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Réaction à l’entrevue de Stella au Devoir, le 31 août
La prostitution, un "droit des femmes" ?
Avec la collaboration d’Élaine Audet et de Micheline Carrier

8 septembre 2004

par Richard Poulin, sociologue

Stella, un groupe d’appui aux « travailleuses du sexe », fêtera bientôt ses dix ans d’activités. Dans une entrevue publiée à la une du Devoir, sa directrice générale, Claire Thiboutot explique que l’un des buts de l’association est la décriminalisation de la prostitution. Ce point de vue prétendument « non moraliste » rencontre de plus en plus d’échos. En fait, cette position est l’apanage de nombreux États ainsi que de plusieurs intellectuel-les.

L’état de la prostitution

Depuis le milieu des années 1990, nous assistons à un important mouvement à l’échelle mondiale : la prostitution est banalisée et légitimée. Elle tend de plus en plus à être légalisée, comme en font foi les récentes réglementations en Allemagne, aux Pays-Bas, en Australie, en Grèce et en Espagne, ce qui entraîne une expansion rapide de la prostitution et de la traite des femmes et des enfants à des fins prostitutionnelles. Ces industries connaissent une croissance fulgurante. Leur explosion est étroitement liée à des facteurs propres à la mondialisation néolibérale. Chaque année, environ 500 000 femmes victimes de la traite aux fins de prostitution sont mises sur le marché de la vénalité sexuelle dans les quinze pays (avant son élargissement) de l’Union européenne ; 75% des femmes victimes de cette traite ont 25 ans ou moins, et une proportion très importante d’entre elles sont mineures. Chaque année, la traite mondiale aux fins de prostitution fait environ 4 millions de victimes chez les femmes et les enfants. En 2001, on estimait à 40 millions le nombre de personnes prostituées dans le monde et ce chiffre ne cesse d’augmenter.

La prostitution, un droit ?

Il existe une effarante hypocrisie qui établit une frontière entre « prostitution libre » et « prostitution forcée ». Les trafiquants de femmes et d’enfants ainsi que leurs allié-es se servent de cette séparation pour tenter de faire admettre le « droit de vendre son corps », de sorte qu’il apparaît comme acceptable de voir des jeunes filles, parfois mineures, s’exposer dans les vitrines des quartiers chauds de certaines villes, telles des pièces de viande dans un supermarché.

Pour les défenseurs de la prostitution, trois arguments reviennent comme des leitmotiv. Premièrement, la prostitution est, en général, un « travail volontairement choisi » ; deuxièmement, la prostitution est assimilée à un emploi de services, puisque c’est la simple vente d’un service sexuel ; troisièmement, les restrictions légales à la prostitution constituent une violation des droits civiques, notamment celui de la liberté de choisir un emploi. Puisque tout travail est une forme de prostitution, selon ces groupes, la prostitution serait un travail comme un autre et ne pas le reconnaître stigmatiserait les personnes prostituées.

« Définir la prostitution et le travail du sexe comme des formes d’exploitation sexuelle et de violation des droits humains des femmes, tel qu’il est fait dans un cadre d’analyse abolitionniste, a de graves conséquences pour l’ensemble des femmes car cette définition maintient le caractère illicite et transgressif de l’institution de la prostitution et soutient la pérennité du stigma [sic] "pute" », explique Maria Nengeh Mensah sur le site de Stella. Peut-on vraiment croire que définir la prostitution comme un système de domination des femmes et une violation des droits humains « a de graves conséquences pour l’ensemble des femmes » ? La libération des femmes passerait-elle par celle de la prostitution ?

Une panoplie conceptuelle

En 2001, Claire Thiboutot écrivait : « Pour nous, toute stratégie abolitionniste (y compris celle visant uniquement les clients et le proxénétisme) contribue ainsi au maintien de la clandestinité de l’industrie du sexe et accroît en conséquence les possibilités d’abus ». Comme si les lupanars légaux étaient des endroits paradisiaques, sans violence. Selon cette perspective, la violence ne serait due qu’à la clandestinité de l’activité, non à sa nature même ! Même la décriminalisation de l’activité de prostitution n’est pas suffisante aux yeux de Stella. Il faudrait « libérer » toute l’industrie du sexe, proxénétisme y compris !

Ce renversement conceptuel est de taille. Il a pour effet de rendre caduque toute analyse structurelle qui est remplacée par une approche libérale contractuelle entre une personne qui vend un « service sexuel » et un « consommateur » qui l’achète. La prostitution serait un « droit », basé sur l’autonomie des personnes qui décident d’en faire un « authentique métier », et le problème serait résolu en le rendant respectable (« déstigmatisation ») ! Cette pirouette conceptuelle accable les féministes et les abolitionnistes de tous les maux et libère de toute responsabilité le système proxénète, les clients, l’économie marchande (libérale) et le patriarcat.

La prostitution, légale ou illégale, comme les autres industries du sexe, n’est pas organisée dans l’intérêt des personnes prostituées, elle les marchandise et les monnaye. Elle profite à un système proxénète au service des clients. Où sont donc les proxénètes et les clients dans les propos d’un groupe comme Stella ? Ce sont pourtant eux qui violentent les personnes prostituées. Les clients auraient le « droit » de consommer les personnes prostituées. Pourquoi ne pas défendre un autre droit du consommateur, celui de voir renouveler la marchandise périodiquement - la traite aux fins de prostitution ne sert-elle pas précisément à cela ? En effet, cette traite ne pose pas de problèmes à Stella qui pourfend les gens qui s’y opposent. Ils ont peut-être le droit également à une qualité supérieure de marchandise ? À cet effet, aux Pays-Bas, il existe des cours payants auxquels peuvent s’inscrire des candidates à la prostitution ou des personnes prostituées qui désirent « mieux se former ». En Allemagne, toutes les entreprises de 15 employés et plus, y compris les bordels, doivent maintenant obligatoirement « embaucher » des apprenti-es sous peine de pénalités financières !

C’est vers un tel modèle de société que les propositions de Stella nous entraînent. Elles promeuvent la marchandisation des êtres humains et de leur sexe ainsi que l’assujettissement des femmes et des enfants aux profiteurs des industries du sexe. Ce modèle de société est-il acceptable ?

Écrit en collaboration avec Élaine Audet et Micheline Carrier

* L’auteur publiera un livre, La mondialisation des industries du sexe, à la fin d’octobre 2004, aux éditions L’Interligne (Ottawa).

L’entrevue de Stella au Devoir a été publiée à la une le 30 août 2004. Elle n’est accessible en version électronique qu’aux abonné-es du journal.

 Lettre de Stella au Devoir, le 20 septembre 2004.

 Voir commentaire en bas de cette page.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 septembre 2004.

Richard Poulin, sociologue

P.S.

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