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jeudi 11 septembre 2014

Comment aider les femmes enceintes de trisomiques : un enjeu féministe

par Elisseievna, militante féministe






Écrits d'Élaine Audet



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Parmi les femmes enceintes de trisomiques qui choisissent une « IMG » (interruption médicale de grossesse), celles qui choisissent de poursuivre leur grossesse et celles qui s’interrogent, les féministes devraient-elles choisir ? La question me vient à l’esprit à la suite, notamment, d’une décision du Conseil supérieur de l’Audiovisuel (CSA) en France au sujet d’un clip à l’intention de ces femmes.

Le clip et la décision du CSA

Voici la transcription de ce clip, interprété par des jeunes trisomiques et leurs mères.

« Le 9 février, nous avons reçu un email d’une future Maman : ’J’attends un enfant, j’ai découvert qu’il a le syndrome de Down, j’ai peur, quelle sorte de vie aura mon enfant ?’ Aujourd’hui nous lui répondons ceci. « Chère future Maman, n’aie pas peur. Ton enfant pourra faire beaucoup de choses. Il pourra te faire des câlins. Il pourra courir vers toi. Il pourra parler et te dire qu’il t’aime. Il pourra aller à l’école. Comme tout le monde. Il pourra apprendre à écrire. Il pourra t’écrire, si un jour il est loin, parce qu’en effet, il sera capable de voyager aussi. Il pourra aider son père à réparer son vélo. Il pourra travailler et gagner son salaire. Avec son salaire, il pourra t’inviter à dîner. Ou louer un appartement et aller y vivre tout seul. Parfois ce sera difficile. Très difficile. Presque impossible. Mais est-ce que ce n’est pas pareil pour toutes les mères ? Chère future Maman, ton fils pourra être heureux, comme je le suis, et tu seras heureuse aussi. N’est-ce pas Maman ? »

Les personnes trisomiques peuvent vivre une vie heureuse. Ensemble nous pouvons faire que ce soit possible. Journée mondiale de la Trisomie. Tout le monde a le droit d’être heureux. »

Le CSA a condamné comme suit la diffusion de ce clip par deux chaînes de télévision parmi les publicités :

« Le Conseil a été saisi de plaintes à la suite de la diffusion, dans les écrans publicitaires de M6, Canal+ et D8 entre le 21 mars et le 21 avril 2014, d’un message de sensibilisation à la trisomie 21. (…) Le Conseil considère que ce message ne relève pas de la publicité au sens de l’article 2 du décret du 27 mars 1992. il ne peut pas non plus être regardé comme un message d’intérêt général (…) puisqu’en s’adressant à une future mère, sa finalité peut paraître ambigüe et ne pas susciter une adhésion spontanée et consensuelle. En conséquence, le Conseil considère qu’il ne pouvait être inséré au sein des écrans publicitaires. S’inscrivant dans une démarche de lutte contre la stigmatisation des personnes handicapées, ce message aurait pu être valorisé, à l’occasion de la Journée mondiale de la trisomie 21, par une diffusion mieux encadrée et contextualisée, par exemple au sein d’émissions. Le Conseil est intervenu auprès des chaînes afin de leur demander, à l’avenir, de veiller aux modalités de diffusion des messages susceptibles de porter à controverse. » (1)

Selon le CSA, il serait convenable de faire campagne contre la « stigmatisation des handicapés » mais … un jour par an. Le CSA conteste les modalités de diffusion d’un clip dont « le message est susceptible de porter à controverse », de « ne pas susciter une adhésion spontanée et consensuelle » et dont « la finalité peut paraître ambigüe » car « s’adressant à une future mère ».

Je rappellerai brièvement le contexte du débat français pour permettre de comprendre ces termes assez sibyllins.

Mais la question principale sur laquelle je voudrais vous présenter mes réflexions et questionnements est la question plus générale que posent des messages publics du même type que ce clip : que penser, d’un point de vue féministe, des campagnes de soutien aux enfants handicapés et à leurs (futures) mères, lorsque le handicap peut être détecté avant la naissance ? Dans le cas de la trisomie, notamment, les féministes sont-elles devant un dilemme : choisir de soutenir les femmes enceintes de trisomiques qui envisagent l’IMG, celles qui ne l’envisagent pas, celles qui ont recouru à l’IMG et celles qui n’y ont pas recouru ?

Le débat français sur les messages concernant l’IMG et le droit des mères d’être entendues

La décision du CSA intervient en pleine discussion sur les messages publics concernant l’IMG. Une telle décision serait impensable concernant une publicité de soutien à d’autres catégories de personnes handicapées ou victimes d’intolérance. Une campagne pour les enfants autistes à l’école, par exemple ou les campagnes contre l’homophobie, pourtant controversées elles aussi. (2)

À l’évidence la préoccupation du CSA est la même que la préoccupation actuelle du législateur français : empêcher des pressions sur les femmes enceintes envisageant une IMG ou IVG, notamment par les messages publics sur le web et par des sites anti-IVG. Le problème principal vient de certains sites anti-IVG qui se présentent comme sites d’information « neutres », et donc risquent de faire perdre un temps précieux à des femmes cherchant à se renseigner sur l’accès à l’IVG.

La loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes a donc instauré un nouveau délit : le fait de tenter d’empêcher de pratiquer ou de s’informer sur une interruption de grossesse en exerçant des pressions morales et psychologiques à l’encontre des femmes venues s’informer.

Indubitablement, les auteurs du clip, la Fondation Lejeune en tête, veulent dissuader les femmes d’avorter. Le professeur Jérome Lejeune était un médecin spécialiste de la trisomie (maladie appelée « mongolisme » avant qu’il ne découvre sa caractéristique génétique), et un catholique opposé à l’avortement ; sa fondation apporte une aide médicale aux enfants handicapés mentaux en général et à leurs familles, et milite contre l’IVG et l’IMG (3).

Néanmoins le clip porte, lui, sur la situation après la naissance : la vie de ces enfants et de leur mère. La question plus générale est donc de savoir si l’effet de messages publics sur ce thème est ou peut être bénéfique, ou au contraire, violent pour les femmes enceintes de trisomiques. Faut-il autoriser des publicités pour le soutien aux enfants handicapés dont le handicap était détectable avant la naissance ?

La première interrogation que suscite ce clip est : faut-il protéger les femmes qui ont subi une IMG contre le rappel d’émotions douloureuses ? Depuis quand protège-t-on les personnes des souffrances psychologiques en leur interdisant de les exprimer ? En refermant sur elle la chape de plomb du non-dit des émotions, l’étouffoir du silence, le carcan de l’indicibilité, la loi d’airain d’une pseudo « évidence » ?

En tant que féministe, je penche spontanément pour la méthode inverse : la parole. Le féminisme n’est-il pas (re)-né comme une forme de « groupe de parole » où les femmes pouvaient justement exprimer leur(s) vécu(s) et leur(s) expérience(s) et émotions) ?

Quelle est en général la finalité d’un silence imposé, sinon justement de fermer toute interrogation, toute ouverture vers un autre choix que celui vers lequel l’on veut vous guider ?

À supposer que les trisomiques se bornent à demander la non-stigmatisation, les femmes qui ont subi une IMG échapperont-elles aux douleurs du souvenir, de la comparaison, en voyant ces campagnes, ou en voyant tout simplement ces enfants vivre ? Comment imaginer qu’elles ne pensent jamais : « Eux vivent, sont accueillis, aidés, on se préoccupe de les entourer, de ne pas les ostraciser … et le mien, fallait-il vraiment le faire mourir au stade fœtal à quatre mois ou plus de grossesse ? » ... Non, elles ne peuvent pas y échapper en vérité.

Pour que les femmes soient protégées de la souffrance du souvenir ou du doute, il faudrait que rien de la vie de ces enfants ne leur soit visible : il faudrait que les trisomiques vivent cachés, totalement stigmatisés, comme des êtres si peu vivants que leur mort ne changerait rien, en somme, à leur situation. En quoi la restriction de messages de ce type, c’est-à-dire d’un message montrant la joie de vivre d’enfants nés et de leurs mères, répond-elle à leurs besoins à elles ? En rien en réalité.

Alors venons-en à la deuxième interrogation : où est le vrai scandale dans de tels messages publics sur des handicapés qui auraient pu être l’objet d’une IMG ? Serait-ce, aux yeux de certaines personnes (je ne vise pas ici le CSA), de voir que des trisomiques sortent de leur situation de victimes, clament leur bonheur de vivre et d’apporter de l’amour à leurs parents ? Qu’ils cessent de se cacher et d’avouer le malheur de leur existence … ? Avec quelle exigence (par contre) le refus de telles campagnes est-elle compatible ? Avec celle d’assurer l’application d’un choix fait à la place des femmes et pour des raisons purement économiques : l’IMG pour empêcher la naissance d’êtres handicapés.

À cette fin-là, tout questionnement sur le choix doit rester hors du champ de vision, impensable, toute femme doit se dire dans cette situation : « Je suis donc la seule à me poser de telles questions, elles doivent être bien absurdes et la réponse si évidente … »

Défendre le droit d’avorter nécessiterait-il de … cacher les enfants trisomiques ?
Voilà pourquoi la décision du CSA me glace, pourquoi je suis stupéfiée par ce communiqué couperet : aux enfants et aux mères qui jouent dans ce clip, aux mères surtout, je la perçois (même si ce n’est pas son sens littéral) comme enjoignant en somme : « Cachez-vous ! Ne (vous/nous) posez pas de questions ! Taisez-vous ! »

Les femmes enceintes de trisomiques n’auraient-elles le droit d’être entendues que pour revendiquer l’accès plus facile à l’IMG ?

Les parents d’autistes ou de jeunes homos (autres victimes d’intolérance) auraient droit d’utiliser les méthodes publicitaires pour émouvoir et interpeler, les mères d’enfants handicapés « évitables », non, les femmes enceintes d’enfants handicapés « évitables » n’auraient pas à entendre un message positif. Faudrait-il donc forcément choisir entre non culpabilisation des femmes qui choisissent l’IMG ou non culpabilisation des femmes qui décident de garder leur enfant ?

Il y a des cas où la vie de l’enfant né sera faite de souffrances physiques plus ou moins aigües, toute sa vie, et pour certaines maladies, sa mort sera prématurée, et pourtant l’on n’hésite pas à faire campagne pour eux (Téléthon) en parlant de leurs moments de joie de vivre, de ce qu’ils apportent à leurs parents…

Le fondement du droit à l’avortement est la liberté des femmes d’avorter ou ne pas avorter. Les féministes doivent soutenir celles qui choisissent l’IVG ou l’IMG comme celles qui décident d’être mères. La base du droit d’avorter n’a jamais été, pour les féministes, une volonté eugéniste d’éliminer les êtres handicapés ou autres personnes dont, selon des termes atroces, la vie ne mériterait pas d’être vécue, ou qui ne mériteraient pas de vivre. La vision des femmes est inverse de la vision eugéniste : c’est parce que l’embryon humain a toute sa dignité qu’elles prennent une décision qu’elles estiment la meilleure pour lui, étant donné les circonstances.

Si les femmes décident d’avorter, c’est parce qu’elles estiment que leur futur enfant ne mérite pas de subir une vie qui leur paraît potentiellement trop terrible et lourde de souffrance, qu’il mériterait de naître dans de meilleures conditions. Aucune femme ne méprise son enfant et sa vie quand elle prend la décision de l’arrêter.

La décision est toujours grave et encore plus difficile quand les femmes savent que les délais – toujours scandaleux - pour obtenir des rendez-vous retarderont l’IVG davantage qu’elles ne le souhaiteraient.

Pour les femmes chrétiennes ou du moins catholiques, la décision est plus simple : la vie de l’enfant n’appartient qu’à lui, dès sa conception, même une vie de souffrance n’appartient qu’à lui, même sa souffrance lui appartient … et elles ne se sentent qu’une responsabilité envers lui : l’aider à vivre, lui donner leur amour, quelle que puisse être sa vie à venir. C’est leur vision et elles « aussi » ont le droit d’être soutenues en tant que mères d’enfants handicapés, elles aussi ont le droit de dire leur peur pour l’avenir de l’enfant qu’elles ont choisi de mettre au monde, sauf à penser qu’il faudrait leur faire « payer » leur conviction de ne pas avoir le droit d’interrompre une grossesse.

Entendre des féministes handicapées

En 2003, j’avais défendu l’arrêt Perruche (4), qui reconnaissait à des parents d’un enfant gravement malformé le droit à une indemnisation par la clinique qui avait fait une erreur dans un test de détection et, de ce fait, les avait privés de la possibilité de pratiquer une IMG.

Cet arrêt affirmait : « (…) il résulte des propres énonciations des juges du fond que Mme X... avait manifesté la volonté de provoquer une interruption de grossesse en cas de rubéole ; que les fautes conjuguées des praticiens ont induit la fausse certitude que Mme X... était immunisée contre la rubéole et qu’elle pouvait poursuivre sa grossesse sans aucun risque pour l’enfant ; qu’en conséquence ces fautes étaient génératrices du dommage subi par l’enfant du fait de la rubéole de sa mère ; (...) en raison de la naissance de cet enfant, la CPAM de l’Yonne subit un préjudice propre résultant des nombreux versements qu’elle doit effectuer au profit de son assuré social ».

J’avais alors défendu cet arrêt contre les personnes qui lui reprochaient de signifier qu’il y aurait lieu d’indemniser des parents pour le dommage de voir leur enfant "être né", et par conséquent, que certaines vies ne mériteraient pas d’être vécues ou que certains êtres ne mériteraient pas de vivre.

J’avais expliqué que le fait de ne pas avoir le choix, de devoir accueillir un enfant alors que, non seulement l’on n’était pas prêt mais que, de surcroît, les médecins vous avaient affirmé, test à l’appui, que tout allait bien, constitue bien un préjudice particulier et distinct d’un « préjudice d’être né ».

J’avais expliqué que le sens de cet arrêt était certainement d’indiquer au législateur que la solidarité nationale devait jouer pour aider tous les parents d’enfants handicapés, ceux qui ont ou auraient choisi de garder l’enfant comme ceux qui l’auraient refusé. J’affirmais qu’en aucun cas les parents d’enfants malformés ne devaient être réduits à intenter des actions en responsabilité contre des médecins pour défaut de détection de l’anomalie, en prouvant qu’ils auraient choisi d’avorter si le test avait été juste. En effet, il ne pouvait être question de réserver une aide financière aux seuls parents ayant décidé de mettre fin à une vie foetale : une telle décision relèverait du pire eugénisme.

Lorsque j’ai fait une conférence sur ce sujet dans une rencontre féministe, une femme handicapée et membre d’une association lesbienne m’a interrompue pour me dire : « Quand je t’entends, j’ai l’impression que ma vie ne vaut rien pour toi ! ». Je lui ai demandé d’attendre la suite de mes propos, car j’expliquais le contraire, j’expliquais qu’il n’est pas question de dire que la vie d’une personne ne vaut rien. Mais voilà l’impression première et douloureuse que l’arrêt Perruche produisait sur elle, qui était tout aussi féministe militante que nous toutes.

Alors j’ai regardé à quel stade de la grossesse l’IMG pour trisomie a lieu et, là, je me suis presque senti défaillir. Quatre mois au plus tôt. Les femmes qui s’aperçoivent que le fœtus est porteur du gène de la trisomie apprennent cette nouvelle alors que le quatrième mois de grossesse a commencé. Au cours du quatrième mois, le fœtus complètement formé mesure entre treize et vingt centimètres. Le choix est particulièrement difficile, quelles que soient les convictions théoriques que l’on peut avoir, semble-t-il…

J’avoue que je ne savais pas, à l’époque, combien de fœtus détectés trisomiques sont avortés : plus de 95% en France. Face à un tel pourcentage, peut-on croire que les parents ne subissent pas une pression eugéniste ? Je ne sais s’il existe des éléments pour le savoir, je sais seulement que des femmes m’ont parlé de la pression qu’elles ont subie pour faire des tests alors qu’elles ne le souhaitaient pas, d’où mon impression que cette pression existe bel et bien …

Le féminisme est un humanisme, il a pour raison d’être de mettre l’être humain au centre de ses préoccupations, en luttant contre les mécanismes de pouvoir et d’intérêt qui oppriment les faibles, il ne doit pas se laisser récupérer par quelque forme d’eugénisme que ce soit.

Dit ou non-dit des émotions ?

Il existe, aujourd’hui, autour de la question de l’avortement en général, un véritable terrorisme intellectuel qui tend à affirmer que quiconque envisage une souffrance quelconque chez les femmes qui avortent est un suppôt du fascisme ou du bigotisme.

Bien sûr, les féministes ont dû lutter contre des normes religieuses pour mettre fin à la pénalisation de l’avortement. (Aujourd’hui par contre, même des chrétiens farouchement opposés à l’avortement acceptent de proposer des législations ne pénalisant pas les femmes). Mais si la douleur du souvenir ne provenait que de la culpabilité religieuse, elle ne saurait exister chez les femmes non croyantes. Dès lors, qu’auraient-elles à craindre de la vision de messages leur rappelant simplement une décision parfaitement légitime et adéquate : cette décision ne serait-elle pas au contraire un bon souvenir ? Dire que de tels messages peuvent faire souffrir des femmes n’ayant aucune culpabilité de source religieuse revient bien à reconnaître que la souffrance peut exister et peut avoir une autre source, et alors, elle doit pouvoir être dite en dehors d’un confessionnal.

Les féministes ne devraient-elles pas s’alarmer de cette injonction au non-dire ? Pourquoi ne sont pas qualifiées de fascistes toutes les pressions exercées sur les femmes pour qu’elles renoncent à concevoir ou à garder leur enfant, pressions qu’un parti communiste aurait fustigé, il y a quelque temps encore, comme une atteinte aux droits des prolétaires d’avoir des enfants ?

À qui profite le crime Docteur Watson ?

À nombre d’agents économiques qui ont intérêt à court terme à une division du travail reproducteur. Les leaders économiques font croire aux parents qu’ils peuvent, et donc ont le devoir, de ne mettre au monde que des enfants dont ils feront des cadres supérieurs, la main-d’œuvre étant assurée par les enfants des femmes du tiers-monde, privées de droits dont du droit à la contraception, et instrumentalisées comme re/productrices de main-d’œuvre bon marché. L’idée d’un droit à « l’ascenseur social pour tous les enfants » et d’une moralité de la « politique d’immigration pour nos retraites » s’est imposée alors qu’elles ne sont rien d’autre qu’une escroquerie et un néo-esclavagisme.

Selon cette logique économique, même non voulue consciemment, le surplus d’enfants à qui leurs parents ne pourraient donner une éducation de futurs cadres supérieurs doit être éliminé, les personnes handicapées, les « inutiles », a fortiori … et les femmes à qui ils pourraient manquer doivent se taire.

Alors c’est vrai : la politique de migration « pour nos retraites » profite à court terme à « l’économie ». Seulement voilà : aucun agrégat économique ne pourra jamais dire à ses parents : « Ton enfant pourra faire beaucoup de choses. Il pourra te faire des câlins. Il pourra courir vers toi. Il pourra parler et te dire qu’il t’aime. »

Notes

1. Lien.
2. Voir affiches du Ministère et du syndicat lycéen Fidl.
3. Il convient de distinguer l’IVG interruption volontaire de grossesse, de l’Interruption médicale de grossesse (IMG). L’IMG est l’interruption d’une grossesse réalisée, sans restriction de délai, pour un motif médical : soit parce que la poursuite de la grossesse met en péril grave la santé de la mère, soit pour anomalie grave du fœtus. L’avortement est demandé par la femme et ne peut être pratiqué qu’après examen du dossier médical par une équipe de médecins appartenant à plusieurs disciplines et attestation par deux de ces professionnels de l’une des deux conditions précédentes.
Lien.
4. Cour de cassation, 17 novembre 2000.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 31 août 2014



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