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octobre 2003 Andrée Ferretti et la judéité vue de l’intérieur
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Andrée Ferretti n’a pas froid aux yeux, ni dans la vie ni dans l’écriture. Dans son dernier roman, L’Été de la compassion, elle cherche à comprendre la judéité de l’intérieur et d’en dégager des analogies avec la québécitude. C’est un roman très ambitieux dont le pari est entièrement tenu.
Elle nous fait découvrir les horreurs du nazisme à travers les confidences d’un jeune Juif, David, " aux yeux mobiles et soupçonneux, maigre comme un clou, au visage émacié ", à Béatrice, une ardente adolescente québécoise, " tombée dans la marmite de la joie quand elle avait trois ans ", à " la beauté qui coule de source ", " qui pense tout le temps " et " rêve, s’inventant sans cesse d’autres existences plus ou moins héroïques ". Autour de David et Béatrice, en cet été 1948 à Saint-Vallier-de-Bellechasse, évoluent des personnages bien campés, dont quelques femmes fortes et indépendantes : Cécile, la mère de Béatrice, marchande de manteaux de fourrures, " astucieuse, menteuse sincère ", dominatrice " qui n’a en toute chose de plus puissant motif d’agir que celui de se faire valoir ", sa grand-mère paternelle, " qui trouve sa force et sa joie dans la poésie ", sa tante Philomène, peddleuse*, aux " iris verts si limpides qu’on peut se mirer dedans ", qui " revendique pour les femmes des droits égaux à ceux des hommes " et met " tout son espoir dans la classe ouvrière ", Alice Bonnet, résistante française, Mère Marie de la Réparation qui épaulera Béatrice dans sa révolte et " Mademoiselle ", maîtresse d’école qui lui prêtera Les Misérables et Don Quichotte. Et des portraits d’hommes tout aussi puissants, notamment ceux de Hörbiger, le bourreau de David, et de Raoul Tanguay, le conteur inspiré, " d’une beauté exceptionnelle ", dont le " regard si intense " donne à Béatrice ses premiers émois amoureux. Au-delà de l’émotion, enfermé dans le no-man’s land de la culpabilité et de la soif de vengeance, David a une certaine opacité comme personnage. C’est un antihéros auquel il est difficile de s’identifier. Il n’y a pas à s’en étonner cependant, puisque c’est un être à qui on a enlevé son humanité, comme l’auteure nous le fait percevoir tout au long du livre. Le jeune Juif s’en veut d’avoir survécu à ses proches et au destin de son peuple et, pour lui, le simple fait d’être vivant " entachait ses actes, ses sentiments, sa pensée, son existence entière d’indignité ". La vie de son ami David, que Béatrice cherche en vain à libérer de la culpabilité pour l’entraîner avec elle vers la joie, ne demeure que le froid constat de cet état de fait, jusqu’à ce qu’il se décide d’y remédier par l’action finale. Et Béatrice devra aller jusqu’au bout de l’écoute attentive pour comprendre enfin " que chaque douleur est particulière, que chacun est blessé au point le plus sensible de son être, que ce point est unique, le lieu impénétrable de sa solitude ". Je n’ai qu’un bémol sur l’utilité du personnage de Loyseau, le quêteux intellectuel du village, qui me semble créer une redondance et une fausse équation entre antisémitisme et pédophilie, en banalisant l’horreur subie par David avec Hörbigger. En entrevue, l’auteure répond que ce personnage lui a permis, dans ses discussions avec David, d’aborder plus en profondeur, qu’avec la jeune Béatrice, les méfaits de l’antisémitisme et du nazisme. À plusieurs reprises, Andrée Ferretti fera ressentir par Béatrice les analogies entre " le malheur d’être Juif " et celui d’être Québécois. Elle " admire et envie cette solidarité des Juifs entre eux. Elle partage ainsi l’opinion de nombreux Canadiens français qui croient que, si leurs compatriotes manifestaient entre eux une telle solidarité, les Anglais auraient moins beau jeu pour leur manger la laine sur le dos ". L’Été de la compassion me paraît en direct prolongement de Renaissance en Paganie (L’Hexagone, 1987) et de La Vie partisane (L’Hexagone, 1990) qui l’ont précédé. Je songe au supplice d’Hypatie par les hordes chrétiennes de Cyrille, au désespoir suicidaire d’Aquin, à la rébellion dans la vie de Catherine, " cette grand-mère maternelle de sa chère grand-maman […] violée par un officier anglais ", évoquée par Béatrice, qui n’échappera pas lui non plus à la vengeance. La description des personnages et de leur milieu, le lien entre l’histoire individuelle et la grande histoire, sont particulièrement réussis. On retrouve ici l’écriture précise et vibrante d’Andrée Ferretti, avec ses longues phrases parfaitement rythmées. On sent les personnages et on est accroché à l’histoire bien menée. La structure est efficace, tout s’enchaîne naturellement. David est sérieux, profond, jamais pathétique ou mélodramatique ce qui donne plus de force à son témoignage, comme s’il était encore en état de choc. Le lien entre David et Béatrice est exprimé très justement avec beaucoup de finesse et de nuances. Le livre est original, plein d’images qui restent dans l’esprit bien après l’avoir refermé. Il aborde des questions très graves à une époque où seuls les livres-minute, qui se vendent et s’oublient instantanément, ont la faveur de la critique et souvent, par conséquent, du public. Le choix d’un tel sujet démontre magistralement l’importance de l’ouverture à " l’autre ", alors qu’on reproche si souvent aux Québécois-es d’être dépouvu-es d’une telle qualité. Il nous rappelle la nécessité de faire la différence entre le sionisme et l’ensemble des Juifs et de leur tragique histoire. Merci à l’auteure pour ce beau plaisir de lecture et pour ces personnages qui font désormais partie de notre imaginaire et dans lesquels elle a mis si généreusement d’elle-même. On peut très bien l’imaginer dans cette petite Béatrice frondeuse, assoiffée de connaissances, se donnant déjà une façade invulnérable quand pourtant son besoin des autres transparaît dans tous ses comportements. Andrée Ferretti prépare actuellement un recueil de nouvelles et le deuxième volume des Grands textes indépendantistes, de 1992 à nos jours. * De l’anglais peddler : vendeuse itinérante. Andrée Ferretti, L’Été de la compassion, Montréal, VLB, 2003. Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 octobre 2003 |