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Comment on récupère et banalise la violence faite aux femmes
Vagins bulldozés
Avec la collaboration de Martin Dufresne

20 août 2004

par Sandrine Ricci, présidente du Centre des Femmes de l’UQÀM

Éclatante super nova dans l’univers plutôt blême et désengagé du théâtre contemporain, Les Monologues du vagin d’Ève Ensler ont rayonné, en quelques années, de la communauté féministe états-unienne au mainstream, jusque sur Broadway. Cette œuvre-manifeste a rapidement gagné le soutien de grandes vedettes de l’écran. Cate Blanchett, Oprah Winfrey, Whoopi Goldberg, chacune a prêté sa voix aux textes à la fois sulfureux, novateurs, grinçants et toujours profondément émouvants d’Ensler. Elles l’ont fait dans le cadre du mouvement V-Day, qui a lancé la pièce comme outil de sensibilisation et de mobilisation pour éliminer les violences faites aux femmes et aux filles.

Au Québec, quelques productions locales ont déjà permis à des milliers de spectatrices et de spectateurs de vibrer au diapason de cette oeuvre " phénomène ". Les Monologues du vagin ont aussi été mis en scène dans plusieurs collèges et universités ; en février dernier, le collège Dawson, l’université McGill et l’UQÀM ont presque simultanément monté la pièce afin de lever de fonds pour des centres de femmes victimes de violence. Toutes les personnes impliquées (incluant les comédiennes) ont travaillé à titre bénévole de façon à remettre un maximum de profits - soit plus de 50 000$ - à sept organismes québécois venant en aide à des femmes victimes de violences). De plus, dix pour cent des recettes ont aussi été remis à V-day pour les femmes de Ciudad Juarez, au Mexique, aux prises avec une vague de fémicides.

Un tel succès peut-il échapper à la récupération ? On peut en douter, à constater que Gilbert Rozon et le Festival Juste pour Rire ont cette année mis le grappin sur Les Monologues du vagin. Le rouleau compresseur des " industries culturelles " a-t-il tous les droits sur tout et sur toutes ?

Avant toute chose, convenons que Les Monologues, ce n’est certainement PAS un show " juste pour rire ". La distinction n’est pas d’ordre sémantique. Bien sûr, Ève Ensler se sert souvent de l’humour pour déboulonner certains tabous. Mais les textes donnés à lire aux comédiennes s’inspirent de l’expérience de vraies femmes, qui ont vécu de vraies histoires de viol, de pédophilie, de violence conjugale - des fléaux plutôt que des anecdotes à marchander sous la bannière " juste pour rire ".

D’aucuns diront que la production de l’empire Rozon rendra plus accessible le message des Monologues - on parle déjà d’une tournée pan-québécoise - et qu’il faut impérativement se réjouir de cette opportunité. Accessible, un spectacle coûtant au minimum 36$ plus taxes ? Pire, le bulldozer JPR compromet la mise sur pied de productions bénéfices qui rejoignent un bien plus large public et dont les profits vont à la lutte contre la violence sexiste, plutôt que dans les poches profondes de Gilbert Rozon. L’an prochain, devrons-nous trouver un autre outil de sensibilisation ? Si encore le producteur, soucieux de contribuer au mouvement V-day, acceptait de retourner une partie de ses bénéfices à des centres de femmes... Quand nous avons posé la question à l’administration justepourrienne, on nous a répondu que le Festival fait un don à un organisme caritatif chaque année et que 2004 ne ferait sûrement pas exception... Bref, JPR s’approprie l’aura d’un spectacle créé pour une bonne cause et récolte au centuple ce que des militantes sèment depuis des années ! Faut le faire... surtout de la part de Gilbert Rozon !

Comment oublier que celui-ci plaidait coupable en 1998 à une accusation d’agression sexuelle ? Nous trouvons assez révoltant qu’il fasse aujourd’hui son beurre avec Les Monologues du vagin, un spectacle dénonçant la violence faite aux filles et aux femmes.

Le silence généralisé des médias, qui a accompagné l’annonce de cette production, en dit long sur notre société gavée d’humour et de divertissement, à la fois repue de convergence et vide sur le plan idéologique. Aucune remise en question : tout se passe comme si, au Québec, la culture sombrait inexorablement dans la cupidité d’"industries culturelles". Sans oublier que nos barons du spectacle vampirisent les deniers publics grâce à leurs accointances politiques. Pensons simplement aux sommes injectées dans le déménagement de l’École de l’Humour, au soutien gouvernemental accordé au Musée du même nom ou aux autres crédits d’impôts dont bénéficient systématiquement les émissions télé de JPR.

Alors l’opportunisme et le cynisme, c’est aussi juste pour rire ?

* Avec la collaboration de Martin Dufresne

 Biographie de Eve Ensler

L’Américaine Eve Ensler est poète, comédienne, scénariste et militante des droits de la femme. Pour le théâtre, elle a écrit "The Depot", "Floating Rhoda and the Glue Man", "Extraordinary Measures", "Ladies", "Scooncat" ou encore "Lemonade", spectacle repris plusieurs fois au Alley Theatre de Houston (USA). Sa pièce "Necessary Targets" (Femme-cibles) a été présentée à Broadway, avec Meryl Streep, Angelica Huston et Cherry Jones, au profit des femmes réfugiées bosniaques. Son dernier texte, "Conviction", commandé par le Music - Theatre Group sera présenté au Berkshire Theatre Festival.

Son texte "Les Monologues du vagin", présenté en tournée mondiale, est à l’origine de la création du V-Day, un mouvement de réaction aux violences qu’endurent les femmes à travers la planète. Eve Ensler écrit actuellement un scénario sur les femmes en prison pour Glenn Close.

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Mis en ligne sur Sisyphe, le 20 août 2004.

Sandrine Ricci, présidente du Centre des Femmes de l’UQÀM


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