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Un film sur des femmes prostituées devient un enjeu politicien
« Les Yeux secs » et la caméra citoyenne de Narjiss Nejjar

21 mai 2004

par Narjis Rerhaye, journaliste

« Les Yeux secs », le très beau (et primé) film de la réalisatrice Narjiss Nejjar, ne sera-t-il plus que le regard politicien et récupérateur de vrai-faux zaïms en mal de reconnaissance et surtout d’arguments ? Au commencement, une oeuvre de création et une jeune cinéaste, artiste citoyenne et donc concernée par les maux de sa société, à la caméra quelque part militante. Narjiss Nejjar a monté les marches de la Croisette, portant haut caftan et couleurs du Maroc mais elle ne fait pas forcément dans les paillettes. Elle dit pourtant : « Je ne fais pas de la politique ». Elle dit aussi : « Quand je fais un film et que je montre les femmes d’Aghbala, que je raconte ce qui se passe, je fais aussi acte de citoyenneté. Pendant le tournage, ces femmes se sont plaintes, me demandant de raconter et de montrer leur calvaire dans ce commerce de la chair. Aujourd’hui on veut me faire taire parce que mon tort est d’avoir dit la vérité. Le silence serait ici la plus honteuse des hypocrisies. Est-ce en tournant le dos à la vérité qu’on peut faire avancer ce pays que j’aime ? »

Jointe au téléphone ce mardi 18 mai, cette cinéaste -dont le film vient de sortir dans plusieurs salles parisiennes et qu’il faut se dépêcher d’aller voir, pour ceux qui ne l’on pas encore fait, au Dawliz-Casablanca- est sereine, se faisant fort de préciser qu’elle s’interdit de se situer sur le terrain d’une polémique stérile, gratuite et surtout politicienne.

Flash back pour un rappel des faits

La sortie dans les salles de cinéma des « Yeux secs » provoque une levée de boucliers dans la région d’Aghbala, lieu de tournage. Le film est une belle et émouvante métaphore de la prostitution dans une petite commune de la région de Beni-Mellal. Le sujet est tabou. Visiblement, sa dénonciation l’est davantage. Du 13 mai au 30 juin, N. Nejjar et son équipe tournent. Le tournage des « Yeux secs » ressemble presque à une catharsis. Pour la première fois, ces femmes qui ont accepté, en toute connaissance de cause, de participer au film dont les contrats de travail signés en témoignent noir sur blanc- racontent, dénoncent, disent qu’elles veulent s’en sortir. Les soirées d’après-tournage sont presque des séances entre confession et thérapie.

Le film sort après les élections communales de septembre 2003. La précision vaut son pesant d’or. C’est le régisseur du film de Narjiss Nejjar, un jeune d’Aghbala, qui est élu président de commune. Un parfum de revanche dans l’air... Les politiques boudés par les électeurs voulaient-ils se rappeler au souvenir de l’opinion publique ? En tout cas, dans l’entourage de la cinéaste, la question se pose avec insistance.

Aghbala donc en émoi. Les figurantes menées par quelques mains pas très invisibles, dont l’épouse d’un ancien ministre de la galaxie haraka, crient à la manipulation. N. Nejjar les aurait leurrées. Elle ne leur aurait jamais dit que le film mettait en scène la prostitution dans la région. Les arguments sont aussi flous que difficiles à croire et se résument à un très court « on croyait que c’était un documentaire, un film historique. Ce film a porté atteinte à notre dignité ».

Soudain, la démocratie a mal

La fièvre monte. Mais pas suffisamment. Car il faut bien recouvrir toute cette histoire ridicule et surtout révélatrice du degré zéro de la politique en terre marocaine, d’un voile politico-médiatique auquel vient de surcroît se greffer la question amazighe. N’en jetez plus, la coupe est pleine !

Un avocat est appelé à la rescousse et menace d’une plainte de ses clients à la dignité bafouée. Il multiplie les déclarations sur le mode « la population ne demande rien sinon que son honneur soit rétabli avec le retrait des salles du film de Mme Nejjar ». On croit rêver : en 2004, les appels à la censure et à l’interdiction, c’est toujours possible au Maroc !

Et comme le ridicule n’a jamais tué personne, l’affaire est portée jusqu’au Parlement. Un député de l’Union démocratique ˆparti du pôle haraki puisque l’affaire Narjiss Nejjar est visiblement une affaire harakie- se fend le mercredi 12 mai d’une question orale au ministre de la Communication. Et que dit en substance le député UD ? Que « Les Yeux secs » a porté atteinte à la dignité de la population de Aghabala et de sa région, que la réalisatrice a berné les figurantes et que ce film a fait de la prostitution une spécificité des Imazighen.

L’élu du peuple ne s’arrête pas en si bon chemin. Il interpelle Nabil Benabdallah : « Quelles sont les mesures prises contre Narjiss Nejjar ? », s’interroge-t-il, mi-policier, mi-procureur. Et de demander sans autre forme de procès et dans l’abus le plus total le retrait des salles des « Yeux secs » de Narjiss Nejjar. Soudain, la démocratie a mal mais l’élu a eu son quart d’heure de gloire.

La réponse du ministre de la Communication et porte-parole du gouvernement est aussi celle d’un militant de gauche dont le parti, le PPS, s’est toujours battu pour la liberté d’expression. Benabdallah qui, quelques instants plutôt, répondait à une question des islamistes du PJD, s’inquiétant d’un éventuel retour de « Casting Star », jugé émission de débauche, est aussi clair que ferme. « Nous parlons d’un film et donc nous sommes ici dans le domaine de la création et de la créativité. La créativité est d’abord liberté. Mme Nejjar jouit de toutes les autorisations de tournages dûment délivrées par le CCM. Maintenant si quelqu’un s’estime lésé par le contrat de travail ou par autre chose, les tribunaux existent ». En d’autres mots, pas question pour le gouvernement Jettou de censurer une oeuvre cinématographique. Pas question non plus de céder à ce qui a des accents très tribaux.

Aujourd’hui on en est là. Des femmes doublement victimes, du commerce de la chair et d’une grosse manipulation politique et au bout condamnées toujours à être des femmes objet ; des politiciens qui n’ont rien fait pour la région mais qui se font fort de brandir l’étendard de la dignité et une jeune cinéaste à la fois sereine et déterminée. « J’ai tout à fait conscience que c’est un règlement de compte politique. Ils me donnent plus que jamais la preuve que j’ai eu raison de faire ce film. A ceux-là, je pose une seule question : pourquoi n’ont-ils rien fait pour leur région ? Pourquoi n’ont-ils pas mis en place des infrastructures et une économie de substitution pour que les femmes ne soient pas condamnées à vendre leur corps ? »

Source : , Le Matin, 19 mai 2004

Mis en ligne sur Sisyphe le 21 mai 2004

Narjis Rerhaye, journaliste

P.S.

Suggestion de Sisyphe

Reportage d’une douzaine de minutes sur le site du "Refuge Global", émission Macadam Tribus, Première Chaîne de la radio de Radio-Canada. http://www.radio-canada.ca/refuge. Vous trouverez ce reportage sous le menu "Chroniques et reportages". Un moteur de recherche vous permettra de trouver le nom d’Annie Richer sous l’onglet "Noms". Le reportage s’intitule : "L’urgence d’occuper les esprits : Rencontre avec la cinéaste Narjiss Nejjar". Bonne écoute !




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