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Camille Laurens, « L’amour, roman »
Quand l’orgueil manque aux filles

20 novembre 2004

par Méryl Pinque, doctorante en littérature

L’Amour, roman, quoique d’un style érudit et élégant, est une longue méditation parfois mièvre, souvent ennuyeuse comme l’est toute réflexion sur l’amour où le principal personnage est soi-même. L’amour est un thème rebattu, galvaudé. Choisir d’en faire l’unique objet d’un récit, a fortiori d’un récit à la première personne (fût-ce en y insérant une histogenèse familiale agréablement désuète destinée à répondre à des questions aussi vaines que "d’où nous vient l’amour ?"), est un exercice fatalement périlleux. Les poncifs abondent, de l’histoire trop connue de Mélusine aux fantasmes sexuels stéréotypés en passant par les chansons d’amour et les considérations creuses sur les femmes, sur l’amour, sur les femmes et l’amour.

Le livre de Laurens dépeint une vision étriquée, petite-bourgeoise du sentiment, de surcroît estampillée made in Paris. S’il est vrai que tout amour est roman ("L’amour, c’est des mots"), et que tout roman est amour (d’où le titre et selon la thèse défendue en 2002 par Alain Vaillant dans son essai L’Amour-fiction. Discours amoureux et poétique du roman à l’époque moderne), en revanche il est une manière de vivre le premier et d’écrire le second. On n’écrit jamais aussi bien l’amour que quand on le nomme peu, qu’il traverse le roman de part en part, et que la plume en est imbibée. Ecrire, c’est être perpétuellement amoureux, mais amoureux du monde, de son mystère et de sa magie.

Chez Laurens, tout a la couleur et les dimensions de ces quelques arpents parisiens où se terre une bourgeoisie qui ne s’est guère émancipée des obsessions sadiennes ni du conformisme et des usages propres au XIXe siècle européen. Le côtoiement des deux tendances (non opposées ainsi que l’exigerait la logique, mais bien complémentaires) donne d’étranges fruits, ainsi du vouvoiement pendant l’acte sexuel, Jacques, l’amant de l’auteure, pouvant lui dire : "comme vous êtes faite pour la queue", ou lui écrire : "J’ai grand hâte de vous et vous baise en pensée". Comme dans les romans libertins du grand siècle, on viole et on jure sans se départir jamais de cette urbanité typique des gens bien élevés chez qui le tutoiement n’est définitivement pas de mise :

    J’ai envie de vous, m’a dit Jacques. Il m’a tournée contre le mur, a soulevé ma jupe, dégrafé sa braguette, passé sa ceinture de cuir lentement sur mes fesses, autour de ma taille puis de mes poignets qu’il a serrés ensemble.

Voici le parangon de l’érotisme à la française, ce mélange unique de raffinement, d’élans orduriers et de violence envers les femmes. Jacques (Blin) est lui-même un personnage archétypal : celui de l’ex-gauchiste parisien à présent riche, grisonnant (ses cheveux longs sont l’ultime vestige d’une révolte qu’il se targue encore d’incarner), bedonnant et libidineux ; un "épouseur à toutes mains" cumulant l’épouse gravide (Lucie) et la maîtresse (la "chienne" Laurens), ayant délibérément raté le coche du MLF : la révolution, oui, mais avec des limites ! L’auteure ne nous dit pas s’il porte la sacro-sainte écharpe blanche (la rouge étant plutôt l’apanage des hommes de droite) qu’arbore tout ex-maoïste de la capitale sur le retour d’âge, ni s’il fréquente le Duc des Lombards. Car on est forcément amateur de jazz, on s’est encanaillé dans sa jeunesse dans les clubs de Saint-Germain-des-Prés, on y a pris de faux airs inspirés, des poses à la Rastignac, à la Musset, la mèche rebelle et la cigarette au coin des lèvres (on lui préfère désormais un cigare aux formes équivoques), la main négligemment posée sur quelque page de Sartre, Sade, Foucault, en lorgnant les filles.

L’incroyable est que ce genre particulier de dinosaure trouve encore (et sans trop d’efforts apparemment) chaussure à son pied. Le genre de femmes, par exemple, capables de signer le manifeste "Ni coupables, ni victimes" pour le "droit" des femmes à se prostituer (ce "droit" aurait-il été jamais le moins du monde menacé ?…), douloureux écho à celui des jeunes filles des banlieues pour qui les mots "viol" et "trottoir" recouvrent des réalités à combattre, et non des fantasmes pour riches blasés décadents. Parmi les signataires, on trouve, sans hasard (excepté peut-être pour la première):Christine Angot, Catherine Breillat, Catherine Millet… et Camille Laurens.

Camille Laurens qui, avec ses cols Claudine et son allure de pensionnaire modèle, et en dépit de certains éclairs féministes (qu’elle réserve à Yves, "le mari" possessif, trompeur et violent), ne révolutionne pas l’image traditionnelle des femmes, parsemant son œuvre de clichés essentialistes et n’hésitant pas à citer au besoin les vieux maîtres comme Beaumarchais, Balzac, Wharton ou La Rochefoucauld, la figure tutélaire du livre : il faut toujours se méfier des phrases qui contiennent des expressions comme "les femmes…", "la femme doit", le "cœur des femmes", "la nature d’une femme", "ce que veut une femme", etc. Et si Laurens ajoute - tardivement - "allez, il y a des hommes aussi", on remarque que l’article indéfini a pris la place de l’article défini et généralisateur.

Mais le privé étant politique, et la chambre à coucher demeurant l’ultime bastion d’une virilité à la dérive, c’est bien sûr dans la sexualité et la sphère de l’intime en général que se mesurent les progrès (ou, en l’occurrence, les retards et les stagnations) de l’émancipation féminine. Le livre s’ouvre sur l’éternelle image : celle de l’auteure adolescente accroupie aux genoux d’un homme et s’apprêtant à l’honorer comme il se doit. "Vous a-t-on jamais rendu la pareille, Camille ?", a-t-on envie de lui demander. Dans ces conditions, oui, on comprend que "’ç’aurait pu être un autre’". La grand-mère arrive sans frapper, referme la porte sur la scène à peine entrevue. Elle est gênée, bien sûr, mais pas pour les bonnes raisons. "Est-ce que c’est ça, l’amour ?", demande-t-elle plus tard à sa petite fille en épluchant les pommes de terre, du "désir inquiet" dans la voix.

Nul doute que pour Laurens, l’amour ce soit d’abord "ça" en effet : se laisser prendre, se laisser faire, mettre en scène par le désir des hommes, dont il semble qu’en dépit de sa lucidité, de sa position de femme célèbre, adulte, divorcée, agrégée et écrivaine, elle continue de tout attendre : "Ne me perdez pas de vue, je vous en supplie, regardez-moi, ne me lâchez pas, ne me laissez pas sombrer […], sauvez-moi […], prenez-moi, prenez-moi avec vous, prenez-moi dans vos bras, emmenez-moi sur la mer […], portez-moi, emportez-moi, j’ai besoin que vous me portiez dans votre cœur". Appel pathétique et suranné à un Jacques Blin obscène qui la rêve en Justine, qui fantasme de la "vendre", de la "prêter" et qui l’emmène à des soirées échangistes version gang bang : le mythe du prince charmant a fait long feu, et pourtant Laurens s’y colle encore. Il n’est pas jusqu’au misérable Enrique, guide de son état, dont elle n’accepte le rut pathétique et les mains baladeuses, allant même jusqu’à l’embrasser sur les lèvres.

Laurens présente son ressenti et ses méditations amoureuses comme universelles. Ne cite-t-elle pas Victor Hugo pour étayer son propos : "’Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous’" ? Pourtant on peine à se retrouver dans ce qui est dit de l’amour et du désir. La Rochefoucauld a beau hanter noblement les lignes, condamner l’amour-propre, la cause de tout notre manque d’amour ("L’orgueil est en nous comme la forteresse du mal", disait encore l’auteur d’Hernani), on ne peut que faire ce constat en refermant le livre : l’orgueil manque toujours aux filles.

Méryl Pinque, doctorante en littérature


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