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mardi 24 avril 2007 Culottées, ces créatrices ! Les créatrices - Le poids du conformisme
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Au cours des siècles, on trouve de nombreux témoignages de créatrices aux prises avec les préjugés de leur environnement et les contraintes inhérentes à leur condition de femmes. Christine de Pizan (1364-1430) au début du XVe siècle, se voit obligée, devant la montée d’une misogynie savamment orchestrée par les clercs qui ont de plus en plus d’emprise sur la population, de réfuter les horreurs qu’ils propagent sur les capacités intellectuelles des femmes. Elle écrit, pour les combattre, La Cité des dames dans laquelle elle place nombre de femmes qui, depuis les temps les plus anciens, se sont distinguées justement par les qualités qu’on leur dénie. Dès le préambule elle s’interroge sur :
En cette fin de Moyen-Âge, Christine prêche parmi les sourds, c’est-à-dire les nouveaux bourgeois allies à l’Église, qui vont anéantir, pour plusieurs siècles, l’esprit d’égalité qui a si bien profité à la femme du XIIe siècle. La mentalité « petit-bourgeois », forte de jugements étriqués qui feront leur chemin pour se répandre largement tout au long du XIXe siècle, sera dévastatrice pour la femme. Sous l’emprise de cette classe dominante, la société n’aura de cesse, dans les siècles qui vont se succéder, d’écarter tranquillement la femme de tout rôle social et de la confiner, hors des lieux de décision, à ses tâches femelles : faire jouir le mâle et procréer. C’est en protestant contre l’ignorance dans laquelle sont tenues les épouses pour tout ce qui concerne les affaires financières et juridiques du ménage, que Christine de Pizan entame son œuvre. Son veuvage, alors qu’elle est encore très jeune, est une catastrophe : elle devient la proie facile de créanciers malhonnêtes qui l’exploitent et la mettent dans la gêne. Réduite à la pauvreté, elle s’en sort en vivant de sa plume. Première écrivaine de carrière, Christine consacrera une grande partie de son travail à défendre l’intégrité des femmes et à les conseiller à partir de sa propre expérience. Madame de Maintenon Plus tard, au XVIIe siècle, la concentration du pouvoir à Versailles n’empêche nullement la bourgeoisie de poursuivre son ascension et la femme sert de plus en plus, autant dans cette caste que chez les nobles, de monnaie d’échange dans l’extension des patrimoines familiaux. Mademoiselle de Scudéry (1607-1701) à l’origine, avec quelques autres, de ce courant "précieux" qu’a trop facilement ridiculisé Molière, s’interrogeait sur son sort :
L’usage, c’était le mariage de raison, selon le bon vouloir du père, les maternités nombreuses, le confinement dans l’ignorance et l’obéissance au mari. Madame de Maintenon pouvait surenchérir :
L’épouse morganatique du Roi-Soleil, qui ne pouvait que se tenir dans l’ombre d’un monarque aussi puissant, n’était certainement pas la personne toute désignée pour sauter par-dessus les clôtures. Un premier mariage arrangé avec un poète difforme, Scarron, lui avait servi de tremplin social. Elle avait suivi la seule voie possible en son temps pour une jeune fille pauvre comme elle. Son ambition, elle l’avait canalisée dans les limites imparties à sa condition de femme. Pour elle, c’était la prison dorée, dont elle n’eut pas trop à se plaindre, ou la misère. Ce n’est pas d’elle qu’il faudra attendre de grands principes avant-gardistes lorsqu’elle se piquera de questions pédagogiques et fondera Saint-Cyr (2). Katherine Mansfield
semble lui répondre, deux siècles et demi plus tard, la nouvelliste anglaise Katherine Mansfield (1888-1923). Preuve que les choses entre-temps avaient peu évolué. Pour pouvoir produire son œuvre ("Je ne vis que pour écrire", lit-on dans son journal), Katherine est prête à supporter la solitude, la pauvreté, l’errance. Elle n’a guère d’autre choix, puisque le milieu conformiste duquel elle est issue n’a nullement envisagé qu’une fillette de dix ans, un jour, se dise : "Je serai une artiste". Katherine Mansfield est née à la fin du XIXe siècle en Nouvelle-Zélande, dans un pays qui n’avait pas coupé le cordon ombilical le reliant à cette Angleterre qui vivait encore à l’heure victorienne. Imaginons-la, parfaitement consciente de ses dons, entourée de gens à la pensée étroite, avec ce sentiment d’être à part :
C’est tout son journal qu’il faut lire. Jour après jour, elle y exprime les difficultés d’une créatrice face à son art, mais aussi sa situation particulière de femme qui s’exclut d’une société qui n’a pas envie de la suivre. Sa mort prématurée ne lui a certainement pas permis de réaliser totalement ce qu’elle nommait sa "tâche", mais les œuvres qu’elle a produites sont importantes. Les experts la classent aujourd’hui parmi les vingt meilleurs auteurEs de nouvelles au monde et sa Garden-Party passe pour un chef-d’œuvre du genre. Avant elle, toute une lignée de créatrices, en butte aux vents contraires, ont dû se débattre à contre-courant afin de pouvoir laisser jaillir du plus profond de leur être ce besoin légitime d’expression si peu contesté à l’homme de leur temps. Pour ce faire, la plupart ont dû se placer résolument en situation de conflit sinon de rupture avec leur milieu, afin d’accéder à cette liberté qui leur était fermement contestée. Ce qui n’était pas chose facile car il leur fallait, la plupart du temps seules, se départir de la lourdeur d’un conditionnement qui avait commencé dès leur petite enfance et trouver en elles la force suffisante pour résister aux pressions multiples et constantes. Madame de Staël Pour savoir où en sont les mentalités au tournant du XIXe siècle, lisons Madame de Staël. C’est par le biais de ses romans Delphine et Corinne, dans lesquels elle semble avoir mis beaucoup d’elle-même, qu’elle expose la situation de femmes en voie d’émancipation, mais que les coutumes de leur temps vont complètement écraser. Delphine est une femme libre, veuve à vingt et un an d’un de ces vieillards que l’on imposait souvent aux jeunes filles. Elle se débat dans des situations provoquées par des gens sans scrupules : un séducteur véreux qui en veut à sa fortune, une mère qui voit en elle une menace au beau mariage qu’elle convoite pour sa fille. Tous ces maniganceurs ne cessent de lui tendre des pièges afin de détruire sa réputation. Pour Delphine, l’issue sera, après avoir connu un grand amour détruit par la morale de son temps, le couvent puis la mort. Une femme libre, nous dit Germaine de Staël, ne peut agir à sa guise, à la façon des hommes. Corinne nous concerne ici encore plus. C’est sous les traits de cette femme supérieure, poétesse, musicienne et peintre dont la gloire était immense en Italie, que l’auteure s’est quelque peu idéalisée. Pour conquérir sa liberté et se réaliser, Corinne a dû rompre avec son milieu d’origine, la High Society britannique, et renoncer à sa véritable identité. Tout lui réussit mais la réalité va l’atteindre de plein fouet le jour où elle rencontrera l’homme de sa vie. La romancière met alors en scène des personnages typiques de son temps. Un homme va sacrifier son amour pour la poétesse afin de se plier aux traditions. Il obéira à la décision posthume de son père, qui a dicté le nom de celle qu’il lui désigne pour femme : la propre sœur de notre héroïne. Cette jeune fille, qui n’est rien de plus que charmante et conventionnelle, a été élevée par une mère qui ne
et qui est persuadée que :
Corinne, avec sa sensibilité d’artiste hors du commun, ne se remettra pas de la trahison de l’être aimé. Ce roman eut un retentissement énorme à sa sortie en 1807. Il est loin d’être une œuvre mineure, comme son oubli pourrait le laisser croire. On y trouve une profondeur d’analyse qui nous rejoint encore :
s’interroge Corinne. En quoi cela a-t-il vieilli ? Berthe et Edma Morisot Alors que Rosa Bonheur profitait pleinement de sa gloire et que Paris résonnait des fêtes que donnait l’impératrice Eugénie, les sœurs Morisot Berthe et Edma, se rendaient régulièrement au Louvre pour copier les tableaux de maîtres. Elles prenaient ensemble des cours de peinture au niveau le plus avancé et pas avec n’importe qui : Corot lui-même avait accepté de s’occuper d’elles. Elles voulaient se consacrer entièrement à leur art. Mais elles comprirent très vite que, pour progresser, il leur fallait du temps, tout leur temps, et qu’elles ne devaient accepter aucune contrainte familiale. Aussi décidèrent-elles de conclure secrètement un pacte de célibat. Ce qui ne cadrait pas tout à fait avec ce que l’on avait prévu pour elles. En cette deuxième moitié du XIXe siècle, les pressions sociales et familiales qui les assaillaient étaient lancinantes, plus tenaces que leur volonté. On était bien d’accord pour qu’elles exploitent leur talent ; quant à rejeter le mariage, c’était une tout autre histoire. Edma céda la première, malgré l’espoir, non illusoire, de devenir une peintre de qualité. Peu après son mariage, elle écrivait déjà à Berthe :
Elle refoulera péniblement ses élans de jeunesse et deviendra un des modèles favoris de sa sœur. Le fameux tableau intitulé Le berceau , cette jeune femme penchée vers son enfant, c’est elle. Berthe restera fidèle à son serment jusqu’à l’âge de trente-six ans. Au grand affolement de sa mère qui se plaignait à Edma :
Cette mère complètement dépassée par le comportement de sa fille essaiera même, ultime manœuvre, de mettre en doute la valeur de son travail pour la faire capituler. Sa fille s’enfonçait de plus en plus dans la marginalité et cela, elle ne pouvait le supporter. Berthe finira par flancher. L’histoire de la peinture aurait pu perdre une des personnalités les plus marquantes de la période impressionniste. Fort heureusement, Berthe Morisot entra dans la famille Manet et se choisit un mari qui l’aida à poursuivre son œuvre. Dans un autre contexte, qu’aurait produit Edma ? Mystère. De Laure Conan à Denise Boucher Alors que Berthe Morisot (1841-1895) expose, depuis quatre ans déjà, ses toiles en compagnie de Renoir, de Monet et de Pissarro, le Canada français découvre sa première femme de lettres. En 1878, Laure Conan (1845-1924) publie, dans la Revue de Montréal, un amour vrai, son premier ouvrage. Elle récidive, en 1882, avec Angéline de Montbrun. C’est le succès. C’en est trop pour le clergé, véritable maître du Québec d’alors : une laïque ne peut avoir d’autre vocation que celle d’être mère. Non seulement celle-ci ose prendre la parole mais elle a l’impudeur de conter, par le biais de ses personnages, ses émois, ses peines, ses frustrations, causés par autre chose que les enfants et la routine du foyer. Ne suscite-t-elle pas trop d’intérêt auprès des lectrices ? Ne les détourne-t-elle pas de leurs devoirs de famille en leur échauffant l’esprit avec des histoires d’amours impossibles ? Ne remue-t-elle pas trop de sentiments qu’on a intérêt à tenir bien enfouis ? Aujourd’hui ses textes nous paraissent bien sages. Mais le pouvoir clérical d’alors trouva qu’elle s’en permettait un peu trop et lui suggéra fermement de se tourner vers le roman historique, beaucoup moins dérangeant. Elle obéit. Avait-elle le choix ? Catholique convaincue, elle qui devait, plus tard dans sa vie, conseiller aux jeunes filles de "tout faire pour mériter l’estime, la confiance, l’affection de (leur) mari"(8), qu’elle désignait comme leur "maître", pensait peut-être qu’effectivement elle était allée un peu trop loin. Les mentalités de clocher ne la qualifiaient-elles pas de "bizarre" ? Simplement parce que sa vie n’était pas conforme au modèle courant : ni épouse, ni mère, ni religieuse, pas même au service d’un père ou d’un frère. Et, en plus, elle se faisait publier. Quel manque d’humilité !
Quelques décennies séparent cette diatribe du scandale déclenché, à Montréal, par Denise Boucher avec sa pièce Les fées ont soif (1977). Elle y torpillera délibérément le mythe fondamental sur lequel s’appuie le texte ci-dessus, celui de la Vierge Marie. Les tentatives d’intimidation des manifestants qui se sont attaqués, par leurs protestations violentes, à la liberté d’expression d’une femme ont signifié, de façon non équivoque, en ce dernier quart du XXe siècle, que la remise en question du modèle féminin imposé depuis si longtemps par l’Église était encore loin d’enchanter tout le monde. Mais, presque un siècle plus tard que sa consœur-pionnière, Denise Boucher pouvait trouver des appuis parmi les éléments progressistes d’une société qui avait tout de même évolué. Laure Conan n’avait, elle, d’autre choix que de se laisser imposer de l’extérieur la direction et la forme que devait prendre son œuvre. Il faudra attendre longtemps, après elle, pour que des Québécoises osent vraiment parler d’elles-mêmes. Mais si le Québec du XIXe siècle a poussé à l’extrême le contrôle de l’esprit féminin, le reste du monde occidental dans son ensemble, a été à peine plus libéral. Le conditionnement social auquel étaient soumises les femmes laissait peu de chances, à celles qui voulaient se démarquer, de réussir. Elles étaient elles-mêmes majoritairement convaincues que la situation dans laquelle on confinait les femmes était la seule valable pour elles. Elles pensaient comme Julia Daudet, la femme d’Alphonse, qui écrivit :
– Lire la suite : Partie III- La liberté de créer – Retour à l’article précédent : La jupe qui entrave Notes 1. Christine de Pizan, La cité des dames texte traduit par Thérèse Moreau et Éric Hicks, Paris, Stock/Moyen Âgé, chapitre I, 1986.
Mis en ligne sur Sisyphe, octobre 2003 |