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jeudi 17 février 2011

"Prénom Médée", déconstruction d’un mythe misogyne

par Élaine Audet






Écrits d'Élaine Audet



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Dans un essai magnifiquement écrit, éclairé par une vision radicale et une très grande érudition, Michèle Dancourt remonte le cours de 3000 ans de misogynie qui ont fait du personnage de Médée une furie répugnante, fratricide, régicide, infanticide. À travers quelque 400 œuvres, l’auteure rétablit l’identité de guérisseuse émancipée et instruite de Médée, lui redonne son éclat originel et son vrai nom qui signifie « celle qui médite, invente, prend soin. »

Michèle Dancourt déconstruit patiemment le mythe de l’amoureuse vindicative et de la mauvaise mère, qui a frappé les imaginations jusqu’à nos jours. Pour Euripide, au Ve siècle avant notre ère, "il faudrait que les hommes fassent naître les enfants d’un autre endroit, et qu’il n’y ait pas la race femme". Quant à Annouilh, au XXe siècle, il fait dire à Médée l’horreur d’être femme° : "Femme ! Femme ! Chienne ! Chair faite d’un peu de boue et d’une côte d’homme ! Morceau d’homme ! Putain !".

Selon cette version, transmise de génération en génération, Médée, fille d’Aiétès, roi de Colchide (Géorgie actuelle), tombe amoureuse de Jason qui, à la tête des Argonautes, a envahi le pays en quête de la Toison d’Or (crinière d’or d’un bélier ailé fabuleux – fils de Poséidon –, suspendue à un chêne et gardée par un dragon dont les yeux ne sont jamais fermés). Grâce à sa connaissance de la magie, Médée permet à Jason de s’en emparer, mais, lorsque le roi veut les poursuivre, Médée tue son frère cadet et provoque ainsi la mort de son père, brisé par la douleur. Plus tard, elle suit Jason à Corinthe, où cet ambitieux la trahit en voulant épouser Glaucé, la fille du roi Créon. Médée se serait alors vengée en tuant à la fois les fils qu’elle a eus avec Jason et sa rivale à qui elle offre une robe magique qui la brûle ainsi que son père et le château qu’ils habitent.

Il faudra attendre en 1996 pour que la romancière allemande Christa Wolf révèle la version différente que donnait, au VIIe siècle avant notre ère, le poète Créophylos. Pour lui, ce sont les Corinthiens qui ont massacré les enfants de Médée et payé quarante talents pour qu’elle soit calomniée et rendue responsable de tous les maux qui les accablent. À la même époque, le poète Eumélos considère, pour sa part, que la déesse Médée, liée à un mortel, essaya d’immortaliser ses enfants en les enterrant dès leur naissance dans le cimetière d’Héra à Corinthe, comme le voulait le rituel à cette époque mais, à son grand désespoir, elle échoua et perdit ses enfants.

Depuis ces deux versions soigneusement oubliées, pendant deux millénaires et demi, tous les auteurs d’œuvres consacrés à Médée ont été masculins et ils ont mis allègrement dans ce personnage leur peur et leur haine des femmes sans que personne n’y trouve à redire. Pour Michèle Dancourt, on assiste avec Médée à "l’appropriation d’une image de femme et de mère sur fond d’antagonisme entre les sexes et les rapports de domination entre les cultures et les identités". Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que l’image change et aujourd’hui, dit la chercheuse, "Médée serait gitane, africaine, immigrée clandestine, coréenne. Autrement dit, femme et étrangère, elle est l’Autre par excellence".

Médée reconnue par les femmes

Au milieu des imprécations masculines, Michèle Dancourt décrit la solidarité et la compassion des femmes envers Médée, notamment à travers les paroles de la nourrice et du chœur dans les différentes versions du mythe. Elles n’incriminent pas "la race des femmes" mais, avec une grande perspicacité, "le lit des femmes, où se réalise le privilège que s’arrogent les mâles de s’approprier la filiation". De son côté, Médée rend bien aux femmes leur tendresse car, souligne l’auteure, "ce n’est pas son père Aiétès qu’elle regrette, comme il est dit dans la tradition, mais sa mère et ses sœurs et elle demande à sa nourrice une véritable solidarité des femmes".

Fait intéressant, au long de l’histoire, des auteures prennent aussi le contrepied de la vision misogyne de Médée, comme Christine de Pisan au XIVe siècle, pour qui Médée est une femme exemplaire, présentée deux fois dans son œuvre La Cité des dames. On la retrouve dans le Livre I, la Raison, où elle figure au nombre des femmes savantes. Dans le Livre II, la Droiture, elle fait partie d’une brillante lignée de femmes fidèles en amour. "Christine de Pisan remonte donc à contre-courant vers une Médée savante, forte, loyale – pure victime de la perfidie masculine", conclut Michèle Dancourt. Elle crée un "nouveau matrimoine", une Cité des Dames qui, "si vous en prenez soin sera non seulement pour vous toutes un refuge, mais un rempart pour vous défendre des attaques de vos ennemis." Des ennemis que la peur panique des femmes mènera à l’Inquisition, du XIe au XVIIIe siècle, où elles seront honnies et brûlées par milliers pour sorcellerie.

Médea/Sita de Nalini Malani

Au XXe siècle, ce sont aussi souvent des femmes qui redonnent vie à Médée par la peinture, la danse, le cinéma, le roman. Dancourt nous fait découvrir l’œuvre de la peintre indienne, Nalini Malani, auteure de Medea/Sita, qui a créé des variations sur diverses figures féminines issues de la tradition européenne comme Médée la magicienne, Cassandre la prophète et l’intrépide Alice de Lewis Carroll.

Au cinéma, les interprètes de Médée ont l’éclat des Maria Casares, Anna Magnani, Maria Callas, Melina Mercouri, Isabelle Huppert, or les auteurs des films sont tous masculins (Dreyer, Lars von Trier, Pasolini, Dassin, de Bernardi). Dans le monde de la danse, au contraire, ce sont des femmes, telles que Martha Graham et Birgit Cullberg, qui lui ont réinventé une gestuelle digne de son mystère.

Du Danemark à l’Iran, Médée continue à inspirer

Le réalisateur Carl Dreyer, grand maître du cinéma danois et créateur de tant de figures sublimes de femmes victimes de la violence masculine, s’intéresse à la fin de sa vie à "la sage et belle Médée", dont il veut faire son œuvre testamentaire. Il rêve de la voir interprétée par Maria Callas mais, Dreyer n’ayant pas obtenu les capitaux nécessaires, c’est Pasolini qui réalisera ce projet en 1969. Pour lui, Médée est l’image même d’une "femme armée de sa révolte" et son projet de rendre justice à cette héroïne fière et lucide lui tiendra à cœur jusqu’à sa mort.

Michèle Dancourt retrouve en Iran une autre trace de Médée symbolisant la résistance à l’oppression politique et religieuse qui écrase ce pays. Afshin Ghaffarian, jeune acteur, crée en 2007 sa Médée, dansée en grand secret, dans un désert, à cinquante kilomètres de Téhéran. Il déclare, rapporte Michèle Dancourt, que "dans la danse se concentrent toutes les formes d’expression humaine interdites et censurées en Iran, musique, libre mouvement du corps, contact physique, co-présence des femmes et des hommes". La danse est donc pour lui le lieu d’un affrontement avec le pouvoir.

L’honneur d’être femmes

À l’instar de Christa Wolf, Michèle Dancourt "ne peut croire qu’une guérisseuse d’origine divine, une femme de ces temps très anciens, ait pu tuer ses enfants dans une société où les enfants étaient le bien le plus précieux". En détricotant, comme elle le dit, "le tissu des mensonges, des vérités refoulés, des calomnies", la chercheuse montre que le mythe de Médée constitue un exemple saisissant du renversement des valeurs anciennes en faveur d’une culture qui se définit désormais en fonction des besoins des hommes et qui se devait de créer l’image-repoussoir de la femme rebelle et insoumise qui ne peut qu’être mauvaise et dominée par des instincts inassouvis. Bref, une sorcière, comme nous le sommes toutes depuis des siècles et des siècles de patriarcat. En conclusion, elle rejoint l’héléniste Adriana Cavarero pour qui "les hommes, qui sont exclus du secret de donner la vie, trouvent dans la mort un lieu qui, comme elle prend la vie, est considérée comme plus puissant que la vie elle-même".

Michèle Dancourt est docteure en littérature comparée, et maître de conférences honoraire à Lille III et à Paris X. Elle a publié de nombreux articles sur la tragédie et les mythes grecs et, en 2002, Dédale et Icare, Métamorphoses d’un mythe (CNRS-éditions). Avec Prénom Médée, elle fait, comme son héroïne, œuvre de guérisseuse et, par la puissance et la profondeur de sa recherche, proclame à son tour l’honneur d’être femme.

Michèle Dancourt, Prénom Médée, Paris, édition des femmes/Antoinette Fouque, 2010, 304 p., dont 8 pages d’illustrations.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 février 2011



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Élaine Audet

Élaine Audet a publié, au Québec et en Europe, des recueils de poésie et des essais, et elle a collaboré à plusieurs ouvrages collectifs. Depuis 2002, elle est l’une des deux éditrices de Sisyphe.
Ses plus récentes publications sont :
 Prostitution - perspectives féministes, (éditions Sisyphe, 2005).
 La plénitude et la limite, poésie, (éditions Sisyphe, 2006).
 Prostitution, Feminist Perspectives, (éditions Sisyphe, 2009).
 Sel et sang de la mémoire, Polytechnique, 6 décembre 1989, poésie, (éditions Sisyphe, 2009).
 L’épreuve du coeur, poésie, (papier & pdf num., éditions Sisyphe, 2014).
 Au fil de l’impossible, poésie, pdf num., (éditions Sisyphe, 2015).
 Tutoyer l’infini, poésie,pdf num., 2017.
 Le temps suspendu, pdf num., 2019.

On peut lire ce qu’en pensent
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