Aucun sondage ou enquête ne rend compte de l’étendue et des réalités des violences sexuelles en milieu professionnel. D’abord parce qu’elles sont minimisées par les victimes elles-mêmes :
– Mme B : « Non, je n’ai jamais été victime de harcèlement sexuel. Quand j’ai senti que le boss allait trop loin, j’ai démissionné et puis voilà ».
– « À partir de quand cela aurait été du harcèlement sexuel pour vous ? »
– Mme B : « S’il m’avait agressée… violée ».
– « Donc le fait que vous ayez dû quitter votre travail pour échapper à sa pression sexuelle, c’est normal ? »
Pour pouvoir se reconnaître comme une victime de violences sexuelles, et en particulier de harcèlement sexuel, encore faut-il en effet s’autoriser à faire confiance en ses propres perceptions et aller à contre-courant d’un monde dans lequel, sous couvert de relations hommes/femmes décomplexées, les comportements sexistes des premiers à l’encontre des secondes, les commentaires sur le physique ou la tenue vestimentaire, les confidences sexuelles et images pornographiques imposées, les soi-disant « blagues » graveleuses, les gestes obscènes, les injonctions sexuelles, les attouchements qui s’affranchissent de toute recherche de consentement… sont encore trop souvent la norme et ne sont pas d’emblée réprouvés. Pis encore, toute velléité de contestation comporte encore le risque, pour la victime, de se retrouver marginalisée au sein de sa collectivité de travail et, in fine, de perdre son emploi.
Le droit reflète la norme masculine
En outre, le droit s’entête, en matière de harcèlement sexuel, à ne refléter que la norme dominante, à savoir la norme masculine. Il continue de préférer une tautologie (Le harcèlement sexuel, c’est « le fait de harceler (…) ») en lieu et place d’une définition précise de ce délit, autorisant ainsi toutes les interprétations, convoquant tous les préjugés
sexistes, au détriment des victimes. Il persiste à ne prendre en considération que la seule perspective du harceleur, qui, pour être condamné, doit avoir agi « dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle », charge à la victime d’en rapporter la preuve. Il maintient un niveau de peines insultant pour les victimes, de trois fois inférieur au délit de vol le plus simple. L’année précédant la rédaction de ce guide, le législateur a encore refusé de modifier la « définition » légale du délit de harcèlement sexuel, dont l’AVFT ne cesse, depuis le vote des premières lois en 1992, de dénoncer l’ineffectivité (1). Le plan global triennal de lutte contre les violences faites aux femmes 2011-2013, présenté par le gouvernement en avril 2011, fait de la lutte contre les violences sexuelles au travail un de ses axes prioritaires.
Cependant la prudence des termes utilisés dans ce « plan » n’augure pas d’une réforme volontariste et rapide. Il se propose en effet d’« évaluer la possibilité d’harmoniser les définitions et les sanctions relatives au harcèlement sexuel ».
Comment alors, pour une victime, affirmer haut et fort être victime de harcèlement sexuel, quand le droit reste muet sur ses manifestations ? Comment convaincre que les agissements du harceleur sont graves, alors que
le droit lui-même ne le punit qu’à la hauteur des délits considérés comme étant les moins graves ? Comment reconnaître ce qu’on a vécu dans une incrimination si indigente ?
Pour ces raisons, et bien d’autres encore (la honte, le sentiment de culpabilité ressentis par les victimes), les données statistiques sur ces violences, fussent-elles déjà significatives, sont à prendre avec circonspection. C’est la raison pour laquelle nous avons coutume d’inviter celles et ceux qui nous demandent les « chiffres du harcèlement sexuel » à rechercher celles qui, dans leur entourage personnel, n’ont jamais été mal à l’aise, incommodées, entravées dans leur travail, humiliées par des propos ou agissements connotés sexuellement d’un collègue ou d’un supérieur hiérarchique qui, la plupart du temps, les savaient ne pas y consentir. En réalité, le harcèlement sexuel est une des composantes du travail féminin et nous pouvons faire l’hypothèse, en l’absence d’études sur le sujet, qu’il est une cause non négligeable de leur absentéisme professionnel.
Ravages chez les victimes
Ces violences produisent des ravages chez celles (et parfois ceux) qui en sont l’objet. Elles entraînent une déconstruction de nombreux repères des victimes, à commencer par leur croyance dans le pouvoir performatif de leur propre langage (« Je pensais que le simple fait de dire non, que je n’étais pas d’accord ou que je n’avais pas envie était suffisant », Mme F.). Or lorsque l’absence de consentement d’une personne est niée, c’est toute sa personne qui est niée (« Moi qui était une battante, je ne suis plus rien, nulle, je pourrais disparaître sans que personne ne s’en aperçoive », Mme D.).
C’est également la santé, physique et psychique, qui est profondément atteinte. Nombreuses sont les femmes pour qui l’élément déclencheur à la dénonciation des violences est le signal d’alarme donné par un corps et un moral en très grande souffrance : problèmes respiratoires, dermatologiques, gynécologiques, gastroentérologiques, insomnies, hypersomnies, anorexie, boulimie, pensées suicidaires… Ces maladies se sont généralement déclenchées chez des personnes épuisées d’avoir dû, pour conserver leur emploi, pendant plusieurs semaines, mois, voire années, déployer des trésors d’imagination et une quantité d’énergie phénoménale pour esquiver les violences, se dérober à l’emprise de l’agresseur, désamorcer son agressivité, déjouer ses pièges, pour, malgré tout, résister, parfois encouragées par un compagnon ou un entourage lui enjoignant de « tenir bon », « de faire des efforts », « pour ta carrière », « parce que tu auras bientôt une augmentation de salaire (propos rapportés par Mme G.) », etc.
C’est enfin le droit au travail de la salariée qui est en jeu. Presque toutes les femmes qui saisissent l’AVFT ont perdu leur travail ou sont en passe de le perdre. Beaucoup mettront des années à en retrouver, tant la confiance en elles-mêmes, dans les hommes et la hiérarchie aura été abîmée par les violences vécues. Comment alors se présenter à un entretien d’embauche, se présenter sous son meilleur jour, valoriser ses qualités ?
L’action de l’AVFT
Depuis 1985, l’AVFT, Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail, lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail dont sont les femmes victimes et, quelques fois, des hommes. Ses missions sont plurielles.
Elle propose aux victimes, en concertation avec celles-ci, une intervention concrète dans toutes les démarches visant à faire valoir leurs droits en tant qu’individus et que salarié-e-s, auprès de tous les professionnels concernés (médecine du travail, inspection du travail, syndicats, police, gendarmerie, avocat-e-s, justice, employeurs…).
Elle participe de manière active aux procédures engagées par les victimes en se constituant partie civile, à leur demande, devant les juridictions pénales et en intervenant volontairement devant le Conseil de prud’hommes. Son action vise à créer un rapport de force qui soit favorable aux victimes et à vaincre les nombreuses résistances à l’oeuvre dans la prise en compte de ces violences.
Elle mène des recherches - notamment juridiques - sur les violences sexistes et sexuelles et, plus globalement, sur les violences contre les femmes et les politiques publiques affichant la volonté de les combattre.
Elle agit pour que le seuil de tolérance du « grand public », des employeurs, professionnels de la santé, du droit, syndicalistes, femmes et hommes politiques…, encore beaucoup trop élevé en matière de violences sexistes et sexuelles au travail, soit réduit à zéro.
Ce guide, dont vous lisez la deuxième édition, vous propose des clés de compréhension et d’action. Il doit se concevoir comme un support et un complément de l’action concertée des différents professionnels que vous
rencontrerez.
Le principal outil qu’il propose, en dépit de ses limites, est le droit. Car l’utiliser, c’est aussi le faire évoluer en générant de nouvelles jurisprudences et faire changer les mentalités de celles et ceux qui rendent la justice. Parallèlement, l’AVFT continue d’agir pour qu’il soit
réformé par le Parlement. Y recourir demeure un acte fort et significatif pour celui (l’agresseur) ou celle (l’entreprise, l’administration) contre qui vos procédures sont dirigées.
Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’AVFT
1. Cf. lettre du 12 août 2010 à Nadine Morano, les nombreuses analyses, communiqués et comptes-rendus d’audiences sur www.avft.org
Ce texte est l’avant-propos de la 2e édition du guide Violences sexistes et sexuelles au travail : Faire valoir vos droits publié par l’AVFT. Pour plus d’information, voir le site de l’AVFT.
On peut consulter le sommaire et obtenir les coordonnées pour se procurer le guide à cette page.