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jeudi 1er novembre 2012 Masculin/Féminin - Quand la science naturalise l’ordre social
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Objectif/subjectif ou la science comme point de vue masculin Masculin, féminin, sont, chez Homo sapiens sapiens, des qualificatifs servant à préciser le genre. Genre qui, en l’occurrence, n’est pas l’ensemble des êtres vivants situés entre la famille et l’espèce que les classifications phylogénétiques ont pour habitude de regrouper, réunissant ainsi, par exemple, le chien, le loup et le coyote dans le genre canis, mais genre qui représente l’une des deux formes que revêt le vivant humain : l’homme, la femme, êtres sociaux tout autant l’un que l’autre. Le genre est ainsi une sorte de vrai-faux cache-sexe, une "construction sociale naturalisée" (1), un des principes de division fondamentaux (2) de la vision anthropique du monde. Dans le langage, cependant, comme dans le mythe d’Aristophane (3), il y a trois genres qui, par tradition, bousculent l’ordre alphabétique : masculin, féminin, neutre. Le langage véhicule les représentations sociales d’une culture, il n’est, par conséquent, jamais réellement neutre, la preuve en est que le masculin l’emporte toujours sur le féminin. Il est aussi remarquable que les hommes occupent à la fois l’espace indéfini c’est-à-dire neutre et l’espace masculin. Le masculin et le neutre sont coextensifs au niveau du langage, donc de la pensée. L’espace des femmes est celui et le seul réellement marqué du point de vue du genre, de l’éternel féminin. Si le masculin a une posture neutre, objective, une posture de sujet, une posture de moi, a contrario, le féminin a celle de l’autre à ce sujet, celle de l’objet et de l’objet d’étude. Or, la posture neutre supposée garantir l’objectivité, c’est-à-dire la relation non située et distanciée au monde, est la posture de la science. Pratique dont la méthode, depuis Descartes, consiste à transformer les êtres en machines, c’est-à-dire en objets. La science exprime, de la sorte, le point de vue masculin sur le monde, ce point de vue singulier qui a prétention à l’universel et a le pouvoir de réifier l’univers pour mieux l’objectiver, le connaître et le maîtriser. La critique la plus radicale de la posture scientifique comme point de vue du pouvoir social en tant que pouvoir masculin (4) est sans doute celle de Catharine MacKinnon à propos du cogito cartésien :
Cela n’a rien de rhétorique. Certes, en théorie, le sujet peut aussi bien être un homme ou une femme, et la science n’a pas de sexe. Mais en pratique, dans l’élaboration historique et sociale des sciences, où sont les femmes et comment ont-elles été construites, objets de connaissance et de théories ? Le sujet des femmes-objets... de connaissance Pour les femmes, en effet, point d’invention de la science, point de miracle grec ! L’antiquité les montre dépossédées d’elles-mêmes, exclusivement vouées, de par les imperfections de leur constitution, à la fonction procréatrice (ou à la prostitution quand elles sont esclaves). Dans le cadre conceptuel d’Aristote, la femme est un être de matière qui aurait tendance à proliférer de façon anarchique et monstrueuse si elle n’était maîtrisée et dominée par la force du pneuma de la semence masculine, semence stockée dans la tête de l’homme dont le pneuma apporte le souffle, mais aussi l’esprit, la forme humaine, l’identité, la vie, valeurs nobles opposées à la matière féminine indifférenciée. Si la femme est capable d’enfanter les enfants des deux sexes, un rapport réussi impose la forme masculine. Par contre, la naissance d’une fille signe l’échec du masculin à cause de la tendance féminine à l’anarchie ce qui constitue la première étape vers la monstruosité (6). Ce faisant, Aristote n’invente rien : Hippocrate soutenait déjà un siècle auparavant que l’utérus des femmes leur tient lieu de cerveau : tota mulier in utero. Aristote développe ces conceptions pour sa culture et son époque. Ce système de pensée, nous en retrouvons la trace dans la société contemporaine, avec l’explication de la procréation telle qu’elle est communément transmise aux enfants. Ainsi l’histoire de la fameuse petite-graine-que-le-papa-donne-à-la-maman-pour-qu’elle-la-fasse-pousser-dans-son-ventre fonctionne-t-elle exactement selon le même schéma conceptuel, le confortant, par prétérition en quelque sorte, à travers les siècles. Si, au milieu du XIXe siècle, la science reconnaît enfin que le vide essentiel de la tête des femmes est comblé comme pour les hommes d’un cerveau circonvolué, Paul Broca, chirurgien et fondateur de l’École d’Anthropologie, peut se permettre d’affirmer catégoriquement, avec l’autorité que confère la science, que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle. Quant à Gustave Le Bon, médecin et sociologue, il considère doctement, que les crânes de la plupart des femmes se rapprochent davantage de ceux des gorilles que de ceux des hommes. Il va de soi par conséquent, pour l’époque, que seuls les hommes sont des êtres vraiment humains. Il semble que les femmes n’aient pas eu beaucoup alors la possibilité de s’exprimer pour renverser des évidences si savamment construites... par les préjugés socioculturels. N’est-ce pas parce que les femmes sont sottes qu’elles sont ignorantes et réciproquement ? Les objets d’étude protestent cependant parfois....La sujétion dans laquelle sont tenues les femmes est ainsi discutée en 1693 par Gabrielle Suchon, qui en distingue l’origine dans la privation socialement organisée de trois avantages considérables qui sont, en contrepartie, réservés aux hommes : la liberté, "chose extrêmement délicate", la science, "élevée et sublime", et l’autorité, "éclatante". La suppression des deux premiers avantages est suffisante pour justifier l’exclusion des femmes de toute prétention au troisième, c’est-à-dire au pouvoir. Ces privations trouvent leur légitimité dans l’"imbécillité" supposée des femmes et se présentent par conséquent comme un "effet de justice" (7). La finesse, la lucidité et l’acuité d’analyse dont fait preuve Gabrielle Suchon témoignent qu’une certaine forme de résistance intellectuelle et individuelle (sans organisation et a fortiori sans poids politique) aux contraintes sociales imposées par le genre a pu exister à toutes les époques, c’est-à-dire bien avant le féminisme explicitement revendiqué d’une Olympe de Gouges (8) ou d’une Mary Wollstonecraft (9) qui préfiguraient, par leur influence politique, les luttes féministes (10) aux origines de l’émancipation récente des femmes tant aux États-Unis qu’en Europe. Il nous faut sans doute rappeler ici, qu’en France, les femmes, n’ont obtenu le droit de vote qu’après la Libération, en 1944. En outre, jusqu’au milieu des années soixante, elles ne pouvaient travailler ou avoir un chéquier qu’avec l’accord de leur mari et il ne leur a été possible d’accéder à la maîtrise de leur propre corps - de leur fécondité - qu’au début des années soixante-dix. Elles assument toujours 80% des tâches domestiques et des soins aux enfants. À travail égal, elles sont payées en moyenne 27% de moins que les hommes et, malgré la loi sur la parité en politique, elles ne représentent que 18% des députés à l’Assemblée Nationale élue en 2012. Sélection naturelle des idées et discrimination sexuelle La science n’est pas simplement une affaire d’idées et de théories, elle dépend du contexte historique, politique, culturel d’une société donnée, elle dépend également beaucoup du statut social de ceux qui la font et ont ou non le pouvoir de l’imposer comme Vérité (même si ça n’est que temporaire). Elle est inégalitaire et hiérarchisée. Elle ne constitue pas plus aujourd’hui qu’hier une cité idéale où régnerait la démocratie et où la reconnaissance institutionnelle serait automatiquement liée au mérite scientifique. La science en tant qu’institution est un des lieux d’exercice du pouvoir social. L’idéologie n’en est d’ailleurs pas absente. Ainsi pour mieux comprendre le triomphe universel de la théorie de Darwin sur celle de Lamarck dans l’histoire des idées consacrées, on doit se rappeler le contexte historico-politique qui voit l’adoption des idées transformistes. Lamarck, publie la première théorie transformiste en 1809 dans "La Philosophie zoologique", où il souligne l’importance de l’environnement dans l’évolution des espèces. Il a par ailleurs adhéré aux idéaux de la Révolution française auxquels il restera fidèle même sous l’Empire et la Restauration (jusqu’à sa mort en 1829), tandis que la société anglaise de l’époque, qui vit les débuts du capitalisme industriel, est radicalement hostile aux idées révolutionnaires venues de France. La théorie de Lamarck se trouve d’emblée disqualifiée avant même de pouvoir traverser la Manche. À l’opposé, celle de Darwin, faisant prévaloir la sélection naturelle - la survie des plus aptes (11) - constitue aussitôt une assise solide capable de justifier la compétition économique (12), l’injustice de l’ordre social (13) et de légitimer les profondes aspirations à la suprématie de l’Angleterre sur le reste du monde (aspiration par la suite étendue à l’Occident tout entier). Transposant dans la nature la loi sociale en vigueur dans l’Angleterre d’après la révolution industrielle selon les préjugés de son époque et de sa classe, Darwin donne en retour à la loi sociale ainsi magiquement naturalisée la force symbolique d’un fondement biologique. La sélection naturelle s’applique pour sûr aux idées et nous en apprend bien plus sur les structures à la base du fonctionnement de nos sociétés que sur l’ordre des choses dans la nature. Pour expliquer les différences entre les races humaines, Darwin est ensuite contraint d’enrichir son dispositif heuristique en y adjoignant la sélection sexuelle (14). La sélection naturelle ne peut, en effet, rendre raison de la multitude des caractéristiques morphologiques et comportementales qui semblent destinées à promouvoir le succès pro-créatif des individus mâles les arborant. Cette sélection liée au sexe peut prendre deux formes, la compétition (parfois jusqu’à la mort) entre mâles pour le contrôle des femelles ou alternativement, le choix des mâles par les femelles. Elle permet à Darwin de déclarer, par exemple, que la couleur de la peau, qui diffère selon les races humaines, n’est pas une adaptation aux conditions climatiques mais bien une conséquence de la sélection sexuelle capable d’agir selon des canons de beauté très précis et variables en fonction de paramètres spatio-temporels et ce, sans avoir à en apporter la preuve (15). L’on pourrait croire que le passé est désormais passé de mode, révolu, et que l’accès massif des femmes (occidentales) à l’éducation a modifié la donne tout particulièrement en science. Cela n’est que partiellement vrai. Les femmes ont dû pour accéder au savoir scientifique et être intégrées dans les institutions constituées, en adopter tous les codes de pensée et les méthodes. La science partage les traits essentiels de la société dont elle est partie prenante. Elle est donc souvent sexiste (16) et raciste (17). L’adoption unanime par les biologistes et par une partie des psychologues de la théorie darwinienne ou néo-darwinienne (synthèse de l’hérédité mendélienne et de la théorie de l’évolution darwinienne par sélections naturelle et sexuelle) a des effets singuliers toujours actuels en ce qui concerne la construction de l’humanité des êtres humains en général (18), et, en particulier, de l’humanité des femmes comme nous l’allons voir. Nostradamus généticien et machisme adaptatif
Darwin a ouvert la voie à une théorie synthétique où l’évolution des espèces s’explique tantôt par la sélection naturelle tantôt par la sélection sexuelle sans qu’il soit jamais possible de rien démontrer formellement. La théorie a ainsi "raison de tout". Théorie dont le moindre des bénéfices serait de nous avoir définitivement débarrassé du finalisme naïf d’un Pangloss. Près d’un siècle et demi après Darwin, Bryan Sykes, professeur de génétique à Oxford, publie La Malédiction d’Adam (Albin Michel, 2004) et nous explique que le chromosome sexuel Y (chromosome présent à l’état dépareillé chez les hommes puisque leur deuxième chromosome sexuel est un chromosome X, les femmes ayant, quant à elles, une paire de chromosomes X) est un champ de ruines, que la stérilité guette les hommes dans leur ensemble et par voie de conséquence menace d’extinction l’humanité tout entière et qu’
Quelle connaissance se construit là et surtout quelle connaissance pour imposer quelle Vérité ? (19) La posture scientifique y apparaît objectivement misogyne. Outre que la pauvreté touche principalement les femmes dans le monde, ce que semble complètement ignorer l’auteur, il semblerait que les problèmes de stérilité masculine puissent avoir des origines environnementales, et, en particulier, être liées à l’emploi exagéré de pesticides. De plus, le sex ratio entre les femmes et hommes étant sensiblement le même et la polygamie relativement rare, et les inégalités sociales monstrueusement élevées, seul un microcosme peut jouir des atouts ostentatoires que sont les Ferrari et autres Rolex ! Mais le message, non pas subliminal, au contraire volontiers explicite que fait passer Bryan Sykes est le caractère génétiquement vénal des femmes, à la différence des hommes. Toutes des putes ! C’est désormais scientifiquement prouvé. En outre, cerise sur le gâteau, les femmes sont aussi coupables de l’homosexualité de leurs fils quand ils sont gays. Elles auraient en effet trouvé, au moyen de la guerre que mènerait leur ADN mitochondrial (transmis maternellement de génération en génération) au chromosome Y filial, une stratégie supplémentaire pour stériliser leurs fils. La figure de la mère castratrice prend ainsi valeur d’icône génétique (20). La génétique darwinienne supposée-nous-avoir-libéré-e-s-du-finalisme ne nous a donc toujours pas libéré-e-s de cette forme de tyrannie qu’est le scientisme, pas plus qu’elle ne nous a libéré-e-s du sexisme, de la misogynie ou des prédictions à la Nostradamus ! Et ce n’est pas tout ! La psychologie darwinienne atteint des sommets dans la justification du machisme. Déjà la psychanalyse s’était avérée navrante pour les femmes. La misogynie manifestement à l’oeuvre dans tout le discours psychanalytique de Freud à Lacan assène qu’il n’y a qu’une libido et que de plus, elle est phallique, la femme désirant le phallus emblème du pénis dont elle est castrée. On pourrait, à rebours, se demander si elle ne désire pas davantage la promesse des privilèges associés au phallus ou plus encore, comme le fait Antoinette Fouque, si le patriarcat ne trouverait pas son fondement dans le refoulement du désir d’utérus chez les hommes, désir d’enfantement charnel dont témoigne tout le vocabulaire pro-créatif de la création artistique (21). Parmi les vertiges et prodiges de la psychologie darwinienne, on peut ainsi citer, au hasard, la possibilité que l’orgasme copulatoire des femmes soit un progrès évolutif leur permettant de "contrôler la paternité" du meilleur père génétique qu’il leur est possible de donner à leurs futurs rejetons, l’orgasme masturbatoire leur permettant, a contrario, de limiter leur fertilité lors des rapports sexuels subséquents... ou encore, l’hypothèse du caractère adaptatif du viol "trop fréquent pour être pathologique" (22). La biologie évolutive ne relève-t-elle pas davantage des phantasmes (masculins) que de la science ? Et ce, nous apparaissant d’autant plus ostensiblement qu’il s’agit non pas de drosophiles mais d’êtres humains dont elle s’acharne à naturaliser les inégalités de genre ? Qu’en conclure ? Que les "progrès" de la science (23) font rage ou que la biologie évolutive darwinienne n’est pas une science mais bel et bien un système de pensée recyclant idées reçues, archaïsmes, et constructions socio-historiques pour les métamorphoser en réalités biologiques et ainsi leur conférer, comme par magie, une légitimité scientifique ? Peut-être est-il simplement grand temps de poser les fondations d’une autre science du vivant en affirmant avec Gérard Nissim Amzallag, que "c’est un monde nouveau qu’il reste à élaborer. Un monde qui accepte le divorce avec la maîtrise du réel" (24), un monde qui renoncerait à toute domination sur ce réel qui comprend non seulement les femmes (25), mais aussi tous les hommes, quelles que soient leurs origines. Un monde où la science cesserait de naturaliser l’ordre social. Il est temps de discourir d’une autre méthode, enfin humaine parce que véritablement humaniste, d’accéder à la connaissance. Notes 1. Pierre Bourdieu, La Domination masculine, 1998, éditions du Seuil, Liber raisons d’agir. Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 octobre 2012 |