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vendredi 3 mars 2017 Qu’est-ce qu’une femme ? Traduction TRADFEM
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Les hommes réclament de plus en plus accès aux femmes. Cela pose particulièrement problème quand des hommes le font « en tant que femmes ». La blogueuse Anna Fisher nous autorise à reproduire un texte sur son vécu à ce sujet. (TRADFEM)
J’entends de plus en plus des gens critiquer les femmes en général, et les féministes en particulier, de ne pas accepter les transfemmes comme de « vraies » femmes et de les « exclure ». Les personnes trans sont opprimées, disent-ils, et ces comportements et attitudes qualifiés d’« exclusifs » créent le dogme sous-jacent à cette oppression, tout comme le racisme est le dogme sous-jacent à l’oppression des Noir·e·s. Ils qualifient cette position de malavisée et dangereuse, en l’appelant « transphobie », ce qui fait de vous, de moi, et de quiconque n’est pas d’accord avec eux, une personne intolérante qui mérite d’aller en enfer avec tous les fascistes et les racistes. Mais quand des féministes tentent d’expliquer que, bien sûr, elles s’opposent à toute discrimination et violence contre les personnes trans, mais qu’il existe certains problèmes qui sont complexes et que nous devons examiner, discuter et comprendre, il semble que nos accusateurs refusent d’écouter. (Rien de surprenant à cela : la non-écoute des femmes est, après tout, un élément primordial de la domination masculine.) Dans le présent essai, j’essaie d’expliquer certains de ces enjeux en me basant sur ma propre expérience de l’intuition féministe que "le personnel est politique", c’est-à-dire que le patriarcat est un système politique et qu’il opère dans la sphère personnelle. Et si nous n’examinons pas la sphère personnelle, il nous est impossible de comprendre pleinement le système. J’ai changé les noms et des détails mineurs de ces anecdotes parce que mon analyse est de nature politique et que je ne veux ni identifier ni chercher à critiquer quiconque des autres personnes impliquées. L’invité - 1e partie Il y a quelque temps, une organisation progressiste à laquelle j’appartiens a tenu une activité d’un week-end à Londres, en demandant à ses membres londoniennes d’héberger pour la nuit des gens de l’extérieur de la ville. J’ai offert ma chambre libre, et peu de temps après, j’ai reçu un courriel disant qu’une personne appelée Frankie dormirait chez moi et allait me contacter pour prendre les arrangements nécessaires. C’est ce qui est arrivé : Frankie a téléphoné et m’a demandé s’il serait possible de loger chez moi le vendredi soir ainsi que le samedi soir. J’ai accepté et lui ai donné mon adresse et les directives pour s’y rendre. Après avoir raccroché, je me suis demandé si je n’avais pas fait une erreur en négligeant de spécifier que je préférais accueillir une femme. Mais peu importe, ai-je pensé, mes colocatrices seront là : nous serons trois et il sera seul. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? Vers 17 h, le vendredi soir, mon téléphone sonne. Je réponds : « Bonjour ». – « C’est Frankie. Je suis dehors. Pourquoi n’ouvrez-vous pas ? », demande-t-il. – « Je n’ai pas entendu de sonnette », dis-je, en marchant dans le corridor vers la porte d’entrée. J’ouvre la porte et il n’y a personne. – « Ouvrez la porte », dit-il encore. – « J’ai ouvert la porte, mais vous n’êtes pas là », dis-je. – « Je suis là, dehors. Ouvrez la porte », dit-il, sur un ton de plus en plus agressif. Finalement, j’arrive à le persuader qu’il doit être devant la mauvaise maison ou dans la mauvaise rue et j’avance sur le trottoir pour regarder de part et d’autre en me disant : « Ah, ces hommes, toujours convaincus qu’ils ont raison. » Après quelque temps, je vois quelqu’un remonter la rue en direction de chez moi. C’est un homme grand, de près de deux mètres, assez mince et musclé, avec les hanches étroites, la poitrine plate et de larges épaules. Il est habillé de façon informelle et porte des espadrilles. Une fois arrivé, il se présente comme Frankie et quand nous nous serrons la main, je capte une forte bouffée de sueur mâle rance et je remarque que ses vêtements sont crasseux et qu’il ne s’est pas rasé depuis plusieurs jours. Je le fais entrer, monte lui montrer sa chambre, puis redescends avec lui et prépare du thé. Nous causons un moment et convenons de souper vers 19 h 30. Il demande s’il peut prendre une douche et je dis oui, bien sûr. Après lui avoir donné une serviette propre, je monte à ma chambre. Quand je redescends plus tard pour préparer le repas, il est debout sur le palier, portant une robe cocktail et des escarpins très hauts en cuir verni. Je souris et lui dis « Jolie robe », avant de continuer vers la cuisine, même si je sens qu’il souhaite plus d’attention. Mais je suis une féministe, j’essaie de ne pas avoir le comportement féminin de m’inquiéter des émotions des hommes, et de toute façon les robes et les talons hauts ne sont pas vraiment mon truc. Pendant que nous dînons, il me demande comment se rendre au local de la conférence le lendemain matin. Je lui dis que j’ai un engagement qui va m’empêcher de l’y accompagner, mais que je l’y verrai plus tard dans la journée. Je lui explique comment s’y rendre, en prenant le métro jusqu’à la station la plus proche et en marchant pour le reste du trajet. « C’est à quelle distance ? », demande-t-il. « Environ 10 ou 15 minutes de marche, selon moi. » « Je ne peux pas marcher aussi loin avec mes talons », dit-il. Je ris et dis : « C’est vrai ! Ce sont les hommes qui devraient porter des talons hauts, pas les femmes. » « Mais je suis une femme », dit-il. Prise de court, j’essaie de ne pas rire. « OK », dis-je, en me disant que s’il est une femme, alors que suis-je, moi ? Après quelques instants, je dis : « Alors, qu’est-ce qu’être une femme signifie pour vous ? » « Cela signifie que j’ai quelque chose de fragile à l’intérieur », dit-il d’une voix de fillette, en touchant de la main sa poitrine et en la caressant en cercles. « Alors les femmes sont fragiles ? », réponds-je en pensant à la force qu’il m’a fallu pour survivre dans ce monde sexiste, pour accoucher, pour élever une enfant seule, pour me tailler une vie à mes propres conditions. Il détourne les yeux, clairement gêné. Puis il se retourne vers moi et reprend la conversation en me disant : « Je suis transgenre. » « Écoutez, lui dis-je, je vous accepte totalement comme vous êtes – je n’ai aucun problème si vous voulez porter des talons hauts et des robes et vous présenter comme vous le souhaitez. Mais pour moi, le genre, ce sont les rôles sociaux auxquels les femmes et les hommes sont astreints pour maintenir tout le système capitaliste patriarcal. » « Oh, moi je vois le genre comme une performance », dit-il. « La plupart du temps dans ma vie quotidienne, je passe pour un homme. Mais le reste du temps, je fonctionne selon ma véritable identité, en tant que femme. » Il fait tournoyer ses bras de part et d’autre, les mains légèrement abaissées et tendues de façon un peu parodique. « Bien », dis-je. « Je ne suis pas intéressé par la chirurgie et sans doute non plus par les hormones », dit-il en lissant le bas de sa robe. « Comme je vois mon corps comme un corps de femme, je ne vois pas la nécessité de le transformer. Mais du fait de vivre à [il nomme une petite ville de province], je ne reçois absolument aucun soutien. » J’aimerais expliquer la façon féministe de voir le genre, mais il continue à parler et je n’arrive pas à placer un mot. Et quand je le fais, il n’écoute pas et m’interrompt sans cesse. Tout à fait comme un homme, me dis-je. Mais comme il est seulement ici pour deux nuits, je le laisse parler et tente de l’amener à se sentir à l’aise et accepté tel qu’il est, même si je ne suis pas d’accord avec lui sur tout. Puis je lui montre où sont les aliments du petit déjeuner et je le laisse en compagnie de mes colocataires qui viennent d’arriver. Je monte à ma chambre et ferme la porte, exhalant de soulagement. Je me sens vraiment agitée, incapable de m’apaiser. Je marche de long en large. Il a un corps masculin, il ressemble à un homme, il a l’odeur d’un homme, il agit comme un homme… c’est un homme, merde. Mais une partie du temps (pas toujours), il porte des vêtements de femme – des tenues de soirée, apparemment. Je sais que selon le nouveau dogme, si j’échoue à le considérer comme une femme, à l’accepter comme une femme, je suis transphobe, je suis une TERF (une féministe radicale exclusive des trans). Parce que, selon ce dogme, si un homme « s’identifie » comme une femme, alors ille est une femme, point à la ligne. Mais à ce moment précis, tout en moi hurle que c’était faux. Totalement faux. Que signifie être une femme pour moi ? Je réfléchis à ma vie, à mon expérience de vivre en tant que femme. J’essaie de comprendre ce que signifie être une femme pour moi. Qu’est-ce qui est particulier à mon expérience d’être un être humain de sexe féminin plutôt que masculin ? Est-ce que je m’identifie comme femme ? Est-ce un choix ? Ai-je jamais choisi d’être une femme ? Et la réponse est claire. Non. Ce n’a jamais été un choix. Par cette nuit d’automne, au début des années 1950, la sage-femme a jeté un coup d’œil à mes organes génitaux externes, et voilà, j’étais une fille. Une personne immature de sexe féminin. Qui deviendrait une femme, une personne adulte de sexe féminin. Que cela me plaise ou non. Et, au fait, la sage-femme ne m’a pas « assignée femme ». Non. Elle m’a reconnue pour ce que j’étais : un être humain bébé de sexe féminin. Un bébé fille. Et c’est ainsi que j’ai été traitée. Comme une fille. Que cela me plaise ou non. Et je n’ai pas aimé cela. Pas du tout. Quand j’étais petite, j’ai eu tellement envie d’être un garçon. Parce que je pouvais voir que les garçons ont plus de liberté. Les garçons sont pris au sérieux. Les garçons sont plus en sécurité. Les garçons n’ont pas peur tout le temps. Tout cela était tout à fait clair à mes yeux de 5, 6 et 7 ans. Mais j’étais une fille. Je ne pouvais pas changer cela et j’avais peur. Mon père m’a agressée sexuellement. Parce que j’étais une fille. « Je te fais mal, je te déchire, et je te fais saigner parce que tu es mauvaise. Tu es chatte. Tu es pute. Tu es une provocatrice. » C’est ainsi que j’ai appris que je méritais mes propres agressions. Et ce traitement a garanti mon silence. Parce qu’en avoir parlé aurait équivalu à révéler que je méritais ces viols. Que c’était tout ce à quoi j’étais bonne. Alors je me suis tue. Et durant la journée, il me ridiculisait, comme il ridiculisait ma mère. Et quand il la ridiculisait, il me ridiculisait aussi parce que je savais que je grandissais à son image à elle et pas à la sienne. Comme fille. Comme future femme. Quand mes menstruations ont débuté, j’ai appris la règle la plus importante de la féminité : vous ne devez jamais, jamais le laisser voir. Peu importe que vous ne puissiez pas contrôler le lent écoulement chaud entre vos jambes. Peu importe qu’une petite quantité de sang fasse autant de dégâts. Peu importe qu’il ait une odeur piquante et douce. Vous devez toujours rester en contrôle et ne laisser quiconque savoir ou sentir la moindre indication de vos règles. Si je n’avais pas compris avant, c’était maintenant tout à fait clair. Ce corps féminin était dégoûtant. Honteux. Et puis, avec la peur toujours présente d’être agressée et violée, vint maintenant la nouvelle peur de la grossesse. Une autre chose que l’on ne pouvait pas contrôler. Quand une fille du village est tombée enceinte à 13 ans, c’est elle qui a été humiliée, et non le travailleur agricole de 30 ans qui l’avait violée et engrossée. Bien sûr, il s’en est tiré sans encombre. Et bien sûr, il s’agissait d’un viol, car comment aurait-elle pu donner un consentement éclairé à 13 ans alors qu’elle connaissait à peine ce qu’on appelait les « faits de la vie » ? Lui est demeuré libre. Libre de la honte et libre de toute la douleur et de la confusion de cette fille quand son bébé nouveau-né lui a été enlevé et mis en adoption, et qu’elle a été laissée seule, dépouillée et privée de sa mère parce que celle-ci était déjà morte, tuée par un autre homme violent. Elle a été humiliée. Et honteuse. Et à moi qui avais 10 ans, ma mère m’a raconté tout cela avec joie. Juste au cas où je ne m’étais pas rendu compte que le fait d’être femme signifiait une vie de honte qui n’est soulagée qu’en voyant la plus grande honte de vos sœurs plus infortunées. Et, avec la puberté, vinrent une foule d’autres étiquettes. Frigide ; agace-pissette ; frustrée ; salope ; grassouillette ; bas bleu ; nymphomane ; criarde ; castratrice ; laide ; chienne ; putain ; hystérique. Piégée entre les jugements et la terreur de la grossesse et la confusion créée par des prédateurs sexuels antérieurs, j’ai été brisée. Une fleur déformée. Et les garçons, mes contemporains…, que leur est-il arrivé ? Ils ont fleuri bien sûr. Ils ont jeté leur gourme, sont devenus forts et confiants, célébrant leur supériorité si évidente. Sans s’interroger un seul instant à savoir s’ils étaient si supérieurs que cela, après tout. S’ils n’étaient pas simplement les gagnants d’un système aux dés pipés. J’ai appris que je n’avais de la valeur que si j’arrivais à attirer un garçon. Si j’avais un petit ami. J’ai appris que le lesbianisme était honteux et impensable parce que vivre sans accorder la première place aux hommes était une hérésie et que sans avoir un homme en propre, je n’étais rien. Rien du tout. J’ai appris que les garçons n’aiment pas les filles intelligentes. Alors j’ai fait semblant de ne pas l’être. J’ai appris à ne jamais irriter un garçon ou un homme. J’ai appris à rire de leurs blagues, même quand elles n’étaient pas drôles. Surtout quand elles n’étaient pas drôles. J’ai appris que je devais toujours être jugée à mon apparence. On m’a dit que je devais souffrir pour être belle. Mais à cela, j’ai résisté. J’avais beau être intelligente, il m’a fallu dépasser amplement la cinquantaine avant de comprendre que porter les accoutrements de la féminité – les talons hauts, le soutien-gorge pop-up, les robes, le maquillage – n’a vraiment rien à voir avec une belle apparence, mais consiste à prouver que vous jouez le jeu du genre. C’est un code pour montrer que vous croyez aux rôles sociaux prescrits par le patriarcat, que vous acceptez ces règles, acceptez de jouer le jeu tel qu’il est prescrit, acceptez la féminité pour que les hommes puissent se sentir supérieurs. Parce que s’ils n’avaient personne à qui être supérieurs, ils seraient simplement égaux. Bien sûr. La vie est implacable. Encore peu informée en matière de sécurité ou de validation, je me suis retrouvée femme adulte. Sans le premier indice sur des façons de me protéger ou même le début d’une idée que je valais la peine d’être protégée et de me défendre. J’ai été victime d’agressions par des hommes. D’innombrables hommes. Encore et encore. J’ai été violée. Mes règles ont progressivement trouvé un rythme qui correspondait au cycle de la lune. Chaque mois, je remarquais en moi des changements subtils d’humeur, de désir, d’appétit, et même d’odeur corporelle. Aussi difficile qu’ait été la gestion de mes règles, je ne pouvais nier le caractère imposant de ce rythme, qui m’a montré que je faisais partie d’un ordre cosmique plus grand. J’avais la taille moyenne d’une femme de ma génération, soit six pouces de moins que la taille moyenne d’un homme. Et non seulement la grande majorité des hommes étaient-ils beaucoup plus grands que moi, mais leur ratio de muscles/masse corporelle était beaucoup plus élevé. Personne ne m’avait appris comment, aussi petite et douce que j’étais, je pouvais recourir à des techniques pour me protéger si j’étais attaquée. Personne ne m’avait appris à protéger mes frontières. Personne ne m’avait dit que je pouvais crier et hurler et donner des coups de pied. J’avais peur. Quand j’étais seule à la maison, j’avais peur. Quand je sortais seule le soir, j’avais peur. Quand je marchais seule en campagne, j’avais peur. La peur ne s’éloignait jamais de ma conscience. Et puis j’ai trouvé le féminisme. Il m’a appris qu’il existait un système, un système très réel, appelé patriarcat, et que toutes ces choses que j’avais vécues coopéraient à préserver ce système et garder les hommes au sommet. Pour leur bénéfice. Et j’ai découvert l’émerveillement de la compagnie des femmes, des espaces réservés aux femmes, où les femmes peuvent dire les vérités qu’elles expriment rarement en présence des hommes. J’ai découvert que nous partagions un vécu. Que tout ce que j’avais éprouvé était familier aux autres femmes. Pas dans tous les détails, bien sûr, mais rien de tout cela n’était totalement inconnu pour elles. Tout comme leur expérience m’était familière. Et nous avons ainsi compris qu’en fait, tout cela n’était pas de notre faute, comme on nous avait appris que ce l’était et comme nous l’avions consciencieusement intériorisé. Nous avons compris que nos corps n’ont rien de honteux. Que nous avons bel et bien le droit de fixer nos propres frontières, de dire non et que cela soit entendu, et de dire notre propre vérité. Et qu’en fait, il est impératif de le faire. Notre silence contribue à maintenir le système. Rompre notre silence défie le système. Chaque fois que nous nous exprimons, le système est affaibli. Alors, lentement, lentement, j’ai commencé à me sentir plus à l’aise. Je suis tombée amoureuse. J’ai découvert que je pouvais avoir des relations sexuelles à mes propres conditions. J’ai découvert que, contrairement à tout ce qu’on m’avait dit, la sexualité des femmes n’est pas quelque chose de passif, le vagin n’est pas seulement un trou, un reposoir où accueillir le si important pénis. Le clitoris est le seul de tous les organes humains à n’avoir d’autre fonction que le plaisir. Il a plus de terminaisons nerveuses que tout autre organe humain et est plus étendu que le pénis masculin. Situé en majorité à l’intérieur, il enveloppe le vagin et remonte jusqu’au col de l’utérus. Ainsi, une fois que les vagues de plaisir commencent vraiment à déferler, elles parcourent tout mon corps, de sorte que tout mon être résonne du bourdonnement primordial de l’univers et je flotte parmi les étoiles. Et cela m’a transformée. Cela m’a donné du pouvoir. Cela m’a donné une liberté dont j’avais à peine osé rêver. Et puis je suis devenue enceinte. J’ai vécu le miracle d’une vie nouvelle qui grandissait en moi. Dans ma matrice. Le centre de ma féminité. J’ai senti mon enfant bouger à l’intérieur. Au début, c’était comme le baiser d’une aile de papillon. Et puis ça s’est renforcé. Et j’ai compris que cet enfant était un être distinct, tout en faisant aussi partie de moi. J’ai vécu ce paradoxe. Ensemble, mon enfant et moi avons travaillé pour lui donner naissance et dès que son placenta a glissé de mon corps, j’ai été inondée d’hormones d’amour et j’ai regardé ma fille avec émerveillement. J’ai enduré des semaines d’irritation de mamelons à vif et plusieurs épisodes de mammite pendant que s’établissait l’allaitement maternel. Mais cela s’est fait, quelle joie ce fut ! Je m’éveillais la nuit quelques instants avant mon bébé, avec des picotements dans les seins qui suintaient du lait sucré sur les draps, comme l’attente d’un amant. Quand elle commençait à téter, je sentais le lait porteur de vie s’épancher de ma poitrine. Nous nous regardions, fascinées. J’ai vécu le paradoxe de sentir en elle un être distinct qui était aussi une partie de moi. Son père l’aimait. Mais pour lui, c’était différent. Il ne vivait pas au cœur de ce paradoxe. Parce qu’elle n’avait pas vécu neuf mois dans sa matrice. Il n’en avait pas. L’arrivée du bébé a transformé le conte de fées romantique. Le père a commencé à affirmer son privilège masculin. Intensément. Il a oublié toutes les promesses qu’il avait faites de partager les soins à l’enfant, jurant même n’avoir rien promis de tel. Il est devenu exigeant et, quand je n’étais pas d’accord ou que je refusais de dire qu’il avait raison ou de laisser gagner, il est devenu violent. « Mais ne vois-tu pas, lui disais-je, que tu me fais exactement ce que tu as reproché à ton père d’avoir fait à ta mère quand tu étais jeune ? » Il me regardait avec mépris et disait en ricanant : « Tu es folle, complètement folle. » Il était si sûr de n’avoir rien à apprendre de moi, me qualifiant d’espace gaspillé (une autre insulte à laquelle j’avais droit en tant que femme). Il pesait trente kilos de plus que moi, une fois et demie mon poids. Je savais qu’il pouvait me tuer d’un coup de poing. Il ne tarda pas à devenir indifférent à la présence ou non du bébé. Je ne vais pas vous ennuyer avec les complications d’avoir dû affronter ses colères avec un bambin dans les jambes. Je vivais dans la peur dès qu’il était dans la maison. Je n’avais que trois possibilités : me soumettre, vivre dans une zone de guerre, ou partir. Ce n’était pas un choix. Il me fallait partir ; et finalement, j’ai réussi à le faire et me suis dotée d’une nouvelle vie pour moi-même en tant que mère autonome. J’ai réalisé qu’il ne me serait jamais possible d’avoir avec un homme dans ce monde inégal la relation égalitaire que je désirais tant. J’ai finalement accepté ce que ma mère avait vu, mais que j’avais refusé de voir, que j’étais lesbienne. Je suis tombée amoureuse. J’ai vécu le bonheur de m’allonger entre les bras de mon amante, peau de soie contre peau de soie. J’ai mûri, j’ai vécu la ménopause, le contre-livre opposé à ma puberté. Et contrairement à mon appréhension, j’ai trouvé tout un monde nouveau qui m’attendait. Une énergie et un enthousiasme renouvelés pour la vie. Les changements liés au vieillissement varient : chez certaines personnes, la vue et l’audition baissent, chez d’autres, non. Certaines personnes souffrent d’arthrite et d’autres pas. Mais toutes les femmes ont une ménopause si elles ont déjà été réglées et si elles vivent assez longtemps. Et plus de 99,9 % des femmes (définies comme les êtres humains de sexe féminin) ont des règles à un moment ou l’autre de leur vie. La ménopause est donc une expérience humaine presque universelle. Et je l’ai vécue, en constatant comment elle donne à une femme une nouvelle occasion de se réinventer. Frankie dit qu’il est une femme, mais il ne partage aucune de ces expériences avec moi comme le font les autres femmes biologiques. Bien sûr, les détails varient pour chacune d’entre nous. Bien sûr, notre vie ne passe pas seulement par la biologie, elle dépend également de facteurs comme le temps, le lieu, l’origine ethnique, la classe sociale et la culture, peut-être même de la chance. Je n’ai jamais connu d’avortement, par exemple. Mais mes deux sœurs, oui, chacune à la suite d’un viol. Mais la réalité biologique de la vie dans un corps humain de sexe féminin est une expérience puissante et elle crée une communauté de partage. Vivre dans un corps féminin affecte la façon dont nous sommes traitées dans le patriarcat et cela informe notre expérience et notre vision du monde. Tout comme vous vivez un traitement différent et avez un point de vue tout autre au volant sur une autoroute, selon que vous pilotez un camion lourd ou une Mini. Alors, qu’advient-il de cette expérience partagée si nous acceptons que les hommes peuvent « s’identifier » comme femme ? Qu’est-ce que cela signifie pour les femmes ? Le groupe de lecture mixte Mon amie Grace m’avait persuadée de l’accompagner à une séance de son groupe de lecture parce qu’elle portait sur un thème féministe et qu’elle pensait que je serais intéressée. Le livre en question était Une brève histoire de la misogynie, de Jack Holland. Nous sommes arrivées et avons pris des sièges dans un cercle de chaises en plastique orange au centre d’une belle vieille bibliothèque. Nous étions environ 16, à peu près autant d’hommes que de femmes. Quelqu’un a présenté le livre et a ensuite suggéré que nous parlions à tour de rôle pendant quelques minutes des impressions et des idées qu’il avait suscitées en nous. À mon tour, j’ai dit avoir trouvé le livre intéressant pour son histoire détaillée et tristement déprimante des pratiques misogynes à travers le monde, mais j’ai ajouté que son absence d’analyse m’avait fait penser à une télésérie sur des crimes véritables. J’ai exprimé mon désir d’y trouver une perspective féministe et même mon désespoir de ne pas en trouver... Il y eut alors une sorte de tumulte. Le tour de table a été abandonné et tous les hommes ont commencé à parler très fort en même temps. « Nous n’avons plus besoin du féminisme ; nous avons l’égalité maintenant », a dit l’un d’entre eux. « Pas cette vieille rengaine ! », a dit un autre. « En fait, le féminisme est allé trop loin. Ce sont maintenant les hommes qui sont opprimés », dit encore un autre. « C’est peut-être un problème en Arabie saoudite, mais pas ici. Certainement pas ici. » Et ils continuèrent de la sorte. « Pourtant... », tentèrent de dire les femmes. Mais les hommes ne s’arrêtèrent pas. Leur conviction que la Terre était plate s’avérait si forte qu’ils ne pouvaient même pas envisager la possibilité que les femmes aient quelque chose à ajouter sur ce sujet qui les affectait de façon si particulière. Les hommes semblaient incapables d’envisager la possibilité d’avoir, en fait, beaucoup à apprendre des femmes. Une femme essaya vaillamment de faire comme eux et de s’imposer dans la conversation. Mais sa détresse la trahit. Sa voix devint aigre, et quand les hommes commencèrent à parler de la trop grande émotivité des femmes, elle s’arrêta à mi-phrase comme un tourne-disque lors d’une soudaine panne de courant. Les femmes se turent. Certaines d’entre nous décrochèrent complètement. Une femme se leva bruyamment et partit aux toilettes pour en émerger 20 minutes plus tard avec un excès de maquillage appliqué à la diable. Pour ma part, je tentai toutes les techniques de relaxation connues de l’humanité dans un effort pour maîtriser ma tension artérielle. Et puis, ce fut terminé et les femmes bondirent de leurs chaises pour converger dans la minuscule kitchenette et pousser simultanément un énorme « Arrrrrrrrrrrrrrrrrrgh » involontaire, alors que les hommes se félicitaient d’une si excellente discussion et empilaient les chaises. Puis Grace a dit : « Je pense que nous devrions mettre sur pied un groupe de lecture réservé aux femmes. » Et nous avons toutes poussé un grand « Oui ! » Nous avions besoin d’un espace non mixte pour une foule de raisons. En écrivant cela aujourd’hui, tant d’années plus tard, je m’étonne du fait qu’aucune d’entre nous ne se soit levée pour exiger que les hommes se taisent et nous laissent notre part du temps de parole. Vous voyez, nous avions toutes été socialisées à prendre soin des hommes. À ne jamais les faire se sentir mal à l’aise. À rire de leurs blagues même si elles ne sont pas drôles. Surtout si elles ne sont pas drôles. Nous avions été socialisées à surtout ne pas dire la vérité devant des hommes. Et les hommes avaient été socialisés à penser qu’ils n’ont rien à apprendre des femmes, et qu’ils sont plus grands et plus intelligents qu’ils ne le sont réellement. Comme Virginia Woolf l’a dit de façon si exquise dans Une chambre à soi : « Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature. » Et les hommes peuvent se croire trompés quand nous ne faisons pas cela. Certains d’entre eux s’imaginent même être opprimés. Ils pensent que c’est nous qui les opprimons. Désapprendre toute cette socialisation n’est pas une mince tâche. Il faut de bonnes conditions. Il faut de la détermination. À la fois chez les femmes et chez les hommes. Mais personne ne renonce à son propre privilège sans lutte. C’est pourquoi cette tâche DOIT être dirigée par des femmes. Et pour que nous les femmes désapprenions notre socialisation et comprenions comment elle fonctionne, nous avons besoin de nos propres espaces. Ce n’est pas une question d’ordre universitaire, mais un enjeu fondamental. De chair et de sang. De survie. Le groupe de lecture réservé aux femmes Nous avons donc lancé notre groupe de lecture féministe réservé aux femmes. Nous avons exploré ensemble les grands classiques de la Deuxième vague (Kate Millett, Marilyn French, Andrea Dworkin, Shere Hite, et beaucoup d’autres), nous avons lu des psychologues féministes, des militantes pour les droits des personnes handicapées, des romancières, de la science-fiction féministe, des lesbiennes, des retraitées, des scientifiques, des survivantes du viol, de l’inceste, de la prostitution et de la pornographie, des femmes noires, des femmes asiatiques, des femmes blanches. Nous avons lu un livre écrit par un homme (Les prostitueurs, de Victor Malarek). Nous avons imaginé un monde sans hommes et nous sommes demandées à quel point les femmes seraient différentes dans un monde où elles n’auraient pas à rivaliser pour le soutien des hommes. Nous avons appris des stratégies féministes pour résister au harcèlement et aux attaques de rue. Nous avons abordé notre corps, nos règles, nos vies sexuelles, nos relations personnelles, nos milieux de travail, nos troubles alimentaires, la naissance et l’allaitement, la survie à la violence masculine, le choix de ne pas avoir d’enfants, le choix d’en avoir, l’infertilité, les avortements, le colonialisme, l’économie, le racisme, la ménopause, le vieillissement, la biologie, le mariage, la virginité, l’éducation des enfants, le travail ménager, le système juridique, et l’idée de former notre propre groupe de vigilantes, comme la bande des Saris roses, en Inde. Nous avons examiné notre tendance à nous policer réciproquement, conformément aux lois du genre et pour éviter la douleur insupportable d’une rupture avec nos amies. Nous avons appris une histoire féministe du monde et combien courte avait été l’histoire du patriarcat en comparaison de la longue histoire égalitaire de la race humaine qui l’avait précédée. Nous avons compris que le patriarcat était un système et que le capitalisme est bâti sur ce système, comme son développement logique. Pour beaucoup d’entre nous, c’était notre première expérience d’être dans un tel espace réservé aux femmes. Certaines étaient nerveuses au début. Une femme n’a pas dit un mot durant ses quatre premières réunions, mais elle s’est rattrapée à la cinquième en parlant sans cesse. Et elle n’a jamais regretté son choix. Au fil des années, nous nous sommes rencontrées dans toutes sortes d’endroits. Au début, nous nous voyions dans le bar d’une association étudiante. Une fois, un homme s’est assis à côté de nous et a commencé à nous dire pourquoi nous avions tort dans ce que nous disions. Nous nous sommes toutes tournées vers lui pour lui dire unanimement que nous ne lui avions pas demandé son avis et il est reparti, piteux. Le groupe a changé nos vies. Il nous a donné un espace où nous pouvions explorer des idées, des manières de voir le monde, et une analyse, conçue en toute honnêteté. Cela nous a fait comprendre que ce que nous avions si souvent interprété comme un échec personnel était en réalité un produit du système. Il aurait été tout à fait impossible d’arriver à cette prise de conscience dans le groupe de lecture mixte. Je ne pense pas que cela aurait pu se produire même s’il n’y avait eu qu’un seul homme présent. Parce que toute notre éducation à s’occuper de lui, à lui préparer du thé, à ne pas dire quoi que ce soit qui puisse l’irriter serait intervenue. Et compte tenu de sa socialisation à croire qu’il n’avait rien à apprendre des femmes, les chances sont grandes qu’il nous aurait interrompues, interpellées, qu’il ne nous aurait pas écoutées, pas vraiment. Il nous fallait un espace non mixte pour développer une conscience féministe. Le groupe a été annoncé comme réservé aux femmes. Nous avons délibérément choisi de ne pas définir ce que nous entendions par « femmes » et nous avons accueilli quiconque s’y présentait, du moment que ce n’étaient pas évidemment des hommes. Au cours des quelque quatre années pendant lesquelles j’ai dirigé le groupe, une seule personne trans, Olivia, a exprimé son intérêt à se joindre à nous. Nous l’avons accueillie. Contrairement à Frankie, elle vivait à plein temps en tant que femme, avait subi une chirurgie de réassignation de sexe, et était habituellement perçue comme une femme. Je savais qu’elle était trans parce qu’elle me l’avait confié en privé. Je n’ai pas divulgué cela aux autres membres, mais certaines d’entre elles le savaient, soit parce qu’elles s’en étaient rendu compte d’elles-mêmes, soit parce qu’Olivia (ou quelqu’une d’autre) le leur avait dit. Quand Olivia était là, j’ai remarqué que les femmes qui savaient qu’elle était trans lui marquaient parfois une déférence subtile, ou évitaient de parler de choses, comme la menstruation, qu’elles croyaient risquer de la rendre mal à l’aise. Ou, elles lui accordaient plus d’attention que j’étais sûre qu’elles auraient fait si elles avaient cru que c’était une femme « ordinaire ». Cela m’a montré à quel point il est difficile pour nous, en tant que femmes, de transformer ces habitudes profondément ancrées que nous avons apprises dès l’enfance : traiter les hommes avec déférence, prendre soin d’eux, rire de leurs blagues. Puis, j’ai remarqué que les femmes qui ne semblaient pas se rendre compte qu’Olivia était trans avaient souvent une réaction de surprise, un soubresaut, quand elle disait quelque chose. J’ai interprété cette réaction comme une reconnaissance involontaire que le vécu d’Olivia était fondamentalement différent du nôtre et que cela se voyait quand elle parlait. Elle ne donnait pas l’impression d’être une femme. Et je ne parle pas de son ton de voix, mais bien du contenu de ses paroles. C’était comme si elle était à l’extérieur de la réalité des femmes à regarder à l’intérieur, alors que nous étions à l’intérieur à regarder au-dehors. Sa réalité était tout simplement différente. Et ce n’est pas surprenant. Parce qu’elle n’avait pas un corps féminin et qu’elle n’avait pas grandi en tant que fille et que cela avait affecté la façon dont elle avait été traitée, ce qu’on lui avait enseigné et ce qu’elle avait appris. La réalité biologique matérielle sert bel et bien de médiation à notre expérience en tant qu’êtres humains et, dans ce monde sexiste, elle affecte la manière dont nous sommes traitées. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce n’est pas un reproche que je fais à Olivia. Pas le moindrement. Elle s’est toujours montrée, sans exception, respectueuse et digne. Mais comme le fait qu’elle était trans était non partagé et non reconnu, cela introduisait un élément d’inauthenticité dans un environnement où l’authenticité était la clé. Notre but était de décaper toutes les strates non dites et non reconnues de nos réalités, de traquer la vérité. Et pour moi, cela révèle l’un des gros problèmes concernant l’accent que mettent les trans sur le fait de « passer » (pour l’autre sexe). Ce mot divulgue à lui seul la réalité que les transfemmes ne sont pas des femmes et que les transhommes ne sont pas des hommes. Si c’était le cas, il ne leur serait pas nécessaire de donner ainsi le change. Cette réalité peut être inconfortable à reconnaître, mais faire semblant que quelque chose est vrai quand ce ne l’est pas ne facilite pas le sentiment de confiance ou la prise de conscience. Mais que se serait-il passé si plusieurs transfemmes étaient venues au groupe ? Aurions-nous alors commencé à modifier encore plus ce que nous disions ? Est-ce que, comme certains groupes dits féministes, nous aurions commencé à dire (et même à penser) que les menstruations, l’avortement, l’accouchement et l’allaitement ne sont pas des problèmes de femmes parce que les femmes transsexuelles ne les vivent pas ? Comment cela se serait-il terminé ? Cela se serait terminé dans le silence. Le silence des femmes. Encore une fois. Et si Frankie était venu au groupe, avec son comportement si évidemment masculin : interrompant, refusant d’écouter, insistant qu’il avait raison ? Le groupe aurait-il même survécu ? Probablement que non, selon moi. L’invité – 2e partie Revenons donc à mon week-end avec Frankie. Le samedi soir, je lui prépare de nouveau un repas et nous bavardons en mangeant. Il se sent maintenant plus à l’aise et se livre au comportement masculin bien rodé de dire à une femme qui gère sa vie avec compétence et succès ce qu’elle fait d’erroné. C’est sa dernière soirée ici et je ne veux pas m’embarrasser d’une dispute, alors je reste assise là, de façon aussi passive que possible, alors qu’il m’instruit sur la façon de gérer mes finances et même ma relation avec ma fille adulte. Je soupire de soulagement quand j’entends la clé de mes colocataires tourner dans la serrure et ne perds pas un instant pour leur souhaiter d’excellentes vacances (elles partent pour l’aéroport au petit matin) et leur dire bonne nuit ainsi qu’à Frankie avant de m’échapper vers ma chambre. Où je rêve d’avoir la maison pour moi toute seule le lendemain soir. Mais les choses ne se passent pas tout à fait comme cela parce qu’après la fin de l’événement, le jour suivant, Frankie me téléphone et me demande s’il peut rester chez moi une nuit de plus. Au mépris de mon sentiment, j’accepte. (Vous voyez à quel point il est difficile de ne pas être toujours la personne généreuse et nourrissante quand on est une femme.) Il rentre plus tard cette fois. Il s’est rendu au pub avec Jenny et Ursula et dès qu’il franchit la porte, je peux voir qu’il est très agité. Et bien sûr, il ne perd pas une minute pour s’en prendre à moi. « Tu t’es vraiment plantée cette fois-ci », me lance-t-il, avant d’exiger que je retienne ses services comme médiateur. Je supprime une envie involontaire de rire et lui demande d’expliquer ce que j’ai fait et pourquoi j’aurais besoin de ses services. Il me dit que j’ai trahi Jenny et Ursula et les ai poignardées dans le dos. Et puis il répète quelques insultes calomnieuses que je peux presque les entendre lui dire. J’explique que je sais qu’elles sont en colère contre moi. (La veille, j’ai pris une position différente de la leur dans un débat qu’elles ont fini par perdre.) Mais comme je n’ai rien fait de mal ou d’impropre et que je ne doute pas que cette querelle sera vite oubliée, je rejette son offre. Il se lève et fonce vers l’évier où je fais la vaisselle. Il se tient très près, dressé contre moi. Je me sens menacée, ce qu’il souhaite clairement, et devient de plus en plus agressif en insistant pour que j’accepte son offre de médiation et que je reconnaisse sa sagesse et ses compétences supérieures. Je dis : « Écoutez, je ne veux plus en discuter. Pouvons-nous changer de sujet, s’il vous plaît ? » Mais il refuse. Il devient agité et commence à crier. J’ai peur. Je sens sa testostérone monter. Je sens l’adrénaline m’envahir, mais je me force à rester calme. Je lui demande de me laisser tranquille, d’aller dans sa chambre. Il refuse et continue à crier. La tension s’intensifie. Je sais que je ne peux pas dormir seule dans la maison avec cet homme. Finalement, je lui demande de partir. Il refuse. Je lui dis qu’il doit partir. Il commence à me menacer. J’ai maintenant très peur. Je suis consciente de son corps beaucoup plus grand, plus musclé, et de la testostérone qui l’enflamme. C’est un territoire familier pour moi. Je reconnais là de la violence masculine typique. J’ai déjà parcouru ce terrain. Différents personnages, même histoire. Le marché est le suivant : je dois me soumettre à sa volonté ou je risque qu’il m’agresse physiquement. Peut-être même qu’il me viole. Et ce serait ma faute. Entièrement de ma faute. Parce que je ne me suis pas soumise. Nous jouons maintenant pour des enjeux très élevés. Je suis d’un calme mortel. Je tiens le téléphone derrière mon dos, mon pouce prêt à composer le 999 et je continue à insister pour qu’il parte. Et heureusement, en fin de compte, il le fait – en hurlant, au moment où il passe la porte pour que tous les voisins l’entendent, qu’il va se venger. Il va dire à tous les membres de l’organisation à quel point je suis une harpie transphobe et cruelle. Il va déposer une plainte officielle et me faire expulser de l’organisation. Je peux encore l’entendre crier alors qu’il claque la porte du jardin et descend la rue. Je verrouille la porte à double tour et attache la chaîne. Je m’assieds en bas de l’escalier en haletant. J’ai besoin de remplir mon corps d’air, de tout l’air dont il a manqué pendant que je le tenais rigide, en état d’alerte. Je me dis que c’est bien la dernière fois que je propose d’accueillir un homme chez moi. Et puis je me rends compte tout d’un coup qu’en vertu du nouveau dogme de la trans-inclusivité, il est une femme. Si j’avais demandé une femme, on me l’aurait peut-être envoyé quand même. Je frissonne en réalisant ce que cela implique pour la sécurité des femmes. Et ma décision de ne jamais offrir un logement à quelqu’un que je ne connais pas n’y change rien. Quand je parle de cet incident avec des amis au cours des prochains jours, l’un d’entre eux me dit : « Mais tu t’es certainement déjà disputée avec des femmes ? » Et je réponds : « Tu plaisantes ? » J’ai perdu le compte du nombre de disputes que j’ai eues avec les femmes au fil des ans. Et à deux occasions, il est vrai qu’une femme m’a un peu bousculée. Mais je n’ai jamais craint qu’une femme m’attaque physiquement dans le but de me faire vraiment mal, de me causer des dommages sérieux, ou qu’elle me viole. Simplement pour me démontrer ce que je vaux. Que je suis impuissante, une ordure. J’ai connu ce traitement seulement de la part d’hommes. D’êtres humains adultes de sexe masculin. Voilà ce qu’est la violence masculine. Je n’accepte tout simplement pas que Frankie soit une femme. Et je n’accepte pas la validité d’un dogme qui me qualifierait de transphobe pour cette raison. Et je trouve désagréable que des hommes, hétéros ou gais, me réprimandent ainsi que d’autres femmes de ne pas accepter tous les hommes transgenres comme des femmes, comme identiques à nous. Vous savez ce à quoi ressemble pour moi cette insistance pour que nous fassions ce que vous nous dites de faire ? Oui, à encore plus de violence masculine. Et c’est une hypocrisie flagrante parce que vous, les hommes, disposez d’innombrables espaces réservés aux hommes, dont vous imposez les frontières par la violence et la menace de violence. Comment avez-vous le toupet de nous dire où et comment fixer nos frontières ? Autrement dit, les gars, vous devriez parfois vous la boucler. La promenade dans le parc C’était une journée d’été parfaite et nous avons décidé d’aller à la première représentation d’un film. Nous avions pensé nous y rendre à pied – c’est une belle promenade à travers deux parcs de Londres séparés par juste un petit bout de rue –, mais nous sommes parties trop tard et avons pris le métro en fin de compte. Quand nous sommes sorties du cinéma, nous étions toutes les deux agitées, comme si nous avions besoin de cette promenade à pied. C’était au milieu de l’été et il n’avait pas encore commencé à faire noir. « Si nous marchions », dit-elle. « Il fait encore clair. » « Je pense que nous pouvons revenir avant la tombée de la nuit », répondis-je. « Si nous partons maintenant et que nous n’arrêtons pas prendre un verre. » Il faisait clair quand nous avons traversé le premier parc où, contrairement au deuxième, le sentier passait près de la rue. Le crépuscule tombait quand nous sommes arrivées au deuxième parc, plus grand. C’était une soirée enivrante. L’air était chaud et humide, lourd du parfum des fleurs de tilleuls. Il y avait beaucoup de gens dehors – tous des hommes. Des hommes en groupes, des hommes seuls, des joggers, des gais, peut-être en chemin vers les espaces de drague, des groupes d’hommes assis sur les bancs au bord du lac buvant de la bière en canettes, des hommes couchés dans l’herbe écoutant de la musique sur leurs iPods, des hommes promenant leur chien, des couples d’hommes discutant des nouvelles. Mais pas une femme. Parce que les parcs urbains après le crépuscule ne sont pas des endroits pour les femmes. Ces espaces sont réservés aux hommes. Une fois atteint le point de non-retour, il faisait presque nuit. Nous étions toutes les deux effrayées, fouettées par l’adrénaline. Nous nous sommes séparées brusquement pour ressembler moins à des lesbiennes. Nous voulions être invisibles. Nous étions silencieuses, chacune entendant la respiration de l’autre. Nous savions toutes les deux que l’autre avait très peur. Si quelque chose nous arrivait, si un homme ou un groupe d’hommes nous attaquaient, nous violaient, nous tuaient, nous savions que l’accent mis sur ce récit dans les médias patriarcaux capitalistes serait notre irresponsabilité d’avoir déambulé dans un parc urbain après la tombée de la nuit. Ils lanceront des avertissements de police pour dire à toutes les femmes dans un rayon de 80 km de rester à l’intérieur la nuit. Ils laisseront aller nos agresseurs. S’ils blâment un homme, il sera dépeint comme un malade, une aberration statistique. En régime patriarcal, la liberté des hommes est sacro-sainte et ne doit jamais être contestée. Et j’ai ressenti une sorte de colère. Ne suis-je pas un être humain qui a besoin de regarder les étoiles ? Pour sentir cette immensité et cette merveille ? Est-ce que je n’ai pas besoin de sentir l’air sombre, chaud et parfumé contre ma peau ? Est-ce que je n’ai pas besoin de marcher sous les arbres délicats par une soirée d’été ? Hommes, comment osez-vous vous approprier cet espace comme le vôtre ? Utiliser vos menaces de violence pour me maintenir à la maison ? Pour me tenir rivée au sol ? Et qu’en est-il de tous les hommes bons, généreux, les hommes qui disent que Tous Les Hommes Ne Sont Pas Comme Ça ? Pourquoi gardez-vous secret ce privilège ? Pourquoi ne me parlez-vous jamais de ce scandale ? Comment se fait-il que vous ne pensiez jamais à mes besoins ? Comment se fait-il que vous ne défiiez jamais les autres hommes ? Serait-il possible que vous profitiez également de la violence des hommes violents et de la menace de violence qui maintient les femmes à la maison ? Ne vous illusionnez pas. Votre silence sert également à consolider le géant patriarcal capitaliste. Ne voyez-vous pas que vous excluez également les hommes transgenres de ces espaces ? Ces transhommes qui sont (en général) plus petits que vous et qui ont appris en tant que filles à rester à la maison et à éviter l’obscurité. Et puis vous avez l’audace de me dire, de dire aux femmes, que nous devons ouvrir nos quelques espaces, si pathétiquement rares, à quiconque réclame d’y avoir accès ? Faute de quoi, nous sommes « transphobes », nous sommes des TERFs. Parfois vous savez, vous êtes vraiment ringards, messieurs. Et n’oubliez pas la multitude d’autres espaces réservés aux hommes : bars, clubs, événements sportifs. Et les autres – les clubs de « danse contact », les bordels – où des femmes sont présentes, mais seulement pour servir les hommes et flatter leur ego. Et les autres – les pubs et les clubs – où les femmes peuvent aller au bras d’un homme, mais pas seules, sous peine d’être harcelées ou pire encore. Et puis il y a les événements pour PDG, les clubs de banquiers d’investissement, les meilleurs clubs masculins dont vous écartez les femmes par des plafonds et des murs de verre. Hommes, vous avez tant et tant d’espaces masculins. Et peut-être parfois laissez-vous une femme y pénétrer afin de pouvoir dire que nous avons tort et que ce n’est pas un espace exclusivement masculin. Mais elle est là à condition de tenir sa place, de ne pas se comporter naturellement. Elle doit constamment se surveiller. Nous avons si peu d’espaces où nous rencontrer à nos propres conditions. Ne voyez-vous pas votre propre hypocrisie ? Ne devriez-vous pas retirer la poutre de votre œil avant même de penser à nous dicter un comportement ? Ou est-ce simplement que vous comprenez très bien le pouvoir que nous trouvons dans ces espaces non mixtes ? Comment ils nous aident à voir au-delà de vos conneries. Les conneries capitalistes patriarcales dont vous bénéficiez… Le groupe de lecture lesbien Dans mon groupe de lecture lesbienne, nous lisions des romans. Mais cette fois-là pas une seule d’entre nous ne l’avait lu. Nous avons ri et décidé de parler plutôt de ce que nous voulions lire au cours des prochains mois. Nous avons envisagé de chercher des livres sur certains thèmes. Les enjeux transgenres, peut-être ? Nous étions huit ce soir-là, je crois. Toutes issues de milieux différents, nous connaissant habituellement par le biais du groupe et ne socialisant pas autrement. Mais c’était toujours un beau rassemblement, comme une chaleureuse étreinte. Spontanément, nous en venons à partager nos expériences avec des transfemmes dans des groupes de lesbiennes où nous avions frayé. Un thème surgit. Une femme raconte sa détresse d’avoir assisté au comportement prédateur d’une transfemme plus âgée auprès de jeunes femmes à la beauté plus conventionnelle, lors d’un rassemblement lesbien mensuel auquel elle participe. Une autre raconte comment le groupe de lesbiennes qu’elle animait dans une petite ville de province avait chaleureusement accueilli une transfemme qui avait demandé de s’y joindre. Mais après avoir harcelé une femme du groupe pour lui imposer des rapports intimes, quand elle a réalisé qu’elle n’y arriverait pas, cette transfemme a accusé cette autre femme de transphobie et a détruit son nom et sa réputation dans le groupe. Les séquelles de ce comportement ont été si douloureuses et émotionnellement épuisantes que le groupe s’est dissout, privant ainsi ces femmes de leur arrimage social. À peut-être une exception près, chaque femme du groupe de lecture nous a confié une histoire douloureuse semblable. Nous avons ainsi entendu parler de plusieurs groupes qui, durant des années, avaient fourni aux lesbiennes un espace dont elles avaient grandement besoin pour jouir de la compagnie les unes des autres, et qui s’étaient dissous ou avaient fermé suite au comportement destructeur et manipulateur d’une transfemme. Nous avons admis notre inquiétude face à cette tendance. Et nous avons reconnu avoir peur d’être étiquetées « transphobes ». Une fois qu’une transfemme a pénétré dans un groupe et qu’elle y fait des ravages, la situation devient très difficile à gérer. Les menaces et les accusations de transphobie ne sont jamais loin. Pas une seule de nous ne voulait se montrer exclusive. Mais nous avons toutes admis préférer la compagnie des femmes, et avoir eu du mal à voir les transfemmes comme des femmes quand leur comportement était si souvent conforme au modèle masculin, alors que c’étaient les corps des femmes que nous aimions. Nous n’avions pas de solution, juste de la tristesse. Beaucoup de tristesse. Nous savions que si nous décidions de ne pas accueillir de transfemmes et que nous le disions clairement, nous risquions d’être harcelées sans cesse à ce sujet, et peut-être même de recevoir des menaces de mort, non seulement de la part de transfemmes, mais aussi d’hommes, homosexuels et straight, et de femmes hétérosexuelles. Aucune de ces personnes ne tenterait de comprendre les difficultés et les risques encourus. Plus tard, en rentrant chez moi, j’ai ressenti beaucoup d’irritation à voir les choix des femmes constamment policés de la sorte, à constater à quel point on ne nous permet jamais de décider seules de nos propres intérêts. J’éprouvais de la colère envers l’hypocrisie des personnes toujours prêtes à nous dire quoi faire tout en ne sachant rien de nos vies. Le contexte plus large Durant les années 70, au sommet de ce qu’on appelle parfois la deuxième vague du Mouvement de libération des femmes, il existait des groupes de sensibilisation non mixtes dans plusieurs quartiers urbains aux États-Unis, en Australie, en Europe occidentale et au-delà. On peut soutenir que c’est l’ampleur de cette activité exclusivement féminine qui a permis à une masse critique de femmes de défaire les liens de leur socialisation et de réaliser des changements sociaux généralisés. Le Mouvement de libération des femmes est considéré par beaucoup comme le mouvement social le plus fructueux et le plus transformateur du siècle dernier. Il a provoqué des transformations marquées de la société et des lois, des attentes et des pratiques, et a réussi à débarrasser le système de genre de certains des pires excès qui sévissaient alors. On a cessé de s’attendre à ce que les femmes trouvent tout leur bonheur à mitonner de petits plats et à prendre soin d’autrui, et les codes vestimentaires rigides ont été relâchés. Les jouets et les vêtements pour enfants sont alors devenus moins genrés, favorisant l’accès des filles à des jeux de Lego et celui des garçons à des poupées, tandis que les enfants des deux sexes s’habillaient de jeans et de tee-shirts aux couleurs primaires, par exemple. Mais il s’est produit un mouvement de ressac, au plan personnel, de la part d’hommes dont beaucoup se sentaient mal à l’aise de constater que ces changements entraînaient la perte d’une partie de leur supériorité facile et de leurs avantages sociaux et économiques. Comme beaucoup de femmes étaient moins disposées à jouer leur rôle de genre, soumis, inférieur (la féminité), les hommes ont senti leur masculinité s’étioler, parce que l’on ne peut être supérieur que par opposition à l’infériorité de quelqu’un d’autre. Donc, même si beaucoup d’hommes ont accueilli avec enthousiasme les changements impulsés par les femmes, d’autres ont refusé de le faire. Et comme ils avaient été socialisés à penser qu’ils avaient peu, voire rien, à apprendre des femmes, ils n’ont pas écouté et compris qu’ils étaient également pris au piège dans un système qui les limite et les endommage, tout comme on a fait valoir que l’esclavage corrompait les propriétaires d’esclaves encore plus profondément que les esclaves. Il s’est aussi produit un choc en retour dans le système capitalisme. Si les garçons et les filles portent tous les mêmes vêtements et jouent avec les mêmes jouets, les parents n’ont pas besoin d’acheter autant de choses. Les industries du jouet et du vêtement sont donc revenues à la charge et ont graduellement éliminé de leurs catalogues les produits de genre neutre pour lancer des jeux de Lego rose et des vêtements de fées pour les fillettes, tout en continuant à mousser les jouets de guerre et les tenues de combat pour les garçons, la guerre étant l’expression ultime de la masculinité (le rôle de genre prescrit aux hommes). Quant aux fabricants de vêtements pour femmes, ils ont cessé de produire les vêtements plus androgynes et confortables que préféraient tant de femmes pour revenir à des modes inconfortables et contraignantes qui mettent l’accent sur la subordination féminine, et ils en ont changé chaque année pour forcer les femmes à dépenser constamment de peur de sembler démodées, dépassées. La combinaison de la réaction personnelle des hommes et de la réaction commerciale du capitalisme a conduit à l’effroyable explosion de l’industrie du sexe au cours des dernières décennies, de telle sorte qu’aujourd’hui, des dizaines de millions (peut-être plus) de femmes et de filles dans le monde se retrouvent piégées dans la prostitution, parce qu’énormément d’hommes sont prêts à payer pour les maltraiter afin de renforcer leur sentiment de masculinité et de supériorité. Ce qui signifie pour les exploiteurs impitoyables, beaucoup d’argent à gagner facilement. Et nos enfants se nourrissent aujourd’hui d’un régime de porno hardcore qui se résume à la sexualisation de la haine des femmes projetée sur des corps féminins. Cette évolution, renforcée par l’infiltration de ces images et de ces attitudes dans la culture générale, efface la plupart (et peut-être finalement la totalité) des acquis du Mouvement de libération des femmes, à mesure que les garçons en viennent à croire que le viol est du sexe consensuel et le proxénétisme, une activité respectable. Pour leur part, les filles apprennent, à nouveau, qu’elles n’ont pas de valeur, que leur corps est dégoûtant, et qu’elles méritent la douleur et le malheur où elles baignent. Cette catastrophe personnelle est institutionnalisée par le capitalisme, puisque pratiquement toutes les industries traditionnelles (banques, internet, télécommunications, construction, cinéma, etc.) se nourrissent de l’industrie du sexe et en dépendent de plus en plus pour leurs bénéfices. Un véritable cercle vicieux. Alors, est-il étonnant que nos enfants grandissent dans la confusion ? Que de plus en plus de garçons et d’hommes rejettent le rôle de genre prescrit pour leur sexe quand leur corps même a été redéfini comme un instrument de torture ? Et que les filles rejettent aussi leur corps ? Et que dans cette glorieuse orgie néolibérale capitaliste patriarcale, il existe aujourd’hui toute une chaîne alimentaire de compagnies pharmaceutiques, de chirurgiens esthétiques, de logopèdes, de psychologues, et de fabricants de corsets, de chaussures à talons hauts et de pénis artificiels et plus encore, qui sont plus que désireux d’intervenir afin de transformer le corps de ces gens confus pour leur vendre les accoutrements de l’autre sexe biologique ? Le problème, c’est le système de genre, non le corps Les féministes disent, attention, ce ne sont pas les corps qui sont le problème ! Le problème est le système, le système de rôles rigides prescrits par le sexe : la masculinité pour les hommes et la féminité pour les femmes, ce qu’on appelle le système de genre. Qu’arriverait-il, disent les féministes, si au lieu de changer des corps, nous changions ces rôles, pour les rendre plus fluides, moins rigides, et peut-être même les éliminer complètement ? Ne serait-il pas mieux, disent-elles, de pouvoir plutôt changer le monde ? Pour que les garçons et les hommes puissent être libres de s’exprimer comme bon leur semble, de jouir de l’impression de la soie caressant leurs jambes, d’être gentils et doux et pas seulement durs et forts ? Et pour que les filles et les femmes ne soient plus transformées en cibles légitimes de la frustration et la douleur des hommes, et qu’elles apprennent à manier une perceuse électrique avec compétence ? Que nous arrêtions d’enrégimenter les filles et les garçons, les hommes et les femmes, dans ces rôles et comportements genrés ? Que nous nous dotions d’un érotisme qui ne soit pas fondé sur le culte du pénis et la subjugation de ses récipiendaires, mais qui reconnaisse et se réjouisse de l’égalité et de la spécificité de chacune et chacun d’entre nous ? Ne serait-ce pas une meilleure solution que d’orienter les dissidents du genre vers des opérations dangereuses et douloureuses, la perte irréversible de parties saines de leur corps, une dépendance à vie de médicaments risqués ou toute la confusion qui survient quand des gens déclarent simplement être de l’autre sexe que le leur ? Cela ne mènerait-il pas à un monde meilleur ? Un monde plus généreux, un monde plus capable de résister à la marche impitoyable du capitalisme patriarcal ? Beaucoup de femmes s’objectent à l’expression « cis » et refusent d’être étiquetées « cisfemmes » parce que cela suggère, voire implique, que le genre est quelque chose de bénin. Alors que ce n’est pas le cas. Le genre n’est pas bénin pour les hommes et il n’est certainement pas bénin pour les femmes. Dire le contraire, c’est suggérer, voire impliquer que les femmes méritent leur propre subordination, ce qui est l’essence même du discours antiféministe. L’essence même du mouvement de ressac aux gains du Mouvement de libération des femmes. Non, nous ne sommes pas des « cisfemmes ». Nous sommes des femmes, des êtres adultes de sexe féminin. Telles que définies dans le dictionnaire. Cela ne signifie pas que nous haïssons les gens qui ont emprunté des itinéraires transgenres. Mais nous vous demandons de nous écouter, de comprendre que notre analyse n’est pas une attaque personnelle contre vous. Nous comprenons que chacun·e d’entre nous doit procéder à beaucoup d’accommodements pour survivre dans ce monde. Mais un accommodement est une solution personnelle et non une solution sociale, tout comme les communautés fermées ne sont pas la solution aux troubles sociaux causés par l’inégalité extrême, mais plutôt un accommodement personnel à cette situation. Nous comprenons que le personnel est politique. Pour chacune et chacun d’entre nous, les choix personnels que nous faisons affectent bel et bien toutes les autres personnes. Alors, que penser de ces espaces réservés aux femmes ? À mon avis, la question des salles de toilette est simple. Les gens qui ont un pénis n’ont pas leur place dans les toilettes et vestiaires des femmes, et ce pour deux raisons. 1. Les hommes ont fait de leur pénis une arme pour agresser les femmes. 2. Les femmes peuvent devenir enceintes contre leur gré et sont plus susceptibles de subir d’autres conséquences négatives d’une agression sexuelle, y compris contracter des maladies infectieuses qui menacent leur vie. NE NOUS BLÂMEZ PAS POUR CETTE SITUATION. Si vous ne l’aimez pas, faites campagne contre la violence masculine. Lancez une campagne pour affirmer : « Certains hommes portent des robes. Apprenez à vous y faire. » Prenez-vous-en aux hommes qui rendent le monde violent pour les femmes et les transfemmes et les hommes qui portent des robes ou qui dérogent aux normes. Ne vous en prenez pas à nous. S’il vous plaît. Cela vous fait paraître tellement idiots. Vous pourriez également faire campagne pour l’installation dans les écoles et les lieux de travail de toilettes unisexes à une place, en plus des toilettes réservées à chaque sexe. Les transfemmes ayant subi une chirurgie de réassignation de sexe devraient bien sûr être bienvenues dans les toilettes et vestiaires de femmes. Mais qu’en est-il des groupes de sensibilisation et de lecture réservés aux femmes, comme certains de ceux que j’ai mentionnés, mais aussi d’autres associations comme les groupes de survivantes de viol et d’inceste ? J’ai essayé d’expliquer que ces groupes sont une condition préalable au rétablissement et aux changements révolutionnaires, d’ordre personnel et politique. Nous pourrons parfois accueillir des transfemmes parmi nous dans ces groupes. Nous pourrons parfois ne pas le faire. Écoutez-nous et acceptez nos décisions. Ne nous intimidez pas. Et ne nous calomniez pas en affirmant que parce qu’un soir, un mois ou une semaine par an, nous voulons nous rencontrer seules, sans vous, nous serions ségrégationnistes. En agissant de cette façon, vous ne feriez que réitérer de la violence masculine. Et ne pensez même pas à harceler des lesbiennes pour obtenir du sexe et de l’intimité en les menaçant de les qualifier de transphobes. Chaque femme a droit à ses propres limites. Non signifie non. Quoi que nous portions, où que nous allions. Non signifie non. Apprenez à l’accepter. Nous ne sommes pas là pour vous valider. Apprenez à l’accepter. Tout comme nous devons accepter tant de choses. Au lieu de cela, pourquoi ne pas former vos propres groupes sociaux lesbiens et aussi des groupes de sensibilisation et de lecture pour lire les grands classiques féministes, pour explorer comment le système capitaliste patriarcal s’impose dans vos propres vies ? Travaillez à réécrire vos propres modèles qui découlent de votre socialisation en tant que garçons, vos propres modes d’authenticité, vos propres moyens de défier la violence masculine et la culture de l’hypermasculinité qui asphyxie le monde entier. Et unissons-nous pour changer le monde. Respectons et célébrons nos différences et notre cause commune. Les féministes ne sont pas votre ennemi. Nous ne réclamons pas la ségrégation. Nous réclamons un monde différent où nous puissions toutes et tous vivre en sécurité et dans le respect. Femmes, transfemmes, transhommes, toutes et tous. Version originale par Anna Fisher, sur son blog, le 5 avril 2015 : https://thefeministahood.wordpress.com/2015/04/05/what-is-a-woman/ – Traduction : TRADFEM. Lire ce texte en format PDF. Mis en ligne sur Sisyphe, le 16 janvier 2017 |
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