dans les forces armées : « C’est comme si le viol avait été commis au sein de la famille, et beaucoup de victimes sont menacées par leur agresseur après le viol. »

Bhagwati cite le cas de Maria Lauterbach, une caporale suppléante de 24 ans qui faisait partie du Corps des marines des États-Unis. Elle a disparu en 2007, au moment ou elle s’apprêtait à témoigner contre son violeur, un autre marine du nom de Cesar Laurean. Bien qu’on n’ait jamais réussi à prouver qu’il l’avait violée, Laurean a par la suite été condamné pour son meurtre. Weber, elle, a trouvé son agresseur tapi dans sa chambre trois fois dans les mois suivant le viol. « Il se cachait là juste pour me faire peur », dit-elle.
Pour une militaire, être violée par un frère d’armes est la pire des trahisons, explique Bhagwati. « Depuis le jour où vous vous enrôlez, on vous répète que les gens avec lesquels vous travaillez sont votre famille, que vous devez risquer votre vie pour les sauver s’ils sont en danger. Vous vous identifiez à tous ceux qui portent l’uniforme. Alors imaginez ce que vous ressentez quand, un jour, un de vos compagnons d’armes vous viole. C’est de la misogynie institutionnalisée. »

Le viol considéré simple « écart de conduite », dans l’armée américaine

Les viols dans les forces armées sont trop fréquents pour que le Pentagone puisse les ignorer. « C’est devenu une priorité pour le haut commandement, signale un porte-parole du département de la Défense. De toute évidence, nous avons encore beaucoup de travail à faire. » Devant de telles statistiques, on ne peut toutefois que se demander pourquoi le viol est si fréquent dans l’armée américaine. « Nous avons examiné les mécanismes qui existent en Israël, en Australie, en Grande-Bretagne et dans certains pays scandinaves pour dénoncer le viol en milieu militaire. Nous avons constaté que dans ces pays, contrairement à ce qui se passe aux États-Unis, ce sont des organismes non militaires qui enquêtent sur ces viols », fait remarquer Greg Jacob, directeur des politiques au Service Women’s Action Network. « En Grande-Bretagne par exemple, l’enquête est confiée à la police civile. »

« Le viol est un problème universel, un délit commis partout dans le monde. Mais dans les autres systèmes militaires, il est considéré comme un acte criminel, alors que dans l’armée américaine, il est souvent perçu comme un simple écart de conduite. Comme les agresseurs sexuels sont rarement punis, les viols prolifèrent. Aux États-Unis, les poursuites pour viol sont entièrement prises en charge par des autorités militaires, de l’enquête à l’incarcération, si bien que le commandement a énormément d’influence sur leur aboutissement. Si le commandant décide de ne pas entamer de poursuites, l’affaire finit là. Du reste, il n’est pas dans son intérêt de signaler le viol, parce que s’il y des poursuites, cela lui imposera plus de tâches administratives et il perdra un soldat de son unité. »

Quand des hommes et des femmes sont confinés à des casernes loin de leur domicile, dans un climat où la domination par la force fait partie de l’entraînement quotidien, les occasions ne manquent pas pour les violeurs. La plupart des victimes effacent de leur mémoire certains détails particulièrement affreux de leur viol, mais la plupart d’entre elles sont en mesure de décrire la facilité avec laquelle le crime a été planifié. Guzman était à l’entraînement pour le quart de nuit. « C’était au milieu de la nuit. Quelqu’un m’a attrapée par derrière, m’a traînée dans un lieu obscur, une pièce quelconque, puis a fermé la porte. Il m’a saisie à la gorge et m’a projetée contre le mur. »

Weber raconte que, pendant une danse, un officier l’a entraînée â l’extérieur sous prétexte de discuter d’affaires militaires. « Il m’a entraînée dans l’escalier de secours et s’est mis à m’embrasser, dit-elle. J’ai résisté mais il m’a retournée face au mur et m’a écarté les jambes à coups de pied. Il a arraché ma chemise et mes sous-vêtements et m’a violée. »

Jones raconte que son agresseur a refusé de quitter sa chambre dans la caserne où un groupe de camarades s’étaient réunis pour fêter. « Tout le monde était parti sauf lui. J’ai ouvert la porte pour qu’il sorte, mais il m’a agrippée par la nuque et m’a violée. »

Des hommes militaires violés aussi

Les femmes ne sont cependant pas les seules victimes de viol dans les forces armées. D’après de Bureau des vétérans, 37% des victimes de traumatismes sexuels signalés l’année dernière étaient des hommes. « Les hommes victimes de viol sont encore plus isolés que les femmes, indique Bhagwati, parce qu’ils sont encore plus stigmatisés socialement. »

Rick Tringale est un des rares hommes à parler de son expérience. Il avait 18 ans et en était à ses premières semaines d’entraînement au moment du viol. Une nuit, il s’est éveillé en pensant qu’il pleuvait avant de constater qu’on urinait sur lui. « J’ai alors pris conscience qu’on m’avait recouvert d’une couverture pour m’empêcher de bouger, puis j’ai senti une pluie de coups. » Tringale, aujourd’hui âgé de 43 ans, estime que sa vie a changé pour toujours cette nuit-là. Il a été victime d’un viol collectif brutal qui l’a amené à abandonner l’armée puis à devenir itinérant.

« Tout ce dont je me souviens, c’est qu’on m’a traîné dans le corridor. Il y avait beaucoup de sang et j’ai senti beaucoup de douleur. Je pleurais et j’ai essayé de m’enfuir, mais on m’a traîné jusqu’aux latrines et on m’a battu encore plus sauvagement. Je me rappelle que les carreaux étaient maculés de sang et j’ai vu des visages qui m’étaient familiers. Tout le monde me frappait. De plus en plus de gars s’entassaient dans la salle de bains et je les entendais crier ‘Tuez-le, tuez-le !’ »

Tringale n’a aucun souvenir de la suite. Il ne sait pas s’il s’est évanoui ou si le reste de l’agression s’est effacée de sa mémoire parce que c’était trop horrible pour qu’il s’en souvienne. Il se rappelle seulement que lorsqu’il s’est éveillé, il était dans son lit et le dortoir du peloton était vide. Il avait le visage complètement tuméfié et le nez fracturé. Il avait été roué de coups et violé. Il s’est rendu à la salle d’urgence mais, pendant l’examen médical, le téléphone a sonné. « Le médecin a parlé à quelqu’un puis s’est retourné vers moi en me fixant. Alors qu’il s’était montré compatissant jusque-là, après avoir raccroché il m’a dit : « Tu n’es qu’un menteur. Ta compagnie dit que tu n’as rien à faire ici et que tu vas parfaitement bien. » Il m’a chassé. Après, j’ai complètement changé. Tous les gars du peloton savaient ce qui m’était arrivé. Personne ne pouvait l’ignorer. »

Tringale a poursuivi son entraînement, mais il s’est fait une réputation de « mec dément » parce que dès qu’une activité était dangereuse, il essayait de repousser ses limites, par exemple en gardant les grenades amorcées dans sa main le plus longtemps possible, pour ne les lancer que quelques secondes avant qu’elles n’explosent. Il a fait trois tentatives de suicide. La troisième fois, il est monté sur le toit d’un immeuble et on a dû négocier avec lui pour le dissuader de se jeter en bas. Il était alors stationné en Allemagne et on l’a envoyé consulter une psychiatre civil à qui il a raconté le viol. Elle a diagnostiqué un trouble de stress post-traumatique (TSPT) et a recommandé qu’il soit rapatrié aux États-Unis. Toutefois, il a aussi été vu par un médecin militaire qui lui a dit : « Si tu as des problèmes mentaux, tu seras interné ici, dans cette unité sécurisée. »

« J’ai jeté un coup d’œil autour de moi. C’était comme une prison. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait que je quitte ce milieu. Je suis parti sans permission. » Traumatisé par le viol, Tringale fait des cauchemars depuis 25 ans. Comme il n’a pas été libéré avec mention honorable, il n’a plus de chèque de paie ni de pension et n’a pas accès aux programmes offerts par le département des Vétérans aux anciens militaires souffrant de TSPT. Il a travaillé pendant un certain temps comme ambulancier, mais comme beaucoup de vétérans souffrant de TSPT, il a été sans abri pendant de nombreuses années. Il ne consomme ni alcool ni drogues et s’est marié il y a deux ans, devenant du coup le beau-père de trois enfants. Il n’a jamais raconté le viol à sa femme. « Notre société traite différemment les hommes qui ont été violés, dit-il. Aux yeux de la société, je ne suis pas un homme comme les autres à cause du viol. On me soupçonne d’être un homosexuel latent, comme si le viol m’avait en quelque sorte émasculé. »

Comme les autres victimes mentionnées dans cet article, Tringale veut témoigner de ce qu’il a subi pour aider d’autres personnes qui auraient vécu des expériences similaires. « Chaque jour, dix-huit vétérans s’enlèvent la vie, dit-il. C’est la statistique officielle. On ne sait pas quelle proportion d’entre eux ont été victimes de viol, mais si mon témoignage peut aider quelqu’un à se sentir moins seul et à garder espoir, j’aurai fait mon devoir. »

Stress post-traumatique et thérapie

Les traumatismes sexuels subis dans les forces armées conduisent souvent au suicide et à l’itinérance. D’après le Service Women’s Action Network, 40% des ex-militaires sans abri disent avoir subi une agression sexuelle pendant leur service. « Les traumatismes sexuels ont souvent aussi d’autres effets : sentiment d’isolement, troubles du sommeil, hypervigilance, dépression et toxicomanie », explique la docteure Amy Street, psychologue clinicienne auprès des victimes à l’hôpital des vétérans de Boston (ces hôpitaux sont gérés par le département des Vétérans). « Les victimes de ces crimes sont coupées de leurs émotions et se sentent indifférentes à tout. Elles sont incapables de fonctionner normalement. La psychothérapie qui les amène à parler de l’agression est le meilleur traitement. C’est très pénible pour elles d’en parler, mais c’est très efficace. »

Toutefois, comme la plupart des victimes ne portent pas plainte, ce n’est généralement qu’après de nombreuses années qu’elles se joignent à des groupes de thérapie, si tant est qu’elles y parviennent. Si Guzman a révélé le viol qu’elle a subi, ce n’est que parce qu’un psychothérapeute de l’hôpital des vétérans a reconnu certains de ses symptômes. Guzman était dépressive, incapable d’entretenir des amitiés ou de fonctionner. Elle aussi avait essayé de se tuer. « Je me sentais complètement vide, dit-elle. J’avais bien entendu parler du TSPT, mais je croyais que seuls les militaires qui avaient combattu pouvaient en souffrir. Ce n’était pas mon cas. Quand j’ai reçu le diagnostic, j’ai commencé à comprendre ce qui m’arrivait. Je n’étais pas folle. Tous mes symptômes s’expliquaient. Il faut dire que le viol avait été ma première expérience sexuelle et que j’avais grandi dans un milieu catholique très strict où le viol était absolument tabou. J’étais incapable d’en parler et j’éprouvais beaucoup de honte. »
Le fait d’en parler l’a aidée. « Je n’ai plus honte d’en parler, dit-elle. Ma famille et mes amis sont tous au courant à présent et cela m’a beaucoup aidée à m’en remettre, mais je souffre encore d’insomnie et et j’ai souvent des cauchemars. J’ai encore beaucoup de difficulté à vivre des relations amoureuses et je ne pense pas pouvoir me marier un jour et avoir des enfants, à cause du traumatisme que j’ai vécu. Mais cette année, j’ai obtenu d’excellentes notes dans mes cours, ce qui est formidable, et c’est grâce au soutien qu’on m’a donné. »

Weber ne tarit pas d’éloges à propos de l’hôpital des vétérans où elle a suivi une psychothérapie à raison de trois séances par semaine. « Avant, je passais la journée en robe de chambre. Je ne sortais jamais et je ne dormais pas de la nuit. J’étais devenue dépendante aux drogues car je ne cherchais qu’à me geler pour ne plus rien sentir. Mes deux mariages ont abouti à un échec et j’ai complètement perdu mes repères. En thérapie, on apprend que tout le monde ne vous veut pas du mal et que vous n’êtes pas sur le point de mourir. On vous montre comment vivre sans toujours avoir la peur au ventre.

« Je n’ai pas pris de drogue ni d’alcool depuis deux ans, mais je ne reproche pas aux autres victimes que je connais de continuer à se droguer ou de vouloir mourir, parce que je sais que la souffrance est indescriptible. Je suis reconnaissante d’avoir pu survivre. Ce qui importe à présent, c’est d’en parler pour essayer de changer les choses. »

 Version originale en anglais : « Rape in the US military : America’s dirty little secret. A female soldier in Iraq is more likely to be attacked by a fellow soldier than killed by enemy fire », par Lucy Broadbent, guardian.co.uk.

Traduction : Marie Savoie

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 mai 2012



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Lucy Broadbent, The Guardian



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