« Un mensonge peut faire une demi-fois le tour du monde avant que la vérité n’ait le temps d’enfiler ses bottes. » - Donald Rumsfeld
N’ayant jamais bénéficié d’une formation classique en féminisme, j’étais jusqu’à tout récemment douloureusement inconsciente de l’existence de plusieurs féministes célèbres. En fait, je me suis souvenu de ce détail gênant il y a quelques jours : je ne savais pas qui était Gloria Steinem jusqu’à ce qu’elle fasse une apparition dans un épisode de l’émission The L Word. Donc, inutile de dire que c’est seulement il y a quelques années que j’ai entendu pour la première fois quelqu’un prononcer le nom d’Andrea Dworkin.
D’abord, j’ai simplement pris note du fait que la mention de son nom provoquait des réactions dramatiques – principalement d’ordre négatif. Il y a quelques mois, lors d’un petit rassemblement féministe auquel j’assistais, j’ai entendu quelqu’un déclarer quelque chose à l’effet que « le monde serait un meilleur endroit si elle n’était jamais née ».
Avec ce genre de réactions dans la communauté féministe elle-même, il n’est pas surprenant qu’aucun des onze essais publiés par Dworkin n’ait été inscrit dans la liste dressée par le magazine Ms. des 100 meilleurs essais féministes de tous les temps. (1) Il serait difficile de prétendre que Dworkin était simplement inconnue du magazine ou de son auditoire, considérant le fait que la fondatrice même de Ms. et une proche de Dworkin, Gloria Steinem, a dit de celle-ci : « J’ai toujours pensé qu’elle était notre prophète de l’Ancien Testament, tempêtant dans les collines à dire la vérité. » Considérant l’importance de Dworkin dans le mouvement (et ce, quoi qu’on pense de ses opinions politiques), une telle omission est surprenante.
Alors, pourquoi toute cette haine ? Au moment où j’ai tenté d’élucider ce mystère, il semblait que les principaux arguments utilisés contre Dworkin étaient qu’elle aurait dit des choses comme « tout rapport sexuel avec des hommes constitue un viol » et « tous les hommes sont des violeurs ». (2) Ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que la plupart des personnes qui répétaient ces phrases n’avaient lu aucun de ses ouvrages ou discours. Pas plus que moi, d’ailleurs.
Quand j’ai appris que Dworkin avait publié une autobiographie, je me suis dit que c’était l’occasion idéale pour y regarder de plus près. La première chose qui m’a frappée dans Heartbreak : The Political Memoir of a Feminist Militant a été le caractère lisible de ce livre, accueillant avec ses larges marges et ses doubles interlignes. La deuxième est que cet ouvrage me rappelait l’autobiographie d’Assata Shakur. Cette comparaison semble peut-être étrange mais, avec seulement un an de différence d’âge, ces deux militantes ont vécu à New York pendant la même période de mouvements des droits civiques et d’activisme anti-guerre. Dworkin a eu très peu d’argent durant la plus grande partie de sa vie, mais elle a régulièrement fait des dons aux programmes jeunesse et d’alphabétisation du mouvement des Black Panthers (programmes où Assata Shakur s’était fortement engagée). Toutes deux étaient des lectrices passionnées et autodidactes, critiques des énormes lacunes du système public d’enseignement. Dworkin a lu tous les écrits de Darwin et la plupart de ceux de Marx et de Freud avant la fin de son cours secondaire. L’élément qui a le plus retenu mon attention a été une sensation similaire à les lire – ces deux biographies donnaient plus l’impression d’une conversation à deux voies que d’un simple récit. Les deux posaient beaucoup de questions au lecteur et à la lectrice, et j’ai souvent eu l’impression de dialoguer avec ces auteures.
« Il m’a été demandé, poliment et moins poliment, pourquoi je suis moi-même. Il s’agit de comptes que toute femme sera appelée à rendre si elle affirme sa volonté. » (Andrea Dworkin)
Heartbreak n’est pas un manifeste politique. Si vous souhaitez disséquer la pensée analytique de Dworkin, ce n’est pas le livre vers lequel vous tourner. C’est plutôt l’endroit où trouver un tableau plus complet de la femme la plus redoutée et ridiculisée du mouvement féministe.
Voici mon top 4 des moments les plus intéressants du livre :
– En 6e année, elle a refusé de chanter le cantique « Ô Sainte Nuit » avec son groupe-cours, parce qu’elle avait décidé qu’elle aimait l’idée de la séparation de l’Église et l’État. Ce fut aussi le moment où elle apprit à être critique de la façon dont les adultes manipulent les enfants et leur mentent : « J’ai reconnu qu’il y avait beaucoup de façons de mentir, et que prétendre que Noël et Pâques sont des jours fériés laïques était un gros mensonge, pas un petit. »
– Elle a pris l’écriture très au sérieux et a consacré des années à sa poésie. Il est évident qu’elle réfléchissait en permanence aux meilleures façons de bâtir ses récits et ses arguments. Elle dit, par exemple : « Peut-on écrire pour les personnes dépossédées, marginalisées, torturées ? Existe-t-il un genre de génie qui puisse rendre une histoire aussi vraie qu’un arbre, ou une idée aussi inévitable que notre prochain souffle ? »
– En 1992, l’éco-féministe Petra Kelly a été tuée d’un coup de pistolet par son partenaire (qui s’est ensuite suicidé). Dworkin a assisté à la cérémonie tenue en son souvenir avec une foule d’autres militantes, et elle a été dégoûtée d’entendre les orateurs parler presque exclusivement de la dévotion de ce partenaire pour le pacifisme, en ne mentionnant Petra Kelly qu’au passage. Elle écrit : « Je ne pouvais pas croire que rien n’avait changé – paix, paix, paix, amour, amour, amour ; ils ne comprenaient pas et ne voulaient même pas envisager qu’un homme avait assassiné une femme. » Cela n’était, bien sûr, pas la première ou la dernière fois qu’une féministe tombait des nues à constater la misogynie régnant au sein de la gauche progressiste.
– On trouve beaucoup plus d’exemples dans le livre où sa perception d’un moment d’injustice donne l’impression de toucher dans le mille. Près de la fin de Heartbreak, elle relate celui-ci : « Il y a quelques nuits, j’ai entendu à la télévision le mari d’une amie discuter des politiques anti-viol de son université, auxquelles il s’oppose. Il a dit être prêt à concéder qu’il se produisait bel et bien des viols. ‘Comme c’est blanc de ta part’, pensai-je amèrement, et puis je réalisai que sa déclaration était une parfaite définition instantanée de ce que signifie ‘blanc’, pas même ‘homme blanc’, mais blanc dans un pays construit sur la propriété blanche des Noirs et sur le génocide blanc des Rouges et sur l’asservissement blanc des Asiatiques et des femmes, y compris celui des femmes blanches et de la main-d’œuvre migrante brune. Il opinait que peut-être 3 pour cent des femmes aux États-Unis avaient été violées, alors que les meilleures études disponibles parlent du quart ou du tiers. L’intervieweur masculin exprima son accord avec ce pourcentage improvisé : ce chiffre sonnait juste à tous deux, et aucun d’eux ne ressentait le besoin de financer une étude ou de consulter les recherches déjà existantes. Leur autorité étayait leur chiffre, et aux États-Unis, l’autorité est blanche. »
Les accusations de semer la discorde au sein « du mouvement » ont traditionnellement servi à faire taire les femmes de couleur, les lesbiennes, les queers, les trans et les gens qui luttent contre le capacitisme. Sans oublier les femmes en général au sein de la gauche progressiste. C’est quelque chose qui se passe présentement dans certains secteurs du mouvement « Occupons ». Je ne vais pas prétendre que vous divisez le mouvement en vous documentant sur Dworkin et en critiquant ses analyses. Mais, si vous vous retrouvez à la haïr et à souhaiter qu’elle ne soit jamais née, je vous suggère de lire ce livre. C’était une radicale et la critique est toujours importante, mais une haine indifférenciée a pour effet d’annuler inutilement ses précieuses contributions à nos luttes.
Le seul autre texte d’Andrea Dworkin que j’aie lu est son discours de 1983 : « Je veux une trêve de vingt-quatre heures pendant lesquelles il n’y aura pas de viol. » (3) Cette allocution contestataire et passionnée a été livrée devant une salle emplie de 500 hommes. Si ce n’est que pour cela, cette femme mérite notre respect.
Et peut-être que les bottes de la vérité auront une chance de rattraper certains mensonges.
– Andrea Dworkin. Heartbreak : The Political Memoir of a Feminist Militant, NY : Basic Books. 2002. ISBN 0-465-01753-3.
* Ellie Gordon-Moershel est collaboratrice de l’émission "The F Word".
Version anglaise.
Version française : Martin Dufresne
Notes
1. « Ms. Readers’ 100 Best Non-Fiction Books of All Time : The Top 10 and the Complete List ! », Ms.blog
October 10, 2011.
2. Note de Sisyphe. Charles Johnson a déboulonné ce mythe, mais on continue de l’entretenir parce qu’il fait l’affaire des adversaires du féminisme, parmi lesquels on retrouve aussi des femmes. Il fournit un prétexte pour refuser d’entendre une critique légitime de l’hétérosexualité et rassurer certaines personnes. « Le mythe en question, écrit Johnson, est la scie éculée, mais continuellement rabâchée, selon laquelle Andrea Dworkin prétendrait que tout rapport sexuel hétéro est un viol. Eh ! bien non, elle ne prétend pas cela ; elle ne l’a jamais écrit ou dit, et l’a nié explicitement quand on lui a posé la question directement. Ce mythe est historique, en un sens, puisqu’il concerne l’issue de certains écrits clés du féminisme de la deuxième vague, durant les décennies 1970 et 1980. Il est d’actualité dans la mesure où le récent décès d’Andrea Dworkin (9 avril 2005) semble avoir relancé pour un tour cette affirmation idiote, qui continue à faire surface sans égard au nombre de fois où elle est démentie. Mais qu’on le perçoive comme du passé ou du présent, ce mythe demeure pure <b<foutaise ». Lire l’article de Charles Johnson : « Andrea Dworkin ne croit pas que tout rapport sexuel hétéro est un viol ».
3. Andrea Dworkin, Letters from A War Zone. Writings 1976-1989. Part III, Take Back the Day, « I Want a Twenty-Four-Hour Truce During Which There Is No Rape », 1983.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 novembre 2011