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vendredi 6 juillet 2007

Un silence de mortes - La violence masculine occultée

par Patrizia Romito






Écrits d'Élaine Audet



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(Extrait de l’introduction d’Un silence de mortes - La violence masculine occultée, de Patrizia Romito, Ed. Syllepse, Paris, 2006, pp. 15-25)

« Briser le silence » ?

« En cas de violence, brisez le silence ! », nous enjoint ce slogan qui date de 2001. Or, si on prenait la peine d’écouter les victimes - ou, plus exactement, les rescapées -, on découvrirait qu’elles sont fort nombreuses à avoir « brisé le silence », qu’elles ont bel et bien cherché de l’aide, et même de toutes sortes de manières, indirectes ou parfaitement explicites, au risque, d’ailleurs, de subir des violences ultérieures.

Lorsqu’on examine les affaires de viols paternels, on constate que, souvent, ce sont les mêmes éléments qui reviennent : et cela, que les faits se situent au Royaume-Uni, aux États-Unis, dans l’Afrique du Sud blanche ou en Italie. Par exemple : une petite fille raconte quelque chose - aux grands-parents, à l’école, aux copines de classe et aux parents de celles-ci. Les maîtresses remarquent qu’elle a des comportements « bizarres ». On l’envoie à l’hôpital, parce qu’elle peut avoir attrapé une maladie sexuellement transmissible, ou parce qu’on constate qu’elle a été battue, et qu’elle a le nez cassé, les dents cassées, les côtes cassées, le tympan perforé. À part ça, rien ne se passe.

Adolescente, elle souffre de troubles du comportement, fait des cauchemars, est sujette à des accès de panique, et va jusqu’à la tentative de suicide ; mais personne, ni psychiatre, ni psychologue, ni assistante sociale ne lui demandent « pourquoi ». En revanche, on lui administre des calmants. Si elle parle, on la traite de mythomane, de cabotine, d’exhibitionniste et bien sûr de menteuse ; si elle s’adresse à la police, on se moque d’elle et à nouveau elle est accusée de mensonge ; on la renvoie chez elle, non sans l’avoir menacée (Armstrong, 1993 ; Russell, 1997 ; Pearce, 2000). Bien que toutes les petites filles violées par leur père ne se retrouvent pas en face d’un tel mur d’incompréhension et ne soient pas en butte à un tel faisceau de complicités hostiles, il est effrayant de constater que cela se répète encore au jour d’aujourd’hui, dans autant de pays et de contextes différents.

Les recherches faites sur les femmes battues par leur partenaire s’accordent toutes sur ce point : seule une minorité de femmes garde le secret. Presque toutes en parlent, que ce soit à des amies, à quelqu’un de la famille et à des personnes institutionnelles tels que médecin ou gendarme. La réalité, c’est qu’elles sont rarement écoutées, crues, secourues : de surcroît, il n’est pas rare qu’elles subissent insultes et menaces venant des personnes mêmes auxquelles elles ont demandé de l’aide (Romito, 2001 ; Creazzo, 2003).

Parce qu’il l’aimait trop...

Briser le silence : la presse s’y est mise aussi, exposant quantité de drames de la violence largement commentés, y compris par des éditorialistes de renom. Mais commentés comment ? En Italie, depuis le début des années 2000 en particulier, les journaux font leurs gros titres sur des affaires récurrentes de femmes et d’enfants assassinés par un mari et un père n’ayant pas supporté d’être quitté (il arrive que l’assassin se suicide, pour finir). Dans cette presse, l’image prédominante est celle d’hommes qui « ont tué parce qu’ils aimaient trop » ou que « leur douleur était trop forte ». En filigrane, le « allant de soi » de la possession - « tu m’appartiens donc tu n’appartiendras à aucun autre » - et de la vengeance mise en acte par ces époux « dépossédés ». (...)

Dans tous ces articles sont évoqués globalement des « conflits conjugaux », sans la moindre référence explicite à la violence exercée par ces hommes, violence qui fort probablement aurait provoqué chez leur femme cet « abandon » - et la fuite. Si les journalistes enquêtaient ou du moins écoutaient et rendaient compte de ce que disent les épouses - quand elles vivent encore -, ainsi que leur famille et leurs voisins, leur enquête révélerait le plus souvent que ces femmes et leurs enfants ont été maltraités, et cela parfois depuis des années. En effet, la relation existant entre la violence sur la femme et celle exercée sur l’enfant est désormais avérée, de même qu’entre les violences perpétrées durant la vie commune et celles consécutives à la séparation. Aux États-Unis comme dans d’autres pays industrialisés, les hommes violents contre leur femme le sont également, pour une bonne moitié d’entre eux, contre leurs enfants (Edleson, 1999 ; Peled, 2000). Dans près de 80% des cas, les femmes assassinées ont été tuées après des années de violences « conjugales » du partenaire, et généralement à la suite de la séparation ou du divorce (Campbell et al., 2003). (...)

En définitive, on accepte de « briser le silence » à la seule condition que chaque épisode de violence soit présenté comme un cas isolé, et pourvu que les auteurs y apparaissent au cœur d’une situation d’exception - entre autres parce que sous l’emprise d’émotions incontrôlables, ou au contraire souffrant d’une absence pathologique desdites « émotions », ou encore parce que « d’une autre culture » - entendons issus de l’immigration ou musulmans. Alors, on veut bien, à la rigueur, parler de violence, mais jamais de violence masculine. (...)

Beaucoup de bruit pour rien

En réalité, du silence on est passé au bruit ; mais avec quelle réelle volonté d’envisager à fond la violence masculine et d’y faire obstacle ? Si l’on considère les agressions sexuelles intrafamiliales sur mineur-e-s, autrement dit l’inceste : jusqu’à la fin des années 1980, nous ne disposions d’aucune étude sérieuse sur le sujet. Ce sont les premiers travaux de chercheures féministes telles que Louise Armstrong (1978), Florence Rush (1980) et Diana Russell (1983, 1986) qui ont révélé à quel point l’inceste était une pratique répandue et, de fait, universellement tolérée - ce que confirment les recherches épidémiologiques les plus récentes. Aux États-Unis et en Europe, 5 à 10% des petites filles et adolescentes ont subi des agressions sexuelles par un homme de la famille ; ces données sont d’ailleurs sous-estimées par rapport au phénomène, les recherches s’accordent toutes sur ce point (Bolen, Russell et Scannapieco, 2000). (...)

Il s’avère que les hommes violents étant trop nombreux et souvent trop « normaux » pour être criminalisés et punis, on a opté pour la stratégie consistant à médicaliser et professionnaliser le phénomène. À cet effet, les experts ont inventé le concept de « familles incestueuses » pour couvrir ce que Louise Armstrong (1996) définit - sans doute trop crûment pour ces mêmes experts - comme the dreadful actuality of paternal child rape, « l’épouvantable réalité des enfants violés par leur père ». Ce qu’elle dit, c’est que la question de l’inceste a basculé étrangement vite de la politique à un « problème thérapeutique ». Alors elle pose la question : « Comment se fait-il qu’à peine deux décennies aient suffi pour passer du silence complet - avec secret forcé, étouffement des faits infligés aux enfants, au point qu’on ne pouvait donc même pas les entendre - à un degré de cacophonie tel que les voix de ces enfants, que les voix des femmes, une fois de plus, n’arrivent pas à se faire entendre de façon significative ? » (cité in Itzin, 2000 : 3).

À l’origine de ce vacarme il y a, comme nous le verrons plus loin, aussi bien les professionnels concernés que des lobbies ou des individus qui a priori n’ont rien à voir entre eux. On trouvera donc des travailleurs de la santé qui vous parlent de gamines « nymphomanes », « séductrices », « comédiennes » (ou tout bonnement menteuses) et de mères « incestueuses ou « complices » ; des psychologues et des avocats soutenant les thèses du « syndrome des faux souvenirs » et du « syndrome d’aliénation parentale », très en phase avec les lobbies de pères séparés ou divorcés qui organisent la défense des hommes accusés d’inceste ; bien sûr, il y a les experts, ceux qui ont inventé le concept de failure to protect (incapacité à protéger) grâce auquel on stigmatise et condamne les mères qui n’ont pu épargner à leurs enfants la violence du père (et ce sont souvent ces mêmes experts qui les jugent « hystériques », « vindicatives » ou « paranoïaques » lorsqu’elles dénoncent les violences sexuelles paternelles) ; viennent alors ceux qui défendent la « pédophilie » à plus d’un titre, soit parce qu’ils envisagent l’inceste de manière positive au nom de « l’amour » entre adultes et enfants, soit parce qu’ils le considèrent comme une pratique « évoluée » : notion alimentée par certains artistes et critiques qui voient dans ladite pratique une chose amusante (cf. Lolita de Vladimir Nabokov), ou alors une belle initiation à la sexualité (Le souffle au cœur, film de Louis Malle, 1970), ou encore traduisant l’avidité de gamines délurées et manipulatrices (L’Épouse libérée de Abaham Yehoshua, 2001). Enfin il y a monsieur - ou madame - Tout-le-monde, autrement dit celles et ceux qui ne peuvent tout bonnement pas « y » croire, pas admettre que ce soit si courant - ou alors « dans certains milieux peut-être ? ... Mais pas chez les gens bien ». (...)

Cet ouvrage a donc bien pour objectif d’analyser les mécanismes au travers desquels la société contemporaine est parvenue à occulter la violence masculine et à éviter de prendre les mesures qui pourraient l’empêcher (...) Mettre à jour les procédés qui escamotent toute cette violence, c’est contribuer à y mettre un terme. (...)

Vouloir que cessent les violences masculines reste un combat où de très nombreuses femmes se sont engagées, ainsi que certains hommes. Combat mené par les victimes qui ont survécu à ces violences et qui bien souvent arrivent à en tirer des leçons de vie, pour elles-mêmes et pour les autres. Combat des professionnelles qui les ont soutenues - infirmières, psychologues, assistantes sociales, enseignantes, femmes médecins, juges ou fonctionnaires de police - celles, et parfois ceux, qui dans leur travail quotidien ont choisi de se mettre du côté de qui subit et non de qui inflige les violences. Combat des associations féministes (y compris celles qui ne se définissent pas forcément féministes) en lutte pour le respect des droits et de la dignité des femmes et des enfants. (...)

Mis en ligne sur Sisyphe, le 19 avril 2007



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Patrizia Romito



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