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samedi 7 juillet 2007

Fanny Mendelssohn ou le génie créateur bridé

par Liliane Blanc, historienne et écrivaine






Écrits d'Élaine Audet



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    La jeune fille grandissait dans une poétique ignorance du mystère des choses. On va supprimer la jeune fille ! PROUDHON, 1880

« La musique deviendra peut-être pour lui [Félix] son métier, alors que pour toi elle doit seulement rester un agrément mais jamais la base de ton existence et de tes actes. Nous pouvons néanmoins lui pardonner son ambition et son désir d’être reconnu dans un domaine qui semble très important pour lui, car il le ressent comme une vocation, bien qu’il soit tout à ton honneur d’y avoir montré toi-même de bonnes dispositions ; et ta joie sincère devant les louanges qu’il reçoit prouve que tu en aurais mérité tout autant à sa place. Demeure fidèle à ces sentiments et à cette ligne de conduite, ils sont féminins et seulement ce qui est féminin est un ornement pour ton sexe » (1).

Fanny Mendelssohn (1805-1847) a quinze ans quand elle reçoit cet avertissement de son père. Imaginons un instant le désarroi que dut ressentir cette jeune musicienne talentueuse et pleine d’enthousiasme à la lecture de cette lettre qui la frustrait à jamais de ce qui est, pour l’artiste, la récompense de tous ses efforts : la reconnaissance du public.

Ce texte est exemplaire : un père, Abraham Mendelssohn, reconnaît très clairement les dispositions artistiques de ses deux enfants et attribue, une fois pour toutes, à chacun le rôle qu’il jouera dans la vie. Normal que Félix se montre ambitieux, les hommes ne doivent-ils pas l’être, pour réussir dans leurs entreprises ?

Fanny

Et moi, là-dedans, qu’est-ce que je deviens ?

Son père

Attention, Fanny, ne te monte pas trop la tête ! La musique, tu en feras un joli passe-temps, et rien d’autre !

Fanny

Mais je suis aussi douée que lui, tu le sais bien ! D’ailleurs, tu ne m’aurais pas autant encouragée si je n’avais eu qu’un brin de talent, comme Rebecca !

Son père

Je t’ai offert la possibilité de te distraire de façon élégante et raffinée. Chez nous, a-t-on jamais vu une femme entreprendre une carrière ? Tu pourras continuer à composer chez toi, pour ton mari, tes amis, tes enfants. Pense plutôt à encourager Félix, toi qui l’aimes tant !

Une enfance baignant dans la culture

Dialogue fictif entre un père traditionnel, façon XIXe siècle, et une fille exceptionnelle. Il lui envoie, d’une façon qu’il veut bien intentionnée, les quelques plombs dans l’aile suffisants pour la faire dévier d’une trajectoire un peu trop ascendante. Son destin est ainsi scellé de façon irrémédiable. Elle n’est pourtant pas rendue au bout de ses peines, Fanny : son frère bien-aimé saura, en son temps, se faire le gardien des idées paternelles.

Les Mendelssohn sont des juifs de Hambourg, récemment convertis à la religion luthérienne. De très riches banquiers, ouverts à la culture. Chez eux, on s’adonne sérieusement à l’étude des arts, on reçoit dans son salon des intellectuels et des artistes. La conversation est loin d’y être banale. Ne s’enorgueillit-on pas d’avoir eu dans la famille Mendelssohn une sommité allemande en matière de philosophie et de mathématiques : Moses Mendelssohn, le père d’Abraham ? Il fut également un grand réformateur de la religion hébraïque et sa traduction de la Bible était considérée par les exégètes qui l’entouraient comme une référence.

La mère de Fanny et de Félix vient également d’une famille où les arts plastiques et la musique sont automatiquement intégrés à l’apprentissage de l’enfant. C’est donc elle, bonne pianiste de salon, qui va prendre en charge l’éveil musical de ses deux aînés (il y a aussi deux cadets, Rebecca et Paul). Elle commence par leur enseigner les rudiments du piano mais, très vite débordée par ses deux surdoués, elle se voit obligée de les confier aux meilleurs professeurs de la ville. Berlin, où la famille s’est installée, est en pleine effervescence. Les meilleures universités sont là ; de grands esprits germaniques, qui compteront dans l’histoire des idées, s’y côtoient. Parmi eux, Schlegel qui remet au goût du jour la mythologie médiévale scandinave dont s’inspirera plus tard Richard Wagner. Germaine de Staël, exilée par Napoléon, le suit dans sa tournée de conférences à travers l’Allemagne, où il fait revivre au dieu Wotan ses aventures avec les géants et les nains des Niebelungen. Déplacements importants pour elle, puisqu’en parcourant ce pays, elle prend le pouls de cet esprit romantique qui règne et qu’elle va bientôt introduire en France (2).

La capitale prussienne héberge également les poètes Eichendorff, Chamisso, les frères Grimm qui écrivent leurs contes et le duo Achim Von Arnim-Clemens Brentano qui est en train de rassembler tous les chants et les poèmes du folklore allemand. Il en sortira un grand classique : Le cor enchanté de l’enfant, inépuisable réservoir de textes poétiques pour bien des compositeurs, de Schumann à Mahler. Clemens Brentano a une sœur, Bettina (1785-1859), mariée à Achim, qui a elle-même une personnalité hors du commun. Amie et fervente admiratrice de Goethe, inspiratrice de Beethoven, elle écrit des livres, mais aussi de la musique sur des textes de son mari. Grande voyageuse, son port d’attache est Berlin, où elle est en contact avec les cercles littéraires et philosophiques. Son salon est le rendez-vous de l’intelligentsia européenne de passage : artistes et intellectuels activement mêlés à l’implantation du courant romantique et qui ne sont pas exempts de préoccupations politiques.

Ainsi Bettina se sert de sa plume pour revendiquer une meilleure justice sociale, défendre les pauvres et même s’opposer à la peine de mort. A la veille de la Révolution de 1848 qui ébranla aussi bien son pays que la France, elle entretenait une correspondance suivie avec bon nombre de gens importants à travers l’Europe et notamment avec George Sand qui, comme elle, adhérait au socialisme naissant. Oubliée aujourd’hui, elle était, au XIXe siècle, au cœur des bouleversements de la jeune Allemagne. Encore une de ces femmes controversées, dérangeante parce que très affirmée (3). Sûrement pas dans les goûts d’Abraham Mendelssohn.

Nos deux enfants grandissent environnés de tout ce bouillonnement. Tout est mis en œuvre pour les encourager dans leur développement. Abraham les conduit lui-même à Paris afin qu’ils puissent y recevoir les conseils d’une éminente pédagogue du piano, Madame Bigot, jadis remarquée, à Vienne, par Mozart. Bien vite, ils manifestent tous deux des dispositions indéniables pour la composition. Alors on les dirige, à nouveau, vers ce qu’il y a de mieux. Cette fois, c’est Herr Professor Zelter, le conseiller musical de Goethe (pas moins !) qui va s’occuper d’eux.

Dans l’ombre de son frère Félix

Pour Félix, c’est une étape qui signifie beaucoup : Zelter, en effet, va le présenter très vite au plus grand poète allemand vivant. L’examen de passage réussit : on sait que Félix a plu au vieil homme. Cette rencontre est capitale pour Mendelssohn car il entre ainsi en contact, dès son adolescence - il n’a que quinze ans -, avec un grand réseau d’influences occulte, la franc-maçonnerie. À partir de ce moment-là, son chemin est tracé. Cette présentation fait partie d’un rituel qui n’existe qu’entre hommes : l’intégration d’une nouvelle recrue à une confrérie qui se perpétue par cooptation.

Pour sa sœur, il en va tout autrement. Elle a dix-neuf ans quand son frère est conduit chez Goethe, à Weimar. Pas question pour elle de l’accompagner et, de toute façon, elle n’est même pas invitée. Il y a déjà quatre ans que papa Mendelssohn a jugulé les espoirs de sa fille. Elle a encore droit aux leçons de Zelter, mais à condition d’en faire un usage discret. Son réseau à elle est bien trop limité pour que ce qu’elle produit puisse atteindre des oreilles attentives, à l’extérieur. Fanny ne se révolte pas, elle continue consciencieusement à perfectionner sa technique, désormais dans l’ombre de ce petit frère béni des dieux et de ses nouveaux amis. Mais son feu sacré ne s’éteindra jamais.

Afin de lui permettre de « tester » ses créations et de s’exercer à la direction de musiciens, les parents offrent à Félix... un orchestre. Cet ensemble qu’on réunit tous les dimanches - les Sonntagsmusiken deviennent vite des événements très courus - permet au jeune homme de faire ses classes et d’expérimenter toutes ses trouvailles avant de se lancer dans le circuit professionnel. Il sort de son laboratoire, à dix-sept ans, un premier chef-d’œuvre : Le songe d’une nuit d’été, musique équilibrée et heureuse, de quelqu’un pour qui tout est facile. Ses biographes le confirment, Félix Mendelssohn possédait tout : le génie, la beauté, l’intelligence, le charme, la richesse, le succès. Comme un accroc dans un ciel aussi limpide, surgit à ses côtés, depuis quelque temps, le cas de sa sœur.

Fanny est morte à quarante-deux ans, en pleine activité. Depuis de nombreuses années, elle était l’animatrice de ces matinées dominicales vite délaissées par Félix, parti à la conquête du monde musical. Elle bâtissait les programmes, veillait aux répétitions, réunissait les musiciens, certains d’entre eux venant de loin, tels Gounod, Liszt, Clara Schumann. À ces amis qui ne faisaient que passer, elle jouait parfois de sa musique. Mais ce fut toujours à l’intérieur d’un cercle restreint qu’elle exerça son art. On raconte qu’elle faisait répéter à un chœur une œuvre de Félix lorsque, subitement, elle s’affaissa.

Son frère la suivit dans la tombe six mois plus tard. Mort de chagrin, inconsolable d’avoir perdu son presque double, lit-on parfois. Et si ces attaques répétées, qui finirent par le terrasser, n’avaient été que l’expression du remords inconscient d’avoir laissé sa sœur périr d’ennui à Berlin pendant que lui sillonnait l’Europe acclamé de toutes parts ? Peut-être les supplications de Fanny pour qu’il accepte enfin de faire éditer ses œuvres lui revenaient-elles en mémoire, comme un leitmotiv ? Pourquoi avait-il écrit à sa mère, qui plaidait la cause de sa fille :

    ... L’encourager à publier quoi que ce soit, je ne le puis, car ce serait aller contre mes convictions. Nous avons souvent discuté fermement de cela et je maintiens tout à fait mon opinion... Fanny, telle que je la connais, n’a jamais souhaité devenir compositeur ni avoir une vocation pour cela ; elle est trop femme. Elle dirige sa maison et ne pense nullement au public ni au monde musical, ni même à la musique, tant que ses premiers devoirs ne sont pas remplis. Publier ne pourrait que la distraire de cela et je ne peux pas dire que je l’approuverais (4).

Pouvait-elle ne pas souhaiter devenir compositeur et laisser plus de cent œuvres ? La connaissait-il vraiment cette femme qui, de son côté, se plaignait à un ami :

    ... Maintenant que Rebecca a abandonné le chant, mes lieder ne retiennent plus l’attention et restent inconnus. Si personne n’émet jamais une opinion ou ne prend le moindre intérêt aux productions que l’on écrit, non seulement on y perd tout plaisir, mais en plus tout pouvoir de juger de leur valeur (5).

Quelques années auparavant, quelqu’un avait émis son avis, sans le savoir, sur un de ses lieder : la reine Victoria, une grande amie de Félix. Elle lui réclamait, à chacun de ses passages à Londres, un chant « italien » qu’elle adorait. Félix s’exécutait, sans toutefois lui préciser que cet air n’était pas de lui, mais de sa sœur Fanny. Il faisait partie d’un cycle qu’elle avait composé et qu’on avait publié sous son nom à lui (6). Pourquoi n’avait-il rien dit ? Parce que ce n’était pas inusité qu’une femme se cache derrière un patronyme masculin ? Félix prétendait vouloir épargner à sa sœur les désagréments d’un métier que lui, en tant qu’homme, pouvait affronter.

Un métier conçu pour les hommes

Bien sûr, ce n’était pas facile : le public se montrait capricieux, les éditeurs parcimonieux, et il fallait courtiser sans cesse les mécènes. Souvent, le musicien se chargeait lui-même de l’organisation pratique de ses concerts dans des villes inconnues. Il devait louer la salle et engager les musiciens, faire imprimer les programmes, envoyer les invitations, rencontrer les gens influents, bref faire tout ce qui est épargné aujourd’hui à l’artiste par son impresario.

En somme, un métier conçu pour les hommes, car parcourir le monde de la sorte n’était tout simplement pas permis à l’ensemble des femmes. Pourtant, son statut de musicien établi et très influent aurait permis à Félix de donner aisément un coup de pouce à sa sœur et de lui éviter « cette vie de patachon » que lui-même n’a pas connue. Et n’avait-elle pas l’appui, non seulement de son mari, le peintre Hensel, mais aussi d’éminents compositeurs : Liszt et Schumann, entre autres ?

Quelles étaient donc les motivations profondes de Félix ? On sait, par exemple, que tout en refrénant les aspirations de sa sœur, il encourageait une autre jeune compositrice, Joséphine Lang, en lui donnant des leçons gratuites de fugue et de contrepoint. S’est-il senti quelque peu menacé par cette sœur trop brillante ou bien a-t-il simplement cédé à un conformisme facile en adhérant, en tant que chef de famille, aux idées de son père ? Bien qu’il fréquentât dans son métier des femmes artistes, on sait qu’il se choisit comme épouse une jeune fille intelligente mais effacée qui eut quatre enfants, comme sa mère.

Fanny Mendelssohn a vécu le drame de se voir offrir les meilleurs outils pour polir un instrument qu’elle n’a pu utiliser qu’en sourdine. Elle s’est heurtée, dès son adolescence prometteuse, aux rigueurs inflexibles d’une famille encore fortement imprégnée de préceptes judaïques beaucoup moins libéraux pour la femme que ne l’étaient ceux de Luther. Les hommes qui l’entouraient étaient également de grands bourgeois qui ne pouvaient concevoir qu’une femme ait des activités professionnelles. Donnons le dernier mot à son père, qui résume parfaitement sa situation :

    « Si elle avait été un homme, elle aurait pu avoir une belle carrière ».

Notes

1. Lettre d’Abraham Mendelssohn à sa fille Fanny, 16 juillet 1820, citée dans Women in Music, op.cit., p.144, traduction libre.
2. Germaine de Staël, De l’Allemagne, Paris, Garnier-Flammarion, 1968, 2 tomes.
3. Lire : Ingeborg Drewitz, Bettina von Arnim, romantisme, révolution, utopie, Paris, Denoël, 1982.
4. Women in music, op.cit., p. 148-149. Lettre de Félix Mendelssohn à sa mère, 2 juin 1837, traduction libre.
5. Idem : Lettre de Fanny Mendelssohn à Carl Klingemann, 15 juillet 1836.
6. Six lieder de Fanny ont été publiés sous le nom de Félix, trois dans l’opus 8, trois dans l’opus 9. Il s’agit ici du lied n° 3, de l’opus 8.

Biographie :
"Fanny Mendelssohn" par Françoise Tillard, Ed Belfond, collection "Voix".

Une courte discographie :
"Das Jahr" (The Year), cycle pour piano, Koch-Schwann Mundi 3-6719-2
"Lieder", Arte Nova 74321 56342-2 (BMG)
"Quatuor avec piano, Quatuor à cordes, Trio avec piano", Troubadisc Tro CD 01 408 (Abeille).

Mis en ligne sur Sisyphe, le 6 janvier 2004

 Ce texte est extrait du livre de Liliane Blanc, Elle sera poète, elle aussi ! Les femmes et la création artistique, Chapitre III, « Les filles à papa », p. 79-85, Le Jour, éditeur, Montréal, 1991. L’ouvrage n’est plus disponible en librairie et l’auteure prépare une histoire des femmes créatrices. En collaboration avec l’auteure, Sisyphe publiera de temps à autre des portraits de ces créatrices.

© Aucune reproduction, même partielle, sans l’autorisation de l’auteure et de Sisyphe.



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Liliane Blanc, historienne et écrivaine

Liliane Blanc est historienne et écrivaine. Elle est l’auteure de Elle sera poète, elle aussi - les femmes et la création artistique, Le Jour éditeur, Montréal, 1991. Elle prépare actuellement une histoire des Arts au féminin.



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  • > Fanny Mendelssohn ou le génie créateur bridé
    (1/1) 28 mars 2006 , par





  • > Fanny Mendelssohn ou le génie créateur bridé
    28 mars 2006 , par   [retour au début des forums]

    merci pour cet excellent article !!
    Agnes


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