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Le silence entre les mots

30 juin 2002

par Micheline Carrier

Le temps a jauni les pages des anciens cahiers que je laisse traîner depuis des mois sur un classeur. Je ne me décide pas à les relire, peut-être ai-je peur de raviver les émotions complices des souvenirs. J’ouvre un cahier, je le feuillette et je le referme aussitôt. J’en ouvre un autre et je fais de même. Témoin de mon hésitation quotidienne, l’un de mes chats a fini par s’approprier le lieu comme observatoire. Dès que je m’installe devant l’ordinateur, il prend sa place sur la pile de cahiers, tandis que l’autre chat de la maison occupe son propre promontoire, à mes côtés, près de la fenêtre.

Ainsi entourée - pour ne pas dire surveillée - je me livre à un exercice d’écriture inhabituel. Mes doigts bougent à peine, c’est ma voix qui écrit, ce qui intrigue fort les deux observateurs félins. Le plus proche penche la tête, l’air de m’écouter - qu’est-ce qu’elle peut bien raconter et à qui ? - il s’avance et donne un coup de patte à mon casque-micro. Ah ! ce n’est pas vivant, ce machin-là !

C’est comme cette autre chose que ma co-locataire déplace parfois de la main. Je n’ai pas très bien compris pourquoi on l’appelle une souris. Je n’ai, quant à moi, jamais vu de souris aussi figée. Et avec une queue si longue et sans oreilles ! Pas question de jouer avec elle, elle ne réagit même pas ! Ronde à part ça ! (L’ordinateur de la maison est un IMac). Bien sûr, on ne m’autorise pas à toucher à cet engin. Si elle me laisse parfois m’approcher de l’écran pour regarder défiler des objets que je ne sais nommer, je n’ai pas davantage le droit d’y poser la patte, même pour caresser. J’ai bien essayé quelquefois la drôle de planchette surmontée de petits carrés, mais ma co-locataire m’a retiré la patte brusquement comme si j’avais commis un crime.

Qu’importe ! Ces objets mouvants, qu’on ne peut jamais attraper, m’ennuient. Je préfère le spectacle qui se déroule à l’extérieur. À vrai dire, je ne sais pas ce que cette machine possède de si extraordinaire pour intéresser à ce point ma co-locataire. Enfin, les goûts ne sont pas à discuter ... Vous avez remarqué ? Je n’ai pas dit maîtresse ou propriétaire, mais co-locataire. Nous, les chats, nous n’apprécions guère d’être asservis.

Bon, bon. Je vois que je ne suis pas seule à écrire. Les petits copains, qui partagent mon quotidien depuis plusieurs années, voudront de temps à autre lire par-dessus mon épaule et émettre leurs commentaires. Qu’ils parlent donc en leur propre nom ! Ainsi, il y aura moins d’interprétations et de litiges subséquents. Ce seront donc des carnets à deux mains et à quatre griffes. Plutôt à trois voix.

Ceci dit, il faudrait bien que je me décide à ouvrir ces fameux cahiers. Par où vais-je commencer ? 1984 ? 1997 ? 2001 ? Ma fascination pour les exploratrices solitaires du XIXe siècle ou les conséquences de mon abstention publique au référendum sur la souveraineté en 1980 ? Mon discours improvisé au Salon de la femme en 1982 ou les livres importants de ma vie ? La méthode la plus efficace d’assassiner l’enthousiasme et la bonne volonté, celle de la Fédération québécoise du planning des naissances ou celle des Amis du Jardin botanique de Montréal ? Mon aventure dans les montagnes du Népal ou les désillusions du féminisme ? Le regard critique sur certaines auteures féministes et non féministes ou un certain colloque sur la pornographie au cours duquel deux policiers en civil ne m’ont pas lâchée d’une semelle ? Les circonstances de ma rupture avec « Le Devoir » ou le recul de la condition des femmes sous le règne Bouchard ? Ma passion pour Mozart ou mon différend avec le magazine « La Vie en rose » ? Les événements au quotidien ? Ou autre chose ? Le choix ne manque pas.

Comme je n’ai pas de prétention littéraire ni d’intention biographique, le respect de la chronologie n’importe pas beaucoup. C’est d’abord pour le plaisir que j’écris cette chronique plus politique que personnelle. Peut-être aussi parce que j’éprouve le besoin d’esquisser un bilan et de garder la mémoire de la vie.

Le mieux serait de puiser çà et là dans le passé au fil des liens que le présent me suggère et d’assembler le tout en une sorte de scrapbook où les mots remplaceraient les images. Avec, ici et là, du silence entre les mots, comme dans un scrapbook on réserve ici et là un espace pour une photo, une image. Un silence, dont l’oubli, cet « affreux voleur », est parfois responsable, mais qui d’autres fois est tout à fait délibéré. Silence porteur de sens, comme Mozart disait du silence entre les notes que c’est aussi de la musique. Le silence qui possède le charme d’une auberge espagnole : on y trouve ce qu’on y apporte, y cherche ou y projette.

Le passage du temps comporte des avantages, notamment celui de nous permettre d’envisager les événements sous d’autres angles et de les prendre moins au sérieux. Mais cette distance peut entraîner aussi la perte de cette flamme intérieure qui nous animait, plus jeune, aux temps forts de notre existence. Ainsi va la vie.

Le fait d’écrire le mot vie me fait penser tout de suite à la mort, présente dans cette chronique. Rarement sommes-nous préparés à mourir, car dans l’être profond, intime, quelque chose ne cesse jamais de croire à l’immortalité. À tout le moins de l’espérer. C’est parce que nous nous voulons immortels que nous négligeons de nous préparer à la mort. Les gens simples, les philosophes et les sages ne voient pas de scandale dans le fait de mourir. Comme Platon, Montaigne et maints penseurs, ils sentent que la vie et la mort ne vont pas l’une sans l’autre. « La vie nous a été donnée avec la mort pour condition, écrivait Sénèque, c’est vers elle que l’on marche. » De nos jours, n’est-il pas vrai que nous marchons vers la mort à reculons ?

Si la mort nous prend tant au dépourvu et suscite tant de regret en nous, serait-ce parce que nous avons sans cesse reporté le moment de vivre pleinement notre vie ? L’échéance venue, nous constaterions que le temps va nous manquer, d’où le sentiment que cette mort-là - la nôtre ou celle des êtres chers - vient toujours trop tôt. Sans doute devririons-nous suivre le sage conseil que le poète Pierre Ronsard, il y a quelques siècles, donnait à ses semblables : « Vivez si m’en croyez, N’attendez à demain, Cueillez dès aujourd’hui, Les roses de la vie. » (M.C.)

Micheline Carrier


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