|
dimanche 1er mars 2020 Les féminicides conjugaux, une fatalité ? L’exemple de l’Espagne
|
DANS LA MEME RUBRIQUE Les refuges pour femmes, derniers remparts contre la violence machiste Deux pandémies dans une vie ! Les assauts des activistes trans contre les droits des femmes Comment prévenir les féminicides conjuguaux ? Protéger les femmes en danger doit être la priorité absolue Mauvaise nouvelle pour les proxénètes. Parcours d’une féministe de 103 ans. « Il ne faut jamais courber l’échine » Quelle grosseur de bâton est acceptable pour battre sa femme ? Annette Savoie, féministe de 103 ans : "Moi, je vais mourir sur l’inachevé, je le sais" |
Un soir, au hasard de mes errances, je suis tombée sur un monument singulier dans un joli parc situé à deux pas du centre-ville d’Ottawa. Une pierre ovale dressée verticalement, à la façon d’un menhir, était entourée de pierres plus petites dont chacune portait le nom d’une femme. En m’approchant, j’ai pu lire l’inscription sur le menhir : "Pour toutes les femmes qui ont subi jusque dans la mort la violence des hommes". Ces mots m’ont saisie. Il est rare que l’on dise aussi crûment une vérité pourtant incontestable : ce sont des hommes qui frappent, brutalisent et assassinent les femmes qui les ont aimés, mais le projecteur n’est jamais braqué sur eux. On parle plutôt de femmes battues, de violence conjugale ou de drames familiaux, comme si on hésitait à désigner les auteurs de cette violence. Il faut pourtant nommer le problème pour s’y attaquer et le problème, c’est la violence masculine dans les rapports amoureux. Les médias rapportent avec une désespérante régularité le meurtre d’une femme, jeune ou vieille, pauvre ou riche, née au pays ou immigrante, aux mains de son partenaire. Une femme qui a été poignardée, abattue, étranglée, battue à mort ou même brûlée vive par un homme convaincu qu’elle n’avait pas le droit de le quitter, de le fuir ni même de vivre sans lui. Devant cette hécatombe, pourquoi tant d’inertie de la part des corps policiers, des instances judiciaires, de la classe politique ? Pourquoi ne remue-t-on pas ciel et terre, à tous les niveaux, pour que cessent ces meurtres ? Ces crimes révoltants, pendant trop longtemps euphémisés en " drames passionnels", seraient-ils devenus pour bien des gens une fatalité, un massacre qu’il serait futile d’essayer d’enrayer ? La même inertie régnait en Espagne jusqu’à ce que le pays tout entier soit secoué par un meurtre de trop, un meurtre atroce qui a bouleversé la population espagnole, celui d’Ana Orantes. Un événement charnière : l’assassinat d’Ana Orantes Le 4 décembre 1997, Ana Orantes, âgée de 60 ans et mère de 8 enfants, révèle à la télévision espagnole les mauvais traitements qu’elle a subis pendant 40 ans aux mains de son mari. (1) Cette petite femme à la voix douce raconte les sévices d’une violence inouïe que lui a infligés son mari, souvent devant leurs enfants terrifiés. Après avoir porté plainte plusieurs fois à la police, sans résultat, elle a fini par demander le divorce. Le juge le lui accorde, mais l’oblige à habiter dans la même maison que son mari, à l’autre étage. Treize jours après son témoignage télévisé, son ex-mari la rejoint dans le jardin de la maison. Après l’avoir sauvagement battue, il la ligote sur une chaise, l’asperge d’essence et la brûle vive. Le meurtre de cette femme, dont le témoignage avait ému l’opinion publique, produit un véritable électrochoc. Révoltée, la population espagnole réclame à cor et à cri des mesures de protection pour les femmes aux prises avec un conjoint violent. Des manifestations monstres s’organisent. Les appels à lutter contre les féminicides (2) se multiplient. Les Espagnoles ne décolèrent pas. Les autorités judiciaires et les forces policières sont interpellées. On leur reproche leur inaction voire leur indifférence face à la violence machiste, terme qui se substitue à celui de violence conjugale. Les députées espagnoles font front commun et exigent des mesures efficaces de protection des femmes tyrannisées par leur conjoint. La lutte contre cette violence devient une grande cause nationale. Protéger les femmes avant tout Dès 1999, l’État espagnol modifie le Code civil pour faciliter l’émission d’ordonnances de protection de la victime comportant des mesures d’éloignement de l’agresseur. De plus, la violence psychologique est désormais considérée comme de la violence. Mais c’est en 2004, sous le gouvernement socialiste de José Luis Zapatero, qu’a lieu la plus grande avancée dans la lutte contre les féminicides. L’Espagne adopte la loi la plus progressiste d’Europe, la Loi sur la protection intégrale contre la violence de genre, dont les premiers articles montrent sa détermination à réprimer la violence conjugale.
Les mesures instaurées sont sans précédent en Europe. Formation obligatoire de tous les intervenants de la chaîne d’intervention, notamment des policiers, des juges et des médecins. Distribution aux femmes en danger de "téléphones rouges" leur permettant d’alerter immédiatement la police et création d’une plateforme téléphonique gratuite pour orienter les femmes victimes de violence. Toutefois, la mesure phare de cette loi consiste dans la création de 106 tribunaux dédiés exclusivement aux affaires de violence conjugale. Désormais, des juges spécialisés ont 72 heures pour entendre les parties, chacune en l’absence de l’autre. S’il y a procès, il doit avoir lieu dans les 15 jours et l’État peut se substituer à la victime pour porter plainte. (4) La notion de circonstance atténuante est supprimée pour ces crimes et ces tribunaux peuvent imposer des peines plus lourdes que les tribunaux ordinaires. Comme le titre de la loi l’indique, son but premier est la protection de la victime. On crée dans chaque ville des unités de police spécialisées pour protéger les femmes ayant porté plainte contre leur conjoint. Après avoir évalué le cas et déterminé qu’une femme est en grave danger, on affecte deux policier-ères à sa protection jusqu’à la fin des procédures judiciaires. Le ou la juge demande systématiquement à la plaignante si elle souhaite une mesure de protection et dans ce cas, une ordonnance d’éloignement de l’agresseur est émise. Le tribunal peut obliger l’auteur des violences à porter un bracelet électronique pourvu d’une balise GPS qui signale à la police et à la plaignante l’arrivée de l’homme dans un périmètre défini (environ 1500 Espagnols en portent aujourd’hui). On offre gratuitement à la victime de l’aide juridique, financière et psychologique, en plus de lui proposer des solutions d’hébergement ou de relogement. Ce virage en faveur de la sécurité des femmes ne s’est pas fait sans moyens. L’Espagne y a consacré des sommes proportionnelles à sa volonté d’enrayer le fléau des meurtres conjugaux. En 2017, dans le cadre de son Pacte d’État contre la violence de genre, le gouvernement espagnol s’est engagé à consacrer un milliard d’euros (200 millions d’euros par année, pendant 5 ans) à la lutte contre les violences faites aux femmes. Aujourd’hui, le budget alloué aux mécanismes d’accompagnement et de suivi des victimes y est douze fois plus élevé qu’en France, pays dont la population est supérieure à celle de l’Espagne (67 millions contre 48 millions de personnes). Des résultats probants Vingt ans après le meurtre d’Ana Orantes, les puissantes mesures prises par l’État espagnol ont porté fruit. Le nombre de femmes assassinées par leur conjoint a été réduit presque de moitié, passant de 71 en 2003 à 47 en 2018 malgré l’augmentation de la population. En 2018, la France recensait 121 femmes tuées par leur conjoint, soit presque trois fois plus, et ce chiffre avait déjà été dépassé au mois d’octobre 2019. L’efficacité des mesures prises par l’État espagnol est donc indéniable. Ironiquement, ce pays, qui accusait tant de retard au chapitre de la situation des femmes à la fin du régime de Franco (5), montre aujourd’hui la voie aux autres pays européens. La France notamment entend lui emboîter le pas. Aiguillonné par la pression de groupes féministes fortement mobilisés et par des manifestations de plus en plus nombreuses contre les féminicides, l’État français organisait en septembre dernier un Grenelle des violences conjugales (6). Les engagements pris à l’issue de cette rencontre de haut niveau restent cependant moins ambitieux que les mesures implantées en Espagne. L’importance d’agir C’est la violence masculine qui tue toutes ces femmes. Mais, c’est l’impunité, le fatalisme et l’inaction qui permettent à cette violence de perdurer. Notre envie de regarder ailleurs pour ne pas voir une réalité qui nous perturbe condamne beaucoup de femmes à vivre chaque jour en danger de mort. Ce que l’Espagne nous apprend, c’est que quand un gouvernement met tout en œuvre pour protéger les femmes vulnérables contre leur conjoint, il y arrive. Mais pour cela, il doit cesser de se contenter de belles paroles et agir concrètement. La violence dans les rapports de couple est un phénomène très répandu, comme en témoignent le nombre effarant de meurtres conjugaux, qui ne sont pourtant que la partie visible de l’iceberg. Pour s’y attaquer, l’État doit investir des sommes substantielles, à la mesure de l’ampleur de ce fléau, ce qui n’a été fait ni au Canada, ni au Québec jusqu’ici. Voilà pourquoi, chez nous comme ailleurs, des femmes continuent à mourir sous les coups de leur partenaire comme si c’était une fatalité, alors qu’il n’y a rien de plus faux. "À toi, future victime de féminicide…" La Fondation des femmes, en France, a mis en ligne une vidéo coup-de-poing qui rappelle les effets tragiques du statu quo et appelle à la mobilisation. (7) Espérons qu’il trouvera un écho au Québec, pour que les femmes cessent "de subir jusque dans la mort la violence des hommes". Notes 1. Entrevista con Ana Orantes,Canal Sur, 4 de diciembre 1997. Mis en ligne sur Sisyphe, le 26 octobre 2019 |
http://sisyphe.org | Archives | Plan du site | Copyright Sisyphe 2002-2016 | |Retour à la page d'accueil |Admin |