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dimanche 12 avril 2015

L’assassinat d’une femme afghane, Farkhunda

par Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris






Écrits d'Élaine Audet



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Le 19 mars 2015, Farkhunda, âgée de 27 ans, a été lynchée par une foule dans une rue de Kaboul. Elle était soupçonnée d’avoir mis le feu à un exemplaire du Coran ou à une amulette, ce n’est pas clair puisqu’il n’y a eu aucun témoin oculaire. La première réaction de la famille, avant de songer même à porter plainte ou à vérifier les faits imputés, a été de s’excuser, affirmant que la jeune femme souffrait de graves problèmes mentaux et de dépression. Condition qui touche une grande partie - faut-il s’en étonner ?- de la population féminine afghane.

Le sort de Farkhunda me rappelle l’exécution de Zarmina, tuée par les Talibans en 1999 dans un stade public à Kaboul. C’est à cette époque que je suis rentrée en contact avec un groupe militant alors très actif mais encore inconnu, RAWA, l’Association révolutionnaire des femmes d’Afghanistan. Ce groupe égalitaire laïque était le seul à lutter contre l’intervention soviétique, non pas au nom de l’islam (comme tous les autres opposants) mais pour revendiquer une alternative socialiste non marxiste. Documenter les violations commises par les Talibans était un de ses objectifs.

Ainsi, une militante courageuse introduisit une caméra dans le stade, la cachant dans les plis de sa burqa bleue pour filmer l’exécution de Zarmina. Repérée, elle aurait été tuée avec ses camarades. RAWA à l’époque m’avait envoyé ce film (1) à Paris souhaitant le faire diffuser à la télévision. C’était au lointain siècle dernier, avant la destruction des tours jumelles, le fameux 9 septembre 2001 et donc cela n’intéressa personne. On me dit même que c’était trop mal filmé pour être montré. Naturellement, quand l’Afghanistan est devenu à la mode, de soi-disant spécialistes se sont immédiatement approprié ces images prétextant une soudaine passion pour les malheurs des femmes afghanes, pourtant totalement négligées depuis la prise de pouvoir des Talibans en 1996. Il m’a fallu plusieurs années pour obtenir que la véritable héroïne, qui avait risqué sa peau pour ramener ces images, vienne enfin à Paris raconter son histoire

Petit rappel du film en question que l’on trouve aisément sur internet. Les images montrent une figure féminine cachée sous une burqa, traînée en direction du centre du stade par d’autres femmes vêtues de façon similaire (probablement des policières). On l’oblige à s’asseoir et elle est abattue par un bourreau enturbanné de blanc, derrière elle, tirant avec une Kalachnikov. Les citoyens et citoyennes de Kaboul, y compris les sept enfants de la malheureuse victime, ont été contraints d’assister à ce spectacle apparemment édifiant. Le sort de Zarmina est devenu une cause célèbre après le 11 septembre 2001, il a été mis en exergue comme l’exemple absolu du mal taliban dans toute son horreur. Ces images ont été mondialisées et ont contribué à légitimer l’intervention américaine et OTAN avec la promesse, articulée à tour de bras par le président américain G.W. Bush, de libérer les femmes afghanes et de leur octroyer la démocratie à l’Occidentale et les droits humains. Etc., etc.

Revenons-en à aujourd’hui, Now Ruz 2015, la nouvelle année iranienne et afghane. Les jumeaux de Zarmina (qu’elle avait été autorisée à sevrer avant d’être exécutée) sont devenus adultes. Les Américains ont régné pendant treize ans et se sont plus ou moins retirés. L’heure est au bilan. Certes, des écoles, des hôpitaux ont été construits, une classe de jeunes femmes et d’hommes urbanisés et instruits a été formée. Les bases d’un État ont été jetées, du moins sur papier.

La seule "réussite", si l’on peut dire, est dans le domaine des substances illicites. Depuis la présence occidentale sur le terrain, l’Afghanistan peut se vanter d’être la capitale mondiale de la culture du pavot et du cannabis et fournit plus de 75% des consommateurs. Un score bien plus éclatant, sinon honorable, que par exemple, la lutte contre la mortalité maternelle et infantile qui continue d’être catastrophique.

Regardez, même du coin de l’œil, les images effroyables du lynchage de Farkhunda (2). Une fois de plus, vous verrez une femme totalement voilée, sans visage, comme Zarmina, sauvagement battue et lapidée jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une poupée de chiffon ensanglantée. Il y a une dimension sexuelle au plaisir qu’ils prennent à frapper sans répit avec d’immenses bâtons. Arrêtez-vous sur ces tortionnaires s’époumonant à coups de Allah-u-Akhbar. Vous n’y verrez pas le moindre taliban, pas de barbes ni de turbans mais des hommes très jeunes, dont des adolescents, aux cheveux courts, des vestes de cuir, des jeans, brandissant des téléphones portables pour filmer la scène. Un bourreau a fièrement affiché la scène sur sa page Facebook. Autrement dit, des jeunes qui ressemblent à leurs contemporains presque n’importe où sur la planète.

De plus, ces garçons (dont aucun n’a plus de 25 ans) ont tous bénéficié, certes modestement, des possibilités offertes par les institutions naissantes de l’ère post-taliban en Afghanistan, autrement dit le minimum accordé par la modernité globalisée en termes d’alphabétisation et de services de santé. On pourrait dire de même pour les milliers de recrues qui ont quitté l’Europe et le Moyen-Orient (en particulier la Tunisie) pour rejoindre Daech. Ces jeunes ne sont pas forcément illettrés et affamés, ni les victimes d’un quelconque complot impérialiste. Pas plus que les policiers en uniforme à Kaboul qui ont observé le lynchage sans broncher.

Force est de constater que nous ne nous posons pas les bonnes questions. Pour commencer, il n’y pas "d’avant" et "d’après" Talibans, mais seulement une suite ininterrompue de violations contre les droits humains. Ces abus se sont intensifiés après l’effondrement du régime pro-communiste et durant la guerre civile entre seigneurs de guerre sanguinaires dont certains sont encore au pouvoir. On ne s’étonnera guère que parmi ceux qui ont cherché à justifier le lynchage on trouve, justement, des fonctionnaires aussi bien qu’une brochette de religieux.

À présent se pose la question du sacrilège et du blasphème au centre de bien des préoccupations depuis l’histoire de « Charlie Hebdo ». Ce n’est pas à cause de faits avérés que la malheureuse Farkhunda a été assassinée. Cependant il suffisait d’une suspicion que rien n’étayait, sinon une rumeur sur place, pour justifier son lynchage public avec la bénédiction tacite des autorités. Ce qui signifie qu’une vague notion de blasphème domine toute application du droit constitutionnel. On peut ainsi retirer de façon totalement arbitraire la citoyenneté et la dignité humaine à toute personne soupçonnée d’entorse au conformisme religieux.

Ainsi n’importe quelle personne (masculine, cela va de soi) peut s’arroger le droit de représenter la justice divine et de s’ériger en bourreau. N’oublions pas que même durant la période réputée la plus noire de l’histoire afghane, Zarmina a eu droit à un semblant de procès de style taliban mais Farkhunda, elle, a été assassinée par des tortionnaires improvisés, dans un quartier populaire et en plein jour.

La notion de l’État, déjà moribonde avec Karzaï, semble avoir totalement disparu en Afghanistan sous Ashraf Ghani. Comme partout ailleurs, les droits des femmes constituent le seul indicateur valable pour une véritable démocratie et la présence de droits humains. En Afghanistan, une fois de plus, cette tragédie, dont la mort d’une femme est l’épicentre, constitue un signe de l’effondrement imminent de l’État si la justice véritable n’est pas appliquée et les droits humains imposés par la loi. Les femmes vêtues de noir portant le cercueil de Farkhunda pourraient bien avoir enterré en même temps leur propre avenir et tout espoir pour un monde meilleur.

Notes

1. Film de RAWA.
2. Afghanistan : Farkhonda burnt alive 1/2.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 31 mars 2015



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Carol Mann, chercheure en sociologie et directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris
femaid.org

Carol Mann, sociologue spécialisée dans la problématique du genre et conflit armé, directrice de l’association ‘Women in War’ à Paris.

Historienne, docteure en sociologue (EHESS), spécialiste de genre et conflits, chercheure associée au LEGS (Université de Paris 8), Carol Mann a créé deux ONG, l’une humanitaire www. femaid.org, l’autre womeninwar.org, destinée à l’étude de la condition féminine dans des situations de guerre actuelle. Elle a longuement séjourné en Afghanistan, Pakistan, Iran, R.D. Congo et en Bosnie pour ses recherches et ses projets humanitaires. Elle est l’auteure de La résistance des femmes de Sarajevo, Le Croquant, Paris 2014, Femmes afghanes en guerre, Le Croquant, Paris, 2010, et de Femmes dans la guerre 1914-1945, Pygmalion/Flammarion, Paris, 2010, ainsi que de nombreux articles. Elle collabore également à divers ouvrages et revues scientifiques. Rejoindre l’auteure sur Facebook à la page Women in War et sur Twitter .


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