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Prostitution
Elle est libre

18 mai 2005

par Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS

Elle est femme, elle est travestie, elle est transsexuelle, elle est bi, elle est homme
Elle est écolière, paysanne, ouvrière, employée, actrice, modèle, étudiante
Elle est toute petite, adolescente, célibataire, mariée, veuve, divorcée
Elle est à la maison, cherche un emploi, devrait être à la retraite
Elle est jaune, elle est noire, elle est blanche, elle est crème
Elle n’a jamais fait de mal à personne
Elle vit.

Elle a entendu : arrête de poser des questions, pense aux autres, fais ce que je te dis
Elle s’ennuie, elle est triste, souvent désespérée, voit mal son avenir, pense en rose
Elle a appris la modestie, le respect, l’autorité, l’obéissance, le sacrifice, le silence
Elle imagine, sans trop y croire, qu’elle pourrait vivre chez les riches
Elle pense, imagine, espère que ce sera mieux ailleurs
Elle est lucide, elle est inquiète, angoissée
Elle espère.

Elle est remarquée, repérée, amadouée, racolée, séduite, embarquée, vendue ; elle part
Elle est trimbalée, en avion - classe affaires-, en charter - prix groupés - en train, à pied
Elle ne sait pas où elle va, sait à peine où elle est, s’en remet aux passeurs, chers payés
Elle a contrat, visa, promesses, n’a rien du tout - un bout de papier - le plus souvent
Elle traverse les frontières, la tête haute ou sous une bâche
Elle ignore son sort, son avenir, donne son passeport
Elle vit le piège.

Elle est volée, battue, baladée, violée, isolée, surveillée, conditionnée, dressée, initiée
Elle pense à sa famille, qui, si elle savait, la bannirait, la plaindrait, l’aiderait peut-être
Elle est essayée, refusée, acceptée, en stand-by, en premier, deuxième choix
Elle change d’adresse, de milieu, d’identité, de pays, de sexe, d’apparence
Elle est sur catalogue, mesurée, épinglée, interrogée, classée, triée
Elle s’effondre, se vide, se bloque, se blinde
Elle résiste, en vain.

Elle est maquillée, grimée, fardée, siliconée, retravaillée, ou, ’nature’, pour les amateurs
Elle met perruques, guêpières, strings, jarretelles, talons hauts, est nue en plein hiver
Elle est bon chic, bon genre, met ses outils de travail : jeans-teeshirts-baskets
Elle est reluquée, soupesée, réévaluée, améliorée
Elle apprend les mots nécessaires
Elle a un numéro autour du cou
Elle devient autre.

Elle est fille soumise, fille publique, fille en carte, fille de joie, fille de rien, fille tout court
Elle est en quête d’hommes, n’importe lesquels, en a besoin ; c’est son gagne-pain
Elle est la cible des canettes, des injures, des jugements, des regards, du mépris
Elle est femme de mauvaise vie, femme à soldat, femme de réconfort
Elle est appelée sale pute, chienne, poubelle, paillasse
Elle est une personne, une femme, mais qui le pense
Elle a peur.

Elle donne ses tarifs, tente de négocier, attend le verdict, la concurrence est rude
Elle est prise pour une passe, une nuit, et plus, si paiement comptant à l’avance
Elle doit y mettre du sien, avoir le corps à l’ouvrage, se faire une clientèle
Elle fait ce qu’on lui dit, parle ou se tait, c’est selon ; elle rigole, des fois
Elle apprend les ruses, les trucs bidon, les bobards
Elle est utilité, fonction, service, usage
Elle sait y faire.

Elle est sous les ordres d’une frappe, un gros dur, un petit mec, un proxo, fiers de l’être
Elle met ses espoirs dans un coin de sa tête, les oublie, ne sait plus où ils sont
Elle est menacée d’abattage, baisse la tête, s’excuse, promet de mieux faire
Elle perd la notion du temps, est coupée du monde, ne se cache plus
Elle a envie de vomir, elle est terrorisée, elle est tétanisée
Elle est accusée de tous les maux, a toujours tort
Elle obéit.

Elle est la main qui lave les sexes, les petits, les gros, les moches, les sales, les malades
Elle doit supporter l’haleine, la transpiration, la laideur, le contact, la peau des autres
Elle cache ses répugnances, ses règles, son épisiotomie, les cicatrices, son sexe à vif
Elle a à ouvrir la bouche, son vagin, son cul ; elle suce, lèche, avale
Elle se tape les magistrats, les alcoolos, les violeurs
Elle en prend plein la gueule
Elle vide les mecs.

Elle est nourrie, logée, cloîtrée ; elle a une alarme, un minuteur, une douche intégrée
Elle a son appartement, son studio, sa camionnette avec télé, son bout de trottoir
Elle est embauchée par les salons de massages, les cabarets, les bars montants
Elle est intéressée aux bénéfices, économise, rembourse ses dettes
Elle est au registre du commerce, paie ses impôts
Elle a sa part, dépense tout, et même plus
Elle gagne sa vie.

Elle est colis, échantillon, créneau, branche, segment, en attendant le discount
Elle est en franchise, régulée, recyclée, attraction, service, bientôt industrie
Elle fait marcher le tourisme, la pub, relance l’économie, augmente le PIB
Elle est avoir, transaction, retour sur investissement, gestion de flux
Elle ne possède rien en propre, est taxée, à l’amende
Elle fait vivre les siens, les gérants, les videurs
Elle rapporte.

Elle fait pleurer dans les chaumières, est tolérée par les bourgeois qui ont l’esprit large
Elle est l’objet d’analyses, de débats, de colloques, de politiques, de controverses
Elle est phénomène, symptôme, facteur, symbole, syndrome, transfert, tabou
Elle fait rire les animateurs, les humoristes, les mecs de gauche
Elle est filon pour les médias
Elle a des fois des copines
Elle est seule.

Elle est fatiguée, irritée, marquée, usée, dépréciée, vieille à 30 ans, elle est à bout, à cran
Elle n’a pas la Sécu, craint les papiers, les remarques, les questions, les touchers
Elle a mal, elle souffre, elle est en manque, elle est contaminée, elle contamine
Elle est réparée, fonctionnelle, bonne à l’emploi, jusqu’à la prochaine
Elle connaît les risques, passe des tests, toujours à refaire
Elle a la carte vitale ; elle est soignée, elle guérit
Elle est mal.

Elle est accessible par carte bleue ; elle est connectée, en accès illimité, en live, en direct
Elle a des menottes, des fouets, des cagoules, des poires à lavement, des colliers de fer
Elle est trouvable dans : ’grosse poitrine’, ’nymphette’, ’exotique’, ’perverse’
Elle fait éjaculer des mecs par téléphone et elle est même payée pour ça
Elle est accessible 24 heures sur 24, inédite et même exclusive
Elle est reconnaissable par sa prof, son voisin, la boulangère
Elle est sur internet.

Elle a un sexe dans la bouche, un pieu dans le vagin, l’anus éclaté, la main y est passée
Elle est dans une ’bibliothèque’, ’nouveau modèle’, ’victime du mois’
Elle crie, elle hurle, est empalée ; elle aime ça, elle dit : encore
Elle assouvit, elle exécute les fantasmes, des autres
Elle est attachée, bâillonnée, pendue, éclaboussée
Elle a les jambes en l’air, dégouline de sperme
Elle endure.

Elle aimerait travailler, avoir un mec à elle, rien qu’à elle, des enfants, hors de là
Elle pourrait dire aux hommes le mépris, la souffrance, le mal qu’ils lui font
Elle attend une relation, une écoute, une réponse, du respect, de l’espoir
Elle aimerait dénoncer ce qu’elle endure, dire ce qu’on a fait d’elle
Elle espère des solutions, de la reconnaissance
Elle croit encore un peu au Père Noël
Elle voudrait tant une autre vie.

Elle ne respecte pas le code de la route, la législation du travail, les lois sur l’émigration
Elle est poursuivie pour atteinte aux mœurs, incitation à la débauche, vol à l’entôlage
Elle trouble l’ordre public, est accusée de tapage nocturne, ivresse, violences
Elle est condamnée pour vagabondage, à nouveau, pour racolage
Elle est tutoyée, embarquée, fichée, défichée, inculpée
Elle ressort contre une passe, doit dire merci
Elle est la cible du code pénal.

Elle dépose plainte, morte de trouille, pense aux menaces, aux représailles, à se cacher
Elle a un avocat, débordé, la routine, elle est cornaquée, mais doit lâcher le morceau
Elle assiste au procès qu’elle croyait sien, ne comprend rien, ne parle pas
Elle ne reçoit pas d’excuse, de réparation, de dommages et intérêts
Elle est reconnue victime, a des papiers, croit à la fin du calvaire
Elle cherche de l’aide, est conseillée, mais qu’y faire ?
Elle en reprend.

Elle se dit : ’j’ai pas eu de chance, ’j’aurais pas dû’, ’si j’avais su’, ’quelle conne j’étais’
Elle est fournie en préservatifs, lubrifiants, seringues, café chaud et petits gâteaux
Elle tient bon, n’a pas le choix, ne connaît plus que ça, dit que ça rapporte
Elle est enceinte, continue - il y a un créneau -, elle avorte, elle accouche
Elle est soumise au règlement, aux cadences, au rendement, aux tarifs
Elle fait de la figuration, joue son rôle ; il en faut, c’est normal
Elle défend le métier.

Elle est expulsée, menottée, renvoyée, ne sait que faire, quoi dire, que répondre
Elle est sauvée, écoutée, relaxée, suivie, éduquée, réinsérée, réhabilitée, mariée
Elle apprend la broderie, la moralité, la religion, les bonnes manières
Elle voudrait être ailleurs, mais dieu seul sait où ça pourrait bien être
Elle n’arrive pas à faire le deuil de ces années d’horreurs
Elle maintient tout juste la tête hors de l’eau
Elle peine à vivre.

Elle est résistante, elle résiste, elle est forte, elle s’accroche, voudrait oublier
Elle aimerait que ce soit comme avant, avoir sa chance, y arrive des fois
Elle est murée dans le silence, a les yeux perdus, la tête ailleurs
Elle se gave de romans d’amour, a des envies de meurtres
Elle hait sa vie, les hommes, la société, se laisse mourir
Elle obtient un crédit, devient Madame
Elle cauchemarde.

Elle est en fuite, recherchée, menacée, ne donne pas cher de sa peau, est retrouvée
Elle est frappée à coups de pieds, de poings, à la batte en bois, brûlée à la cigarette
Elle a des hémorragies, les côtes brisées, des dents en moins, le corps en sang
Elle est balafrée, marquée à la lame rougie, retrouvée, dans un coin perdu
Elle évite l’amputation, est dans le coma
Elle est trop abîmée pour resservir
Elle est remplacée.

Elle est étouffée, gazée, démolie, exécutée, assassinée, personne ne parle, nul n’a rien vu
Elle est déposée dans un caniveau, un champ de blé, sur un matelas sacrifié
Elle est partie sans laisser d’adresse, elle est aux abonnées absentes
Elle est autopsiée, enterrée, en petite pompe
Elle repose sous une dalle, anonyme
Elle est classée sans suite.
Elle est libre.

10 décembre 2004

Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 décembre 2004

NOTA BENE

Publié dans Le Monde Libertaire, no 1397, édition du 5 au 11 mai 2005.

Marie-Victoire Louis, chercheuse au CNRS

P.S.

 Site de Marie-Victoire Louis




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