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Polytechnique 15 ans plus tard : difficile de transcender l’analyse égocentrique
Commentaire sur l’émission « Indicatif présent »

14 décembre 2004

par Johanne St-Amour

CONTEXTE : L’émission « Indicatif présent », sur les ondes radio de Radio-Canada, avait invité le 6 décembre 2004 trois femmes et trois hommes pour commenter la tuerie de l’École polytechnique de Montréal, il y a 15 ans. Johanne St-Amour commente ici les propos de deux des hommes invités notamment, et elle élargit la réflexion sur ce sujet.



L’analyse des responsabilités lors d’événements violents, et même de l’actualité en général, transcende, souvent et difficilement, le seul point de vue égoïste de notre petite personne. Quelques invités à Indicatif présent nous en ont fait la triste démonstration, le 6 décembre, lors de la journée commémorative de la tuerie de Polytechnique.

Combien de temps encore va-t-on nier le fait que Marc Lépine, un homme, a bel et bien tué 14 femmes ce jour-là, de façon préméditée en plus, sans que les hommes se sentent personnellement visés comme étant des tueurs en puissance ? Combien de temps va-t-on nier que les hommes présents ce jour-là à Polytechnique ont été épargnés sans que tous les hommes se sentent coupables d’être vivants ? Vous n’êtes pas un tueur ? Alors, pourquoi vous complaisez-vous à mettre le chapeau de quelqu’un d’autre ? Si vous vous sentez coupables, c’est peut-être parce que vous en avez décidé ainsi ? Malheureusement, cette attitude contribue à stigmatiser les féministes, à les rendre responsables de vos malaises et de votre culpabilité.

Pierre Bourgault disait, le surlendemain de la tuerie de Polytechnique : « C’est un crime qui peut avoir une valeur exemplaire, c’est-à-dire qu’après des millénaires, il y a finalement un homme qui avoue qu’il haït les femmes - on n’en sait pas les raisons vraiment - et on a l’impression que nous, étant hommes, il nous force à avouer une part, en tous les cas, de notre misogynie collective ». Collective ne réfère pas à votre petit moi personnel, Messieurs. Après cette affirmation, Monsieur Bourgault avait fait une brève liste des crimes collectifs historiques dont sont victimes les femmes. Ces crimes ne sont malheureusement pas encore résolus et plusieurs sont même en hausse. (Allez vérifier sur le site de Radio-Canada l’entrevue avec Monsieur Bourgault).

Combien de temps des femmes vont-elles nier que les victimes étaient bel et bien des femmes, que le seul fait d’être femme a contribué à ce que les victimes meurent violemment ? Que le tueur était un homme qui a déchargé sa démence vers les femmes ? Combien de femmes Marc Lépine aurait-il dû tuer pour que la réalité soit visible ? Cent, cinq cents, milles, six millions de femmes ? Aurait-on plus facilement accepté ce meurtre contre des femmes s’il avait été uniquement qualifié de meurtre en série ?

Le questionnement par rapport au sens à donner au massacre était également tordu. Combien de parts de ce meurtre étaient dues à la folie, à la maladie mentale, à la haine des femmes, à la haine des féministes ? Trente-trois pour cent folie, trente-trois pour cent maladie mentale, trente-trois pour cent haine des femmes et féministes et un pour cent d’inconnus ? Pourquoi Madame Navarro aimait-elle mieux spéculer sur le pourcentage ? « Féministe du 6 décembre », avalise-t-elle, elle aussi, la possible dénaturation des rapports hommes-femmes en cas de revendications gagnées par les femmes ? Tant qu’à y être, on pourrait aussi se demander quel gène était manquant chez le fou qui a tué 6 millions de juifs ou quelles cellules sont rouillées chez les membres du Ku-Klux-Klan. Comment aurait-on considéré le même meurtre commis par un Blanc visant systématiquement des Noirs, des homosexuels, des juifs, des enfants ? On a plus de considération pour la mort des baleines blanches que pour la mort des 14 victimes de Polytechnique. Faudra peut-être attendre que les femmes deviennent un genre en voie de disparition !

Il est plus facile de dénoncer la maltraitance qu’ont subie les victimes de l’hépatite C, les victimes des effets secondaires de produits pharmaceutiques, les victimes du sang contaminé, les victimes de la MIUF, de la fraude, de la viande avariée, les victimes des accidents de la route ou du travail, les victimes d’actes criminels, les orphelins de Duplessis, les autochtones arrachés à leur famille, les victimes d’agressions sexuelles commis par des religieux, les victimes d’inondation, les victimes de discrimination raciale, les victimes d’homophobie, les victimes parlementaires, les victimes de la guerre, les victimes de l’holocauste, les victimes des intégristes islamistes, les victimes du terrorisme, de la torture…

Il est bien de connaître l’opinion personnelle de personnalités, mais alors il faut la prendre pour ce qu’elle est : une opinion personnelle et non une analyse sérieuse. Il faut voir que l’opinion cache souvent aussi nos peurs personnelles : peur des hommes de perdre l’estime des femmes parce qu’un fou s’en est pris à des femmes, peur des femmes que les hommes pensent que toutes les femmes croient qu’ils sont tous des fous en puissance, par exemple. J’aime encore mieux penser que la négation du meurtre sexiste à Polytechnique, il y a 15 ans, relève simplement de peurs personnelles, sinon ce serait trop décourageant. Le discours égocentrique surpasse les analyses globales, scientifiques, recherchées.

Pour Monsieur Facal qui affirme, et avec raison, que toute vie est précieuse, il faut tout de même ajouter que statistiquement parlant, les parents devront mettre plus d’efforts à protéger leur fille que leur garçon, n’en déplaise au père qu’il est. Les filles ont plus de mal-chance d’être attaquées qu’un homme même en 2004. Mais les statistiques parlent peut-être davantage au politicien qu’à l’homme ou au père de famille ! Pelletage de poussières de nombril, également, ce rappel à la difficulté du débat de la souveraineté. Comment voulez-vous convaincre des Québécoises et des Québécois de la pertinence de la souveraineté alors qu’il est si difficile d’admettre l’autodétermination et l’existence - et la non-existence - de femmes ? L’analyse aurait-elle été plus facile si on avait tiré sur des indépendantistes ?

Pour Monsieur Baillargeon, qui parle « d’une chape de plomb essentialiste » et dénonce les « féministes qui accusent les hommes de porter en eux le mal essentiel », je dirais d’abord que la masse de plombs qu’ont reçus les 14 femmes, le 6 décembre 1989, n’étaient ni existentialistes, ni essentialistes mais très réels. Elles ne sont d’ailleurs plus là pour témoigner de ce qu’elles ont ressenti, elles. « Les hommes se sont sentis culpabilisés », dites-vous. Eh bien, quand vous aurez fini de vous pencher sur votre propre sort, on pourra peut-être passer à un autre niveau !

Non seulement on culpabilise les femmes et les féministes de dénoncer la violence, mais en plus on les accuse de ne pas dialoguer. C’est drôle, je ne sais pas ce qu’elles font depuis des décennies. Elles doivent « se poigner le beigne proportionnel » ! On veut surtout rester sourd à leur parole. Il faut intégrer les hommes pour devenir un groupe égalitaire ? Mais c’est ce que les femmes demandent, devenir égalitaires. Des hommes ont-ils attendu qu’on leur déroule le tapis rouge pour parler, pour dénoncer et pour changer ? Que non, que non ! Mais ces excuses permettent de s’en tenir à ses petites blessures et de paralyser les débats plutôt que d’en enrichir le contenu.

Il y a les désinformateurs toxiques avides de liberté (!) et il y a les désinformateurs superficiels glamour ! Plus subtils mais tout aussi dévastateurs ! Faudra peut-être changer le nom d’« Indicatif présent » pour « Indicatif absent-e-s ! »

Mis en ligne sur Sisyphe, le 9 décembre 2004

Lire également :
* Lettres à Marie-France Bazzo concernant ses invités du 6 décembre 2004.
* Il y a 15 ans, des meurtres misogynes et antiféministes.

Johanne St-Amour


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