|
vendredi 5 décembre 2014 Polytechnique 25 ans - Une constante : déni et antiféminisme
|
DANS LA MEME RUBRIQUE Polytechnique : 31 ans déjà ! Registre des armes à feu - Appuyons l’action de #Polysesouvient Tuerie de Polytechnique : des roses blanches pour regarder vers l’avenir Quand un homme tue une femme Éliminer les violences contre les femmes pour atteindre l’égalité Polytechnique 6 décembre 1989 - Elles étaient toutes nos filles De Polytechnique à Pauline Marois Le lieu privilégié de l’attentat Polytechnique, 6 décembre 1989. Lettre à Geneviève Bergeron Une lutte à finir contre la domination masculine Le 6 décembre 1989 : et depuis ? Vingt ans après la tuerie de la Polytechnique, le registre des armes à feu est toujours nécessaire - Écrivez à votre député-e Polytechnique - Devoir de mémoire Sel et sang de la mémoire - Polytechnique, 6 décembre 1989 Effet Polytechnique chez les féministes d’État |
Vingt-cinq ans depuis cet inconcevable événement. Depuis ce massacre des innocentes. Un instant à peine, une éternité, depuis que nos vies ont basculé, un jour de décembre, le 6 vers 5 heures d’un soir, où la neige s’est changée en balles mortelles pour quatorze d’entre nous, simplement parce qu’elles étaient nées femmes. Pour celles et ceux qui étaient trop jeunes ou vivaient trop loin du Québec pour en avoir mémoire, je rappelle ces faits marqués au fer rouge dans la nôtre. Le 6 décembre 1989, un jeune homme entre à l’École polytechnique de Montréal, cachant sous son manteau une arme d’assaut semi-automatique. Il fait irruption dans une classe, tire quelques coups de feu en l’air, ordonne aux étudiantes et aux étudiants de se séparer et à ces derniers de sortir. Resté seul devant les dix étudiantes terrifiées, il leur dit qu’il hait les féministes et tire sur elles une rafale de trente balles, les laissant pour mortes. Il en atteindra mortellement six d’entre elles. Une seule s’en tire indemne. Puis, il continue sa marche meurtrière à travers les couloirs et les classes, tirant sur les femmes, en tuant encore huit, en blessant 10 autres et 4 étudiants. Dans la dernière salle de cours, il poignarde l’une de ses victimes et se donne enfin la mort. Laissant derrière lui, 14 mortes, une lettre expliquant ce massacre par sa haine des féministes, et une liste de 19 personnalités féminines qu’il n’a pas eu le temps de tuer (1). Pendant plusieurs heures, les médias parlent d’étudiants et de victimes, et c’est beaucoup plus tard seulement que nous apprenons avec stupeur que TOUTES les victimes du tueur sont des femmes. Les médias donnent la voix à des hommes (journalistes, experts, psychiatres) et des hommes donnent de la voix pour étouffer la douleur et la colère des femmes. C’est là la deuxième mort des 14 femmes abattues par un homme revendiquant clairement son antiféminisme. Les divers analystes expliquent les actes du tueur par des troubles de la personnalité, par son milieu familial ou encore par ses échecs scolaires et professionnels. Ils réduisent les causes du massacre ouvertement sexiste à des facteurs individuels, qualifiant systématiquement le tueur de "fou", de "forcené", de "malade". Ils affirment qu’il s’agit d’un fait isolé, et réussissent même à faire de l’assassin une victime du féminisme qui serait allé trop loin et poussait les hommes au désespoir. Ainsi, utilisant toutes les tribunes à leur disposition, ils ont continué à nier, depuis 25 ans, l’aspect politique de ce crime misogyne et antiféministe. À chaque commémoration de la tuerie, les femmes évaluent ensemble les résultats de la lutte contre toutes les formes de discrimination et de violence sexistes : viols, violence conjugale, harcèlement sexuel, prostitution et traite, misogynie, antiféminisme, stéréotypes sexuels ? En 2014, où en est l’égalité des droits entre les femmes et les hommes dans la sphère privée, économique, sociale, politique et culturelle ? En dépit de quelques progrès, le constat reste généralement décourageant et la violence envers les femmes ne manifeste relativement aucun recul où que ce soit. Comme chaque année, le collectif masculin contre le sexisme met à jour la liste des femmes et de leurs enfants tuées par des hommes au Québec depuis le 6 décembre 1989. En 2014, leur nombre s’élève à 1040 (2). Un fait isolé et des hommes en détresse Chaque année, autour du 6 décembre, il y a toujours des voix qui remettent totalement en question la crédibilité des femmes (3). Leur point commun consiste à nier la misogynie du tueur, à rendre les femmes responsables de la violence qu’elles subissent, et à accuser les féministes de vouloir récupérer la tragédie de Polytechnique. Chaque année, on constate que certains chroniqueurs font preuve d’un remarquable souci de continuité en la matière. Comme plusieurs femmes l’ont souligné, si un Blanc rentrait à l’université et ne tuait que des étudiants noirs, on parlerait immédiatement de racisme. Pourquoi est-il si difficile d’admettre que le meurtre de 14 jeunes femmes à Poly est un crime misogyne, savamment planifié et justifié dans la lettre que le tueur a laissée ? Le déni continuera lors de la parution les années suivantes de plusieurs enquêtes sur la violence envers les femmes. On les qualifiera vite de biaisées parce que souvent réalisées par des groupes travaillant auprès des femmes depuis de nombreuses années. Avec la publication en 1993 de l’enquête de Statistique Canada, dont la rigueur méthodologique a fait l’unanimité, on aurait cru qu’il serait impossible de nier encore la spécificité de la violence envers les femmes. En effet, la recherche y définit et retient comme actes violents uniquement ceux qui constituent des infractions au Code criminel canadien. Selon ce rapport, une Canadienne sur deux est victime de violence. Une fois encore, des chroniqueur-es crient à l’exagération et s’inquiètent de ce qu’on ne parle pas assez de la détresse des hommes ! L’enquête de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui vient de paraître (4), estime que, dans l’ensemble du monde, une femme sur trois a subi des violences physiques ou sexuelles infligées par son partenaire et que 7 % des femmes seront victimes d’une agression sexuelle perpétrée par un autre que leur partenaire à un moment donné de leur vie. Entre 100 et 140 millions de filles et de femmes dans le monde ont subi des mutilations sexuelles et rien qu’en Afrique, plus de 3 millions de filles sont exposées à cette pratique chaque année. Quelque 70 millions de filles dans le monde se marient avant l’âge de 18 ans, très souvent contre leur gré. Chasse à l’homme ou chasse aux femmes ! Alors que rien ne semblait troubler le long fleuve étanche de la violence envers les femmes, un raz-de-marée sans précédents se prépare. On avait pu en voir les prémices en mai 2011, lors de l’affaire DSK en France (5). Le 14 mai 2011, Dominique Strauss-Kahn, président du Fonds monétaire international (FMI), est inculpé, emprisonné et accusé d’avoir violé une femme de chambre à l’hôtel new-yorkais où il séjournait. Plusieurs femmes commencent alors à rendre publiques les pratiques bien connues de harcèlement sexuel de l’homme politique. Le retrait des accusations retenues contre lui, par un allégué manque de preuves, déclenche des manifestations en France et une vague de prises de parole sans précédent de femmes ayant vécu des viols au cours de leur vie. Des centaines de témoignages paraissent dans les réseaux sociaux sous le mot clic #jenaipasportéplainte. Le simple fait de prendre la décision, anonymement ou non, de témoigner, montre que reculent enfin la peur et la honte, sur lesquelles les violeurs ont toujours misé. À la fin octobre 2014, éclate l’affaire Jian Ghomeshi (6), animateur vedette de CBC/Radio-Canada, sur qui pèse depuis juin 2014 des allégations d’agressions sexuelles. Après avoir tergiversé 4 mois, CBC finira par le congédier fin octobre et par engager une firme indépendante pour mener une enquête. L’animateur riposte en déposant une poursuite de 55 M$ contre la CBC pour bris de confiance et diffamation. Neuf femmes l’accusent publiquement de violence sexuelle. Trois ont déposé une plainte à la police de Toronto. L’actrice Lucy DeCoutere est la première victime de Ghomeshi à briser publiquement le silence. Irritée par des commentaires qui mettent en doute la parole des femmes qui dénoncent Ghomeshi, Sue Montgomery du quotidien The Gazette décide de révéler sa propre histoire de viol, bientôt suivie par Antonia Zerbisias du Toronto Star. Sous le mot clic #BeenRapedNeverReported, des milliers de messages de dénonciation affluent bientôt de partout. Plusieurs personnalités témoignent dont l’ancienne vice première ministre libérale, Sheila Copps. Cette femme au franc-parler raconte sa propre expérience de viol et le sort fait aux témoignages de celles qui ont le courage de porter plainte. Seul un infime pourcentage d’agresseurs est poursuivi. Le 5 novembre dernier, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) lance à son tour sur Twitter le mouvement #AgressionNonDénoncée, pendant francophone de #BeenRapedNeverReported. Immédiatement, on assiste à ce que les médias qualifient de "déferlante". À l’instar de femmes de tous les milieux, des politiciennes, des journalistes et des artistes connues racontent dans les journaux et dans les médias sociaux comment elles ont été agressées. Il fallait, comme le remarque la journaliste féministe Francine Pelletier, à propos de la zone floue entourant le consentement, "que des milliers de femmes se reconnaissent dans ce malentendu sexuel, dans ce moment où, mine de rien, tout bascule, pour défoncer la porte du silence" (7). Jian Ghomeshi retire sa poursuite contre CBC et, le 26 novembre, il se rend à la police de Toronto. Il fera face à quatre chefs d’accusation d’agression sexuelle et un autre pour tentative d’étranglement pour vaincre la résistance de la victime. Devant cette gigantesque révolte contre le feu vert tacite donné à la violence contre les femmes, sous le couvert bienveillant de l’adage "les hommes seront toujours des hommes", il y aura aussi toujours une voix pour remettre en question la parole des femmes. C’est encore une fois Pierre Foglia qui s’en charge dans un article antiféministe particulièrement hargneux, intitulé La chasse à l’homme (8). Le chroniqueur vedette de La Presse ne voit dans le mouvement jetant une lumière crue sur l’ampleur des agressions subies par les femmes, qu’une campagne de "délation érigée en système" dont les hommes seraient, en fin de compte, les vraies victimes. Si les filles et les femmes sautent sur les hommes, elles n’ont au fond que ce qu’elles méritent, mais on ne sanctionne que les hommes. Je résume, bien sûr, mais l’excellent article de Louise Gendron (9) montre bien les mobiles et la petitesse de cet homme qui en mène large grâce à la complaisance dont il bénéficie. Comme d’autres, la chroniqueuse rappelle à Foglia que les femmes qui font présentement entendre leur voix "n’ont dénoncé personne. Elles dénoncent un état de fait. À la limite, elles dénoncent leur propre silence." Aux États-Unis, les affaires Polansky, Allen et Cosby L’affaire Ghomeshi a aussi des retombées aux États-Unis, où depuis des années Roman Polanski et Woody Allen arrivent toujours à échapper à l’inculpation pour viol. Cette fois, il s’agit de Bill Cosby, le sympathique père de famille de la série Cosbyshow (10). À 77 ans, le comédien américain fait face à des accusations de viols, assez graves pour que, après des allégations depuis la fin des années 60, la télévision lui tourne enfin le dos. Il a fallu qu’une modèle hyper médiatisée révèle publiquement que Cosby l’avait droguée puis violée après un dîner, en 1982. Qu’une actrice connue la suive et déclare avoir elle aussi été victime de l’acteur. "Quand on viole au moins 16 femmes, on est un violeur en série", a-t-elle déclaré. Au total, plus d’une vingtaine d’accusatrices de Bill Cosby, dont neuf ont rendu publique leur identité, ont fait état de viols commis, selon le même scénario, depuis les années 1970. Les médias doutent cependant qu’on puisse l’inculper, à cause du délai de prescription dans la plupart des états américains. Donc, ces violeurs vedettes trouvent toujours le moyen de s’en tirer en jouant sur leur notoriété, leur pouvoir d’intimidation, ou en payant le prix de l’omerta. Aussi encourageante que soit cette prise de parole collective et les multiples résolutions entourant la commémoration des 25 ans du massacre misogyne de 14 jeunes femmes à l’École polytechnique de Montréal, il y a fort à craindre qu’elle ne se replie une fois de plus sur elle-même, le temps de Noël incitant à tourner la page. Il en tient à nous de ne pas laisser retomber les cendres sur ce qui constitue la base même du système patriarcal, soit la perpétuation de la violence et de la discrimination envers les femmes depuis 3000 ans. 1. Lettre de Marc Lépine publiée par La Presse, 24 novembre 1990. In Memoriam Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er décembre 2014 – Dossier "C’était le 6 décembre 1989 à l’École polytechnique", Archives Radio-Canada.
|
http://sisyphe.org | Archives | Plan du site | Copyright Sisyphe 2002-2016 | |Retour à la page d'accueil |Admin |