|
vendredi 15 novembre 2002 Louise Vandelac - Le biopouvoir
|
DANS LA MEME RUBRIQUE Une rencontre exceptionnelle Louise Vandelac - Premiers engagements Louise Vandelac - Pour une écologie politique du vivant |
La première fois que j’ai vu Louise Vandelac, c’était à l’Université de Montréal, lors de la 3e Foire internationale du livre féministe, en juin 1988, où elle dirigeait un atelier sur les nouvelles technologies de reproduction (NTR). C’était l’époque où l’opinion était alertée par les cas de mères porteuses et celui qu’on a appelé le cas de Baby M qui déjà soulevait la question de savoir qui était la véritable mère de l’enfant. C’est donc grâce à elle et à Louky Bersianik, qui animait aussi un atelier sur ce même sujet, que je suis devenue consciente des enjeux de ces expérimentations en fécondation in vitro, dont le taux de réussite était alors évalué entre 0 à 8 % seulement, mais dont les médias faisaient grand cas.
L’ovairdose Je me souviens avoir été frappée par la vision politique et féministe de Louise Vandelac, qui déjà montrait les énormes intérêts économiques en jeu dans la recherche en reproduction et en génétique, comment les femmes en feraient les frais et qui mettait en garde contre le biopouvoir appelé à surpasser tous les autres en termes de rentabilité et de contrôle sur le vivant. C’est à cette époque, de 1987 à 1989, qu’elle devient coordinatrice du Groupe interdisciplinaire d’enseignement et de recherches féministes (GIERF) de l’UQAM et qu’elle participe à la création de l’Institut d’études et de recherches féministes (IREF) et de la section d’études féministes de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences (ACFAS). Dès lors, elle se concentre sur ce qui est depuis devenu un pan essentiel de sa recherche, les technologies de reproduction et leurs conséquences pour l’humanité. En 1993, la Commission Baird sur les NTR remet un volumineux rapport, fruit de 4 ans de travaux au coût de 30 millions de dollars. Toutefois, à l’automne 1989, outrés par le refus obstiné de la présidente de permettre aux commissaires d’avoir accès à tout le programme de recherche, base même des travaux de la Commission, Me Maureen Mc Teer et Martin Hébert, le Dr Bruce Hatfield, interniste, et Louise Vandelac, devant l’impossibilité d’accomplir leur mandat avec la rigueur requise et après avoir épuisé tous les autres recours, intentent une poursuite en cour fédérale contre la Présidente de la Commission, Patricia Baird, et contre le Premier Ministre Mulroney, responsable de la Commission. Ce précédent dans les annales des commissions royales sera rapidement étouffé par le congédiement des quatre commissaires, stratégie permettant d’éviter que la cause ne soit entendue en cour fédérale et ne ternisse alors la réputation de cette commission. Bien que le Canada ait récemment introduit un avant-projet de Loi sur les technologies de reproduction et le clonage, Louise Vandelac constate qu’il est depuis plus de 15 ans, l’un des pays développés les plus laxistes dans le domaine et les plus soumis aux intérêts de l’industrie du vivant. Dans les actes du colloque, de la première section d’études féministes de l’ACFAS, publiés en 1990, Louise Vandelac explicite l’emprise du biopouvoir sur la conception des êtres. Dans son introduction des Actes, elle rappelle que la mise en évidence de la situation des femmes et de leur contribution à l’histoire a impliqué un travail de déconstruction et de critique épistémologique des différentes disciplines, ainsi que l’élaboration de nouveaux discours, de nouvelles approches, de nouveaux concepts permettant de saisir, de décrire et de transformer ces rapports hommes/femmes qui traversent l’ensemble des rapports sociaux. (Vandelac, 1990 : 9-10) Pour elle, il va de soi que ces premières communications féministes au sein de l’ACFAS conjuguent ce qu’elle appelle, avec cet art de la formule dont elle a le secret, les savoirs sur l’engendrement et l’engendrement du savoir. Fidèle à ses principes, la chercheuse invite à la prudence mais incite à l’audace pour sortir des sentiers battus de la pensée binaire. Elle sera l’une des premières à sonner l’alarme sur la réification de l’être humain par la réduction d’un géniteur à son éjaculât, d’une génitrice à son ovule, d’une femme, qui donne naissance dans le cadre de contrats d’enfantement à son seul utérus supposément loué, assimilant ainsi une parcelle de l’être à l’être tout entier. S’il est si urgent de s’interroger sur les manipulations de conception des enfants, c’est qu’il s’agit du modèle de l’altérité qui ancre notre origine dans le rapport à l’autre. Il n’est sans doute pas innocent que la conception de l’être humain ait le double sens de mettre au monde et de mettre en sens, de donner corps et pensée, d’imaginer corporellement et métaphoriquement à la fois. Pour Vandelac, il faut cesser de penser les femmes et le féminin à travers le prisme d’un androcentrisme prétendument neutre et universel (Ibid. : 11-12), et passer à un autre paysage épistémologique. Les mirages de l’immortalité Comme Cassandre dans l’Antiquité, personne ne semble vouloir comprendre toute la gravité des mises en garde de Louise Vandelac depuis 20 ans. Moi la première ! À mesure que j’avance dans la forêt touffue de sa pensée, je ne cesse de me demander comment il se fait que, en dépit d’un vif intérêt pour les questions qu’elle pose et alors que les médias lui ont toujours accordé une relative visibilité, si peu de gens et particulièrement si peu de femmes relaient dans leur propre champ de recherche ou d’action ses cris d’alarme si parfaitement justifiés et documentés. Serait-ce parce qu’on s’est habitué à laisser Louise Vandelac, tellement compétente et exigeante sur le plan éthique, s’occuper de ce volet fondamental de la lutte contre la marchandisation du vivant ? Pourtant, rien ne nous est plus familier que le désir d’enfant, la soif d’immortalité, l’espoir de découvertes qui pourraient enrayer la maladie. Pourtant, notre inconscient est à tout jamais marqué par la terreur nazie et sa transformation d’une multitude d’êtres humains en simples objets d’expérience visant à créer, dans ses maisons aryennes d’accouplement, les Lebensborn, ou dans les laboratoires des camps de concentration, une race supérieure de guerriers athlétiques et de maîtres du monde aux yeux bleus et aux cheveux blonds. Tout se passe comme si notre rêve d’immortalité nous masquait le fait que la réalisation de ces rêves eugénistes d’amélioration de l’espèce marquerait l’effritement, voire la mort de l’espèce humaine, risquant de remplacer l’identité par l’identique à l’infini et de réduire la vie à une simple marchandise. Dans le cas des fantasmes de clonage d’êtres humains, une telle immortalité, adaptée aux besoins du marché, risquerait fort d’abolir ce qui fait le bonheur de vivre : ce miracle inouï que chaque être soit unique et irremplaçable, cette différence attirante et créatrice dans laquelle l’amour nous a tisséEs d’une génération à l’autre. Paradoxalement, souligne-t-elle dans le film Clonage ou l’art de se faire doubler, on organise des débats pour protéger la langue parce que c’est une question d’identité, mais on réagit à peine devant une transformation aussi radicale de l’être humain que le clonage ! Expérimentation sur l’être humain Dans cet emportement des technosciences du vivant, nous sommes de plus en plus soumis, corps et âme, à l’emprise du biopouvoir, nous dit Louise Vandelac. Des enjeux économiques, politiques, fantasmatiques énormes sont en jeu. C’est sans doute pourquoi, laissant prévaloir le modèle du fait accompli, on a pu et on continue de diffuser les technologies de fécondation artificielle de façon incontrôlée avant qu’une évaluation complète et rigoureuse de leur efficacité, de leur fiabilité, de leur sécurité à court terme et à long terme ainsi que de leurs coûts ne soit menée. De nombreuses femmes, ainsi qu’embryons et enfants ont servi de cobayes en fécondation in vitro lors de transferts de cinq, huit ou neuf embryons à la fois dans l’utérus. On a multiplié les acrobaties de la filiation (mère qui accouche des enfants de sa fille ou l’inverse) et ses dérives instrumentales et marchandes (banques d’ovules, de sperme, d’embryons, d’enfantement et de gestation). Soulignant que toute nouvelle découverte scientifique n’est pas forcément un progrès, elle rappelle à titre d’exemple que les grossesses multiples qui représentent normalement environ 1 % des naissances, dépassent souvent les 30 % à la suite des fécondations in vitro. Or, les grossesses multiples engendrent des risques plus grands pour la mère et, souvent, plus d’avortements spontanés, de réductions embryonnaires, de cas d’enfants prématurés, dont un certain nombre en gardent des séquelles graves le reste de leur vie. Ces risques résultent surtout de la stimulation ovarienne, utilisée en FIV mais aussi en cabinet privée où elle est souvent mal encadrée, stimulation ovarienne également associée, selon certaines études américaines, à une augmentation du nombre de cancers des ovaires. Malgré son habillage thérapeutique, la fécondation in vitro, rappelle Louise Vandelac, ne guérit ni la stérilité ni ses causes. Elle les contourne, glissant progressivement vers la légitimation de toutes les demandes, peu en importe les causes (absence de trompes ou de partenaire). Elle produit des embryons dont certains sont destinés à naître et d’autres à n’être que matériel de recherche, modifiant alors le sens de la conception des êtres et de cette médecine, fabrique de vivant (Vandelac, 1996). On comprend la chercheuse d’être chavirée par l’aveuglement collectif devant ce glissement progressif de la science et de la conscience vers la mutation du vivant. De dangereux perturbateurs Parmi les faits inquiétants, soulevés par Louise Vandelac, le plus grave concerne sans doute les effets provoqués par les perturbateurs endocriniens, ces agents de dérèglement hormonaux issus de certains polluants persistants et qui seraient en partie responsables, notamment, de l’augmentation de l’infertilité masculine, du cancer de la prostate, de l’endométriose et du cancer du sein chez les femmes (Vandelac, 1998b). On observe une baisse d’environ 2% par année du nombre de spermatozoïdes dans le sperme humain, notamment en Europe et en Amérique du Nord. Ce qui signifie en clair, selon Johannet, un chercheur français en reproduction, que si le rythme actuel se maintient, d’ici 50 ans à 80 ans, on arrive à 0 ! C’est un phénomène d’une extrême gravité qui serait en grande partie causé par la présence de produits chimiques dans la chaîne alimentaire (le lait, la viande, les plastiques...) dont les résidus se retrouvent dans l’organisme humain. Ces inquiétants perturbateurs sont des composés chimiques industriels tels les BPC, des produits dérivés involontaires comme les dioxines et les furannes et enfin des pesticides comme le chlordane, le DDT. Chaque année, 400 millions de tonnes de plus de 70 000 composés chimiques différents sont produites. On les retrouve dans les objets les plus ordinaires tels les emballages de plastique des aliments, les jouets d’enfants, les tuyaux et les bouteilles d’eau, le matériel de construction, l’équipement médical. Même si certains de ces produits, comme le DDT, sont interdits depuis plusieurs années au Canada, on continue à les utiliser, notamment en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud. Très volatils, ces composés voyagent sur de longues distances, s’accumulent dans les graisses animales et se magnifient à travers la chaîne alimentaire, si bien que personne n’est à l’abri même dans le Grand Nord, qui compte les populations les plus contaminées. Nombre de recherches mettent en évidence que plusieurs polluants persistants sont associés à des anomalies et malformations génitales tant au niveau de la faune que chez les humains. Le plus troublant, constate Vandelac, c’est que toute la chaîne alimentaire est touchée, y compris l’allaitement maternel qui contribuerait dans certains cas à la contamination des enfants. Bien que des accords internationaux prévoient l’élimination progressive des 12 polluants persistants actuellement identifiés comme les plus nocifs, ceux-ci demeurent souvent dans l’environnement pour plusieurs décennies. Tout se tient, dit la chercheuse : la façon dont on traite les plantes, les animaux, l’eau, l’air, la terre ou les êtres humains ! On ne peut plus fermer les yeux sur ces faits, abondamment documentés, qui mettent en danger la santé, les facultés intellectuelles et la fertilité de nos enfants. Des chercheur-es ayant fait des travaux sur les impacts des BPC sur des femmes enceintes parlent même d’une insidieuse érosion de l’intelligence des enfants exposés. Même à des doses aussi faibles que quelques parties par trillion, ces perturbateurs endocriniens peuvent causer des dommages permanents aux systèmes nerveux, immunitaire et reproductif de l’enfant et altérer ses facultés intellectuelles et comportementales. Parmi les voies à explorer, la chercheuse rappelle certaines propositions du docteur Epstein, Prix Nobel alternatif 1998 de Suède : éliminer les produits toxiques et les polluants organiques persistants (POPs) ; identifier clairement tous les produits toxiques et carcinogènes en circulation, voire les interdire ; exiger l’imputabilité des décideurs et des chercheurs et créer une agence réglementaire indépendante avec à sa tête un ombudsman permettant de recevoir et de traiter les plaintes des citoyens (Vandelac, 1999b). Bref, conclut Louise Vandelac, sans prise de conscience aiguë des citoyens, des pouvoirs publics et de l’industrie, et sans mises de fonds substantielles en matière de recherche, de protection et de réorientation des priorités de production et de consommation, nous risquons d’être piégés par ce qui pourrait s’avérer être l’irréversible. L’éthique de la parole donnée En dressant, à travers certains de ses écrits, ce portrait de la trajectoire complexe de Louise Vandelac, j’ai peut-être surtout décrit les traits énergiques et volontaires de sa riche personnalité, appuyé davantage sur sa force et sa détermination, révélées chaque fois qu’elle relève de nouveaux défis avec brio, accentué la luminosité irradiée par son regard intelligent et perçant. Pendant deux mois, j’ai vécu en étroite osmose avec sa pensée, plongée dans la lecture passionnée d’une recherche en progression constante, reliée à elle par le fil intangible du courriel, recevant généreusement de sa part de nouveaux éléments pour m’aider à m’y reconnaître dans cette démarche aux mille et uns fils, où elle-même me dit craindre parfois de se pendre ou se faire pendre. En 1998, la parution d’un court article dans L’Éthique de la parole donnée (Vandelac, 1998c) permet de révéler, dans ce portrait aux traits nets, l’âme et l’extrême sensibilité de Louise Vandelac, cette intelligence du cœur qui caractérise toute poésie et dont sa mère, avec raison, lui a toujours dit qu’il n’y a rien d’autre qui vaille. C’est pourquoi, on sent qu’elle fait siens ces mots de Pierre Thuillier, pour qui sans lien poétique, nous sommes spirituellement coupés de l’univers et des autres hommes, et nous manquent alors le sens de l’infini, l’intuition de l’unité vivante, la perception du sacré, l’initiation aux mystères de l’être (Thuillier, 1995 : 50-51). Elle y parle de la naissance, cet enchevêtrement de mise au monde et de naissance à soi-même qui se joue en effet d’abord dans la confiance mutuelle, dans cet espoir fragile et constamment renouvelé de l’indéfectibilité de l’Autre. Pour Louise Vandelac, la naissance constitue, comme le dit si bien Amin Malouf (1992), l’enceinte même de cette puissante mise en forme du lien et de la limite, qui constitue le point nodal de notre humanité. Pour nous faire comprendre les menaces sourdes et mortifères qui planent sur tous les liens d’amour et de filiation que l’humanité a créés au cours des siècles et l’importance de rester fidèle à la parole donnée, de la femme à l’homme et de tous deux à l’enfant, la chercheuse s’inspire d’un texte magnifique de Suzanne Jacob, La Bulle d’encre, qui décrit la naissance comme un désir de lecture de l’autre : Au début, lorsque nous arrivons, nous sommes accueillis par des visages qui nous entourent de leur désir de nous lire. C’est comme ça que ça commence notre arrivée au monde : par une histoire de lecture. Notre visage est d’abord un texte et nous traversons cette expérience d’être un texte vivant que des regards déchiffrent, que des regards, infatigablement, attirent à eux pour le lire (Jacob, 1997 : 19). Pour Louise Vandelac, dans ce texte dont la lecture ne cesse de me bouleverser, le projet d’enfant a en effet besoin de confiance, de désir, de partage. Il a besoin de la parole donnée de l’Autre. Parole intergénérationnelle, de la mère à la fille, et parole donnée entre l’amant et l’amante. Du même coup, elle constate que beaucoup d’hommes sont incapables de désirer la femme qu’ils aiment en tant que mère. Douloureux clivage, dit-elle, souvent vécu comme un éventrement. Peu importe d’ailleurs, fait-elle remarquer, l’âge de l’enfant en chacun de nous : n’est-ce pas toujours cet espoir de croiser ce fond d’âme allumant parfois la pupille qui éclaire vies et visages ? N’est-ce pas cette soif d’être lue qui explique notre légendaire patience et notre inqualifiable ténacité à tenter de nouer des liens avec l’Autre, de nous assurer de l’Autre et de nous-même à travers l’Autre ? (Vandelac, 1998 : 8-9) N’y a-t-il pas, se demande-t-elle, une incroyable difficulté de la part de la culture androcentriste d’assumer l’aliénation du sperme et son corollaire de paternité incertaine ? Cela ne traduit-il pas aussi une difficulté quasi viscérale, pour certains hommes, à composer avec la parole donnée de la mère et donc avec la liberté des femmes ? Serait-ce, inconsciente régression enfantine, que tout vaudrait mieux, y compris tuer la mère et voire même changer d’espèce, que d’assumer le risque, aussi ténu soit-il, d’être abandonné ou trahi par elle ? Et elle se dit révoltée qu’on cherche encore à réduire à la seule animalité de l’instinct ce corps-à-corps, source même de l’être. Ce très beau texte éclaire toute l’œuvre du dedans et donne son unité et son intime cohérence à la multiplicité des avenues de réflexion que ne cesse d’ouvrir cette infatigable et audacieuse pionnière. Il représente aussi, selon moi, l’argumentation la plus convaincante contre les manipulations génétiques et leurs conséquences pour l’espèce humaine. Louise Vandelac par ses écrits – Suite et fin : Louise Vandelac - Pour une écologie politique du vivant |