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Sexe, morale et interprétation

12 décembre 2004

par Alain-Robert Nadeau, avocat

Sisyphe avait donné à cet article le titre de "Lap-dance" : l’incompréhensible jugement de la Cour suprême du Canada, qui exprime davantage, selon nous, ce dont il est question dans cet excellent article, très apprécié des internautes L’auteur a demandé de remettre le titre original Sexe, morale et interprétation. C’est fait.



Quand Amanda, une jeune fille de vingt ans qui s’était toujours refusée à pratiquer la danse contact* (lap-dance), est arrivée à son cabaret habituel de la région d’Ottawa pour y effectuer son travail, le portier de l’établissement l’a avisée qu’elle n’était plus à sa place. - Pourquoi, a-t-elle demandé ? - Parce qu’il y a dorénavant de la danse-contact, lui répondit-il ? - Mais pourquoi ce changement de politique ? - C’est à cause de la Cour suprême !

C’était au début du mois de janvier dernier (1999). Comprenant mal cette décision, dont elle entendait sans doute parler pour la première fois, elle décida d’exprimer son mécontentement en écrivant au Ottawa Citizen. Dans un texte publié à la fin du mois de janvier, elle affirmait que certaines filles qui dansaient le faisaient pour gagner leur vie et n’avaient aucune intention de se prostituer. Ces filles, poursuivait-elle, « ont des valeurs, une morale et de l’ambition. Or les danses à 10 $, c’est de la prostitution. Un point c’est tout ».

Deux semaines plus tard, on la trouvait morte dans son appartement, sans trop savoir comment ou pourquoi. À ce jour, les raisons de sa mort demeurent toujours obscures.

L’incompréhensible jugement de la Cour suprême

Amanda, comme sans doute beaucoup d’autres personnes, n’a pas réellement compris cette décision que la Cour suprême a rendue le 13 décembre 1999. Dans l’arrêt Pelletier (1999), trois des cinq juges (dont les deux seules femmes du banc) de la Cour ont statué que la danse-contact à l’intérieur d’isoloirs, où les danseuses nues permettent aux clients de leur toucher les seins et les fesses, ne pouvait pas être assimilée à un acte indécent. La nature et le caractère des attouchements, selon les juges Arbour, McLaughlin et Major, sont conformes au « standard de tolérance de la société ». Pour les juges Bastarache et Iacobucci cependant, qui s’exprimaient en dissidence, la danse-contact constitue un acte indécent parce qu’elle se déroule dans un lieu public.

Trois mois plus tard, le 29 mars dernier, la Cour suprême des États-Unis, dans l’arrêt Erie (ville) c. Pap’s (2000) statuait qu’une ordonnance municipale qui prohibait la nudité publique, et plus particulièrement les représentations de spectacles de danseuses nues, ne portait pas atteinte à la liberté d’expression garantie par le Premier amendement à la Constitution américaine. S’exprimant pour la majorité, le juge O’Connor insistait sur le fait que les conséquences sociales, qualifiées d’effets secondaires, de ces spectacles de nudité justifiaient les limitations à la liberté d’expression. Pour le juge Scalia, « il n’est pas nécessaire de considérer les effets secondaires de ces spectacles. L’obligation traditionnelle du gouvernement de préserver la morale et la reconnaissance que les spectacles de danseuses nues sont, en soi, immoraux n’ont pas été abrogées par l’existence du Premier amendement ».

Comment expliquer ces différences ? Serait-ce que la société canadienne est plus tolérante par rapport à l’effeuillage ou à la prostitution que la société américaine ? Comment les juges distinguent-ils ce qui est moral de ce qui ne l’est pas ?

"La norme de tolérance de la société"

Au Canada, la Cour suprême appuie son raisonnement sur « la norme de tolérance de la société ». D’abord évoquée dans l’arrêt Towne Cinema (1985), cette norme postule que l’acceptation sociale d’une action dépend de ce qu’un juge estime que la société, dans son ensemble, est prête à accepter et non de ce qu’un individu en particulier serait prêt à accepter pour lui-même.

Dans le Renvoi relatif à l’art. 193 et à l’al. 195(1)c) du Code criminel (Man.) (1990), le juge en chef Lamer rappelait que ce qui est déterminant pour jauger de l’acceptabilité sociale d’une norme de conduite, c’est le critère de « la norme de tolérance de la société ». Celui-ci requiert l’analyse et la pondération de différents éléments dont les normes de tolérance admises dans la société « contemporaine », lesquelles s’apprécient en fonction de critères objectifs dont l’énonciation fait cependant défaut.

Dans Butler (1992), le juge Sopinka a examiné la signification de cette norme de tolérance sociale afin de déterminer si le matériel pornographique en cause constituait une exploitation indue des choses sexuelles au point d’être qualifié d’obscène. Adoptant un critère plus objectif que celui qu’avait adopté le juge Stewart de la Cour suprême des États-Unis qui définissait l’obscénité de la façon suivante dans l’arrêt Jacobellis (1964) : « Je la reconnais lorsque je la vois », le juge Sopinka parlait de l’effet préjudiciable du comportement pour la société. Plus forte sera la conclusion à l’existence d’un risque préjudiciable, moins grandes seront les chances de tolérance.

Déshumanisation des femmes

Dans l’arrêt Tremblay (1993), le juge Cory expliquait, au nom de la majorité, que la détermination d’un acte préjudiciable (pour reprendre le concept du juge Sopinka) procède du contexte dans lequel il s’inscrit. Cette norme peut donc varier en fonction de l’auditoire, du lieu, du contexte, des circonstances particulières examinées (consentement des participants, absence de plainte, etc.).

Ce que je m’explique difficilement, c’est la chose suivante. En 1993, dans l’arrêt Tremblay, la Cour suprême a indiqué que le fait qu’un individu se masturbe dans un endroit public en regardant une femme simuler le même plaisir constituait un acte tolérable pour la société. L’absence de contact direct et le fait que les activités se déroulent dans une résidence privée (tout de même qualifiée de publique au sens du Code criminel) justifiaient cette conclusion. En 1997, dans l’affaire Mara, la Cour suprême exprimait l’opinion unanime selon laquelle les attouchements sexuels (caresses des seins et des fesses des danseuses nues par les clients) constituaient un comportement préjudiciable pour la société en ce qu’il dégradait et déshumanisait les femmes.

La question que je me pose est la suivante : comment se fait-il que la danse-contact est apparue, deux ans plus tard, conforme à ce critère de tolérance ? Qu’est-ce qui a changé dans la société canadienne pour qu’un comportement déshumanisant ne le soit plus deux ans plus tard ? Deux ans suffisent-ils à justifier la contemporanéité d’une décision par rapport à une autre ? Au fait, quels sont donc ces critères objectifs dont parlait le juge en chef Lamer ? Amanda n’a pas compris. Et moi, non plus !

Note de Sisyphe* " La danse contact dont il est question dans cet article n’est pas la même chose que ce qu’on appelle danse contact en France, c’est-à-dire une discipline mélangeant danse et improvisation où le public et danseur se mélange pour ne faire qu’un. La danse contact est une pratique également utilisé en art thérapie". (Commentaire d’un internaute français).

Journal du Barreau, volume 32, numéro 11, le 15 juin 2000.

Sisyphe remercie l’auteur et le Journal du Barreau du Québec de l’autorisation de reproduire cet article.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er décembre 2004.

Alain-Robert Nadeau, avocat

P.S.

Suggestions de Sisyphe

Élaine Audet,Le prix d’une femme, l’aut’journal, 2000.
Élaine Audet, Le Canada contribue au trafic des femmes à des fins de prostitution, Sisyphe, 30 novembre, 2004.
Version anglaise.
Élaine Audet et Micheline Carrier, Une trentaine de personnalités québécoises demandent la décriminalisation des personnes prostituées, mais non de la prostitution




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