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La résidence alternée, une loi pour les adultes ?

21 mai 2007

par Maurice Berger, psychiatre et psychanalyste

Présentation

En cours de parution en 2005 dans le Journal des psychologues (France).

À l’instigation du lobby des hommes divorcés, la formule de la résidence alternée (aussi appelée garde physique partagée 50-50) est devenue une nouvelle norme, présentée comme nécessaire au bien-être de l’enfant dès le plus jeune âge, même à un rythme effréné, qui peut aller jusqu’à une alternance quotidienne entre les deux foyers.

Pourtant, la résidence alternée était encore interdite en France il y a quelques années, parce que tenue pour contraire à l’intérêt de l’enfant à disposer d’un pôle d’attachement stable, le parent à qui était reconnue la garde.

Aujourd’hui, nous connaissons tous des enfants qui passent deux semaines par mois parqués devant la télé du parent qui s’était le moins occupé d’eux, et dont l’équilibre et la réussite scolaire s’en ressentent. Mais les « droits du Père » imposent le silence. En effet, que le partage des tâches soit symétrique ou non (il l’est rarement), les pères séparés/divorcés y gagnent un prétexte de maintien de l’autorité paternelle, une part égale des avantages fiscaux et sociaux et, surtout, l’occasion de conserver le domicile familial et de récuser toute responsabilité de pension alimentaire.

Les opposants au droit au divorce voient dans cette formule une normalisation. Pour les femmes et enfants qui espéraient échapper à la violence familiale, la résidence alternée non choisie mais imposée équivaut au risque d’une violence perpétuée, sinon aggravée, par les contacts répétés de la mère et l’isolement des enfants avec l’agresseur.

Dans l’inédit ci-dessous, en cours de parution en 2005 dans la Revue des Psychologues (France), le Dr Maurice Berger témoigne de ses observations cliniques sur la dynamique psychologique de certains pères qui réclament cette alternance et sur la difficulté avec laquelle certains enfants la vivent, surtout avant six ans.

À verser au dossier d’une investigation à poursuivre, sans égard aux intimidations.

Martin Dufresne
Secrétaire, Collectif masculin contre le sexisme

La résidence alternée, une loi pour les adultes ?
par Maurice Berger, psychiatre et psychanalyste

La loi de Mars 2002 sur l’autorité parentale est un bon exemple pour réfléchir sur la manière dont, en France, sont construites les lois concernant l’enfance. Parce que cette loi civile ne prend pas assez en compte les lois du fonctionnement psychique, on peut dire que malgré certaines avancées, elle constitue le prototype des occasions manquées.

Je me centrerai ici sur la question de la résidence alternée concernant les enfants petits, de moins de six ans, car ce sont les plus vulnérables, bien que ce mode de garde puisse poser problème à certains enfants plus grands. A noter que d’autres modes d’hébergement peuvent aussi se révéler inadaptés, comme le morcellement du temps d’hébergement (cinq changements de lieu en sept jours ou sept en dix jours dans certains jugements, chaque parent ayant ainsi sa part d’enfant), ou les week-end prolongés du vendredi matin au lundi soir chez les bébés, ou la moitié des vacances scolaires, temps de garde qui, chez certains enfants petits, amènent l’apparition de troubles. Rappelons que l’enfant petit n’a pas le même sens du temps qu’un adulte, et que lorsqu’il se trouve dans une situation où il se sent mal, il ne peut pas penser que cela va prendre fin à tel moment ; une heure ou une journée est un moment infiniment long, et pour lui, "ça ne se terminera jamais".

Les faits

Dans ces contextes, depuis 1997, j’ai été saisi de plus de 150 situations dans lesquelles des enfants de moins de six ans présentaient des troubles importants. Je précise que ma position est essentiellement médicale, clinique, et ne se situe pas par rapport aux droits du père ou aux droits de la mère, ou par rapport à la loi actuelle, mais uniquement du point de vue du développement affectif de l’enfant. Ces symptômes, qui n’existaient pas avant la mise en place de la résidence alternée, étaient les suivants (Berger M. et coll., 2004) :

 un sentiment d’insécurité avec apparition d’angoisses d’abandon, l’enfant ne supportant plus l’éloignement de sa mère et demandant à être en permanence en contact visuel avec elle,
 un sentiment dépressif avec un regard vide pendant plusieurs heures, et parfois un état de confusion,
 des troubles du sommeil, de l’eczéma,
 de l’agressivité, en particulier à l’égard de la mère considérée comme responsable de la séparation,
 une perte de confiance dans les adultes, en particulier dans le père, dont la vision déclenche une réaction de refus, etc...
 chez certains enfants plus grands, un refus de suivre la moindre contrainte (scolaire ou familiale) venant de l’extérieur.

Bref, il s’agit de troubles qui sont décrits depuis une cinquantaine d’années, et qui surviennent chaque fois qu’un enfant petit est soumis à une séparation d’avec sa mère, trop longue par rapport à ce qu’il peut supporter, c’est-à-dire par rapport au temps pendant lequel il peut garder en mémoire l’image sécurisante de sa mère. Au-delà de ce temps, pour lui, sa mère est perdue. Il faut souligner ici que chaque enfant a une susceptibilité personnelle différente à la séparation qui ne dépend que partiellement du genre de maternage qu’il reçoit, et qui est impossible à prévoir.

Je ne suis pas au courant de toutes les situations qui vont mal, ni de toutes celles qui vont bien. Mais il faut dire clairement que dans un raisonnement médical, si la résidence alternée était un médicament, en raison du principe de précaution, elle n’obtiendrait pas d’autorisation de mise sur le marché chez l’enfant petit du fait de ses effets secondaires possibles, ou alors elle serait au tableau A, prescrite dans des indications précises et avec un suivi très attentif. D’autant plus qu’on sait que ces troubles peuvent s’installer de manière durable jusqu’à l’adolescence et se retrouver à l’âge adulte sous la forme d’angoisse et de dépression chroniques. Ces effets peuvent être extrapolés à partir des nombreuses études concernant des enfants qui se sont trouvés séparés de leur mère de manière répétitive dans d’autres contextes. On se trouve donc devant un véritable problème de santé publique, d’autant plus que cette pathologie ne nous paraît pas traitable actuellement.

Pour comprendre ces troubles, il faut évoquer ici, entre autres, les travaux récents concernant la théorie et la clinique de l’attachement (A. et N. Guedeney, 2002). Le lien qu’établit précocement un bébé avec ses parents est constitué de plusieurs "brins". L’attachement est l’un d’eux, les autres concernant les processus d’indifférenciation puis de différenciation progressive, les sentiments d’amour et d’ambivalence, l’instauration de la transitionnalité, etc, chaque brin pouvant avoir une influence sur les autres. La relation d’attachement porte sur la constitution du sentiment de sécurité, qui nécessite que le nourrisson puisse, dans les premiers mois de sa vie, bénéficier de la présence d’un adulte, figure d’attachement stable, prévisible, accessible, figure qu’il pourra intérioriser peu à peu. Un enfant petit peut bénéficier de plusieurs figures d’attachement, mais il existe une hiérarchie. Parce que c’est la mère qui est enceinte, accouche, allaite, non seulement elle arrête ses activités afin d’être totalement disponible pour son enfant, mais de plus elle noue une relation spécifique avec lui. Et c’est elle, premier "caregiver", qui constitue la première base de sécurité, comme le montre le travail de Lamb décrit plus loin. Si une résidence alternée est mise en place trop précocement, cette base de sécurité est inaccessible à l’enfant pendant une durée trop longue. L’absence de sentiment de sécurité interne risque alors d’entraîner la constitution d’un attachement dit "désorienté - désorganisé", qui se manifeste par les symptômes décrits ci-dessus. De plus, Cyrulnik indique précisément qu’un enfant qui n’a pas pu bénéficier d’une figure d’attachement stable et accessible ne peut jamais devenir résilient.

Un facteur aggravant certain est la conflictualité dans le couple. Le contexte est particulier : le couple se sépare souvent alors que la grossesse est en cours ou peu après l’accouchement, ou l’enfant est encore petit. Le "maternage" est alors pris dans le conflit, dans la passion, et toute exhortation à la non-conflictualité n’est souvent qu’un vœu pieux (1). L’enfant n’a pas pu être représenté par un des deux conjoints au moins comme se situant dans une parentalité partagée. Souvent, il n’y a pratiquement aucune communication entre le père et la mère concernant l’enfant, si bien que ce dernier vit deux vies complètement indépendantes. Par exemple, quand l’enfant manifeste son inquiétude alors qu’il est chez son père, ce dernier n’évoque pas la présence de la mère en lui disant "tu vas bientôt revoir maman". Ceci a une importance particulière le soir, au moment où l’enfant se sépare de l’adulte et se retrouve seul, ce qui explique en partie les troubles signalés par Solomon et George chez les nourrissons passant une ou plusieurs nuits chez leur père (cf. infra). Il est fréquent que les pères ne permettent pas à leur enfant d’être en contact téléphonique avec sa mère quand il est chez eux. Ainsi l’enfant perd un parent quand il va chez l’autre. Ceci potentialise fortement les effets de l’éloignement répété de la "base de sécurité" maternelle. Le Pr Golse qui a exposé récemment les recommandations de la WAIMH (Association mondiale pour la santé du nourrisson) concernant la résidence alternée chez les enfants de moins de trois ans, indique que l’enfant doit d’abord avoir une base de sécurité pour pouvoir s’ouvrir au changement, qu’il doit acquérir un premier attachement solide avant d’en acquérir un second, et que de plus le moment choisi pour mettre en place ce type d’hébergement n’est pas le bon car c’est celui où le conflit est le plus aigu.

En 1999, trois ans avant la loi de 2002, dans des recherches longitudinales très précises commanditées par le Programme de recherche de santé chez l’enfant aux Etats- Unis, Solomon et George, deux chercheurs réputés, montrent, sur 145 enfants âgés de 12 à 20 mois, puis revus de 24 à 30 mois, que les deux tiers des enfants de parents divorcés qui passent régulièrement une ou des nuits avec leur père ont des comportements qui traduisent la constitution d’un mode d’attachement beaucoup plus insécurisé que les enfants de parents divorcés qui ne passent pas de nuits chez leur père, et que les enfants de couples non divorcés. Ces nourrissons présentent des moments d’hypervigilance, d’agrippement, d’agressivité, d’hypersensibilité à toute séparation potentielle ou réelle d’avec la mère. Ils ne parviennent à être bien ni au moment des séparations, ni au moment des retrouvailles, et ils ne considèrent pas que leurs parents soient capables de les aider dans ces circonstances. Et en conclusion, "les tribunaux ont à accepter que le divorce crée, au moins temporairement, une situation dans laquelle le meilleur intérêt du petit enfant n’est pas synonyme d’équité pour les deux parents".

Citons encore les travaux de Brazelton. Sa position est qu’il faut évaluer comment un enfant peut bénéficier le plus souvent possible de la présence de son père, et réciproquement, sans créer une discontinuité préjudiciable concernant la relation avec la mère. En 2001, dans les situations conflictuelles, il propose d’encadrer le rythme des contacts sous la forme d’un droit d’hébergement évolutif qui passe par l’utilisation d’un calendrier répondant au principe de précaution (2). Il prend comme hypothèse la situation la plus fréquente où la mère est responsable des premiers soins et prévoit des contacts prolongés avec le père plusieurs fois par semaine dès les premiers mois. Ce calendrier peut être assoupli en fonction de l’investissement du père dans les premiers soins ; de la manière dont il s’est occupé seul de l’enfant la nuit, du fait, par exemple, des obligations professionnelles de l’épouse ; de la capacité de l’enfant à gérer le changement ; et de l’éventuelle non conflictualité du couple. J’ai constaté que lorsque des parents séparés viennent d’eux-mêmes ensemble demander un avis et un suivi concernant la manière de s’occuper de leur enfant petit, on a la possibilité d’introduire une souplesse beaucoup plus grande dans le mode d’hébergement car la préoccupation du couple est alors centrée sur le bien-être de l’enfant, les parents repèrent rapidement ses éventuels signes de mal-être, on n’est plus dans le registre de "c’est mon droit".

Ce calendrier introduit une contrainte importante pour la mère qui ne peut pas prendre de longues vacances afin de ne pas priver l’enfant de la présence de son père. Par ailleurs, si une mère présente des difficultés psychiques majeures, il est évidemment préférable que l’hébergement soit confié au père.

Comment en est-on arrivé là ?

Certains juges des Affaires familiales reconnaissent qu’ils tâtonnent, certains politiques n’osent pas remettre la loi en question de peur d’être traités de réactionnaires, on attend, pour constater l’apparition de dégâts psychiques inévitables, ce qui n’est pas acceptable d’un point de vue médical.

Comment aurait-on pu faire autrement pour comprendre tous les enjeux de la loi ? Eh bien, on aurait pu solliciter la Direction Générale de la Santé, qui aurait pu nommer des scientifiques français spécialistes du développement de l’enfant appartenant à la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent et/ou à la WAIMH, les deux organisations officielles. Ce n’a pas été fait. Ainsi les professionnels de la santé ne seraient compétents que pour soigner les dégâts, mais pas pour donner leur avis sur les causes.

• Ces scientifiques auraient étudié les travaux existants et leur validité. Ce n’est pas parce qu’une recherche est publiée qu’elle est valable. Une publication assez exhaustive d’Otis (1995), reprenant l’ensemble des travaux (parue dans "Développement récent en droit familial"), conclut que "Les recherches qui comparent les différentes modalités de garde sont restreintes, présentent des résultats souvent contradictoires et montrent des faiblesses méthodologiques qui invitent à la prudence quant à la généralisation des résultats. L’état des enfants est évalué par checkliste et pratiquement jamais par observation directe". Etc.

• Ces spécialistes auraient replacé dans leur contexte les citations de travaux dont les politiques sont assaillis, et qui peuvent obscurcir leur discernement. Beaucoup de travaux ont été déformés et tronqués par certaines associations de pères. Ainsi, il n’est cité de Brazelton que le fait qu’il évoque l’attachement entre le bébé et son père, et non pas son calendrier progressif très précis dont nous avons parlé. Ou encore, les travaux de Lamb, un chercheur psychologue, ne sont cités que jusqu’en 1980 ; il pense alors que père et mère peuvent avoir des rôles strictement équivalents dans le registre émotionnel et comportemental. Mais ne sont pas cités ses travaux ultérieurs, indiquant que la mère demeure la personne de référence principale pour procurer au nourrisson un sentiment de sécurité. En effet, en 1983, il montre que des enfants âgés de huit à seize mois, vivant avec leurs parents non divorcés et élevés prioritairement par leur père, souvent du fait de la profession de la mère, manifestent une préférence pour leur mère dans des situations "étranges", inquiétantes, comme la présence d’un visiteur inconnu. On peut donc dire que si le père occupe bel et bien une position de figure d’attachement, l’enfant préfère cependant la "base de sécurité" maternelle en cas d’inquiétude ou de détresse. La mère est donc plus appropriée que le père dans ce registre, la demande de protection de la part de l’enfant reste en faveur de la mère. Le père n’est donc pas une mère comme les autres.

On aurait aussi rappelé la masse de publications qui montrent que les pères et les mères proposent à leur bébé un style d’échange différent, complémentaire mais non équivalent (cf. in Berger M., Gravillon I., 2003). Les mères sont plus dans un dialogue émotionnel, attentives aux variations de tonus de leur enfant pour réguler ses états de bien et mal-être, avec davantage de vocalisations et d’échanges de regard, et plus tournées vers la protection. Alors que les pères sont dans des échanges plus physiques, plus stimulants et plus discontinus ; mettent plus leur enfant au défi d’une manière plus adaptée à l’ouverture sur l’environnement.

Pourquoi cette réflexion n’a-t-elle pas été menée au cours de l’élaboration de la loi ? Pour au moins deux raisons, la représentation implicite de l’enfant et la force du lobbying.

La représentation de l’enfant implicite dans la loi française.

1) L’enfant, ou l’enfance, est un phénomène social.

Si les adultes, en particulier les pères, ont décidé d’exercer différemment leur rôle parental dans une société en évolution, il faudrait adapter le droit à cette évolution. Mais ce n’est pas pour autant que les besoins relationnels des bébés changent. Ils sont les mêmes depuis des siècles et demeureront toujours les mêmes. Et si on peut affirmer que le père a une place spécifique à prendre auprès de son bébé, elle n’est pas équivalente à celle de la mère, même si elle est complémentaire. Il existe actuellement une confusion entre l’égalité de droit au niveau de l’autorité parentale et l’égalité de rôle au niveau du développement précoce de l’enfant. On perçoit les limites de la position sociologique lorsque G. Neyrand, sociologue connu pour être favorable à la résidence alternée, répond à une mère dont le bébé, depuis la mise en place d’une telle mesure à l’âge de sept mois, pleure silencieusement pendant son sommeil, a des réveils fréquents la nuit, présente un visage sans expression pendant plusieurs heures à chaque retour, et a des instants de panique dans la journée : "Le fait que votre bébé en arrive à pleurer la nuit ne me semble pas anormal : il a à faire le deuil de l’amour que ses parents avaient l’un pour l’autre quand il a été conçu" (sic).

2) L’enfant n’est que l’objet de ses parents.

Sinon, pourquoi au moment de la révision de la loi en 2004, lors des auditions effectuées par la Commission concernée à l’Assemblée nationale, personne n’a été invité à donner le point de vue de l’enfant ? Ou plus exactement, mon audition a été fortement suggérée au dernier moment par le Président de la Commission des Lois, qui est député dans mon département, alors que cinq associations de pères ont été entendues sans problème ?

3) Il existe le fantasme qu’une mère sans homme est potentiellement dangereuse pour son enfant.

Ceci n’est pas dit tel quel, mais j’ai été frappé par la manière dont les résultats de la période d’essai de résidence alternée décrite dans la loi (art. 373-2-9) ont été déformés par certains magistrats, heureusement pas par tous. Ainsi, si à l’issue de cette période, une mère se montre inquiète face aux symptômes que présente son enfant depuis la mise en place de ce dispositif, il en est conclu que l’enfant présente des troubles non pas parce qu’il ne supporte pas la discontinuité de son mode de vie, mais parce que sa mère est angoissée. On arrive alors à une inversion de l’origine des symptômes. De plus, il faut ajouter que quand une mère voit son bébé aller mal et qu’elle ne peut rien faire pour lui, elle se met à aller mal elle aussi, si bien que certains enfants ne peuvent se sentir bien ni avec leur père ni avec leur mère.

4) L’expertise permettrait de décider en sécurité.

L’idée serait qu’en demandant une expertise, on tiendrait compte du développement affectif de l’enfant petit et on préserverait ainsi son intérêt (Art. 373-2-11). Mais c’est justement là que le bât blesse, parce que dans ce contexte, l’expertise a une visibilité réduite à quelques mois, six mois, un an au grand maximum. En fait, dans un bon nombre de situations, il est impossible, si on est un expert compétent et consciencieux, de prévoir comment un enfant va s’adapter, et donc comment on peut permettre l’augmentation de son temps de présence auprès de son père. Dans un article récent, le Pr Hayez et le Dr Kinoo, deux experts réputés en Belgique, prônent des décisions susceptibles de révision de six mois en six mois, ou au maximum annuellement, et le passage où ils indiquent cela est encadré dans leur publication, ce qui est exceptionnel. L’expert doit accepter d’être humble et de prendre la position la plus inconfortable qui consiste, sans dogmatisme, à raisonner différemment pour chaque enfant, chaque couple, et sur le court terme.

Comment s’en sortir ? On ne peut pas demander que soit ré-effectuée une expertise tous les six mois ou tous les ans. On ne peut pas demander non plus à un magistrat d’être spécialiste du développement psycho-affectif du nourrisson. On ne peut pas demander que ces situations soient orientées vers une AEMO pour un suivi régulier, la justice des enfants étant déjà surchargée.

Ajoutons à cela le problème de la qualité des expertises. Fréquemment un père ou une mère a été reçu seul(e). Or, plusieurs auteurs insistent sur la nécessité de recevoir chaque parent avec l’enfant. Un parent peut très bien verbaliser et décrire le comportement de son enfant et ses besoins, et n’avoir aucune adéquation émotionnelle avec lui. Et chaque fois que c’est possible, c’est-à-dire que la situation n’est pas imprégnée de violence, il est intéressant d’assister au passage d’un enfant des bras d’un parent dans ceux de l’autre. Il faut aussi être attentif aux signes qui indiquent une sensibilité spéciale de l’enfant à la séparation. Ainsi, au cours d’une expertise, je reçois un petit garçon de dix-neuf mois pour lequel, en attendant le jugement, le père a imposé à la mère une résidence alternée une semaine sur deux, ce qui a entraîné très rapidement des troubles obligeant à suspendre ce dispositif. Lorsqu’il est reçu avec sa mère, l’enfant est assez tranquille, mais au moment où elle le prend sur les genoux pour qu’il soit face à moi afin de passer les épreuves du Brunet Lézine (3), il devient immédiatement inquiet. C’est une situation dans laquelle il est face à un homme, et il ne voit pas sa mère, bien qu’il soit en appui contre son thorax. Il interroge alors de manière anxieuse "Maman ? Maman ?"

Ma conviction est que l’on a beau tourner autour du pot, on ne pourra pas éviter la création d’un corps de spécialistes de la petite enfance formés pour être compétents en matière de séparation parentale (psychologue ou psychiatre) qui devraient réévaluer la situation à intervalles réguliers afin de constater l’adéquation du mode de garde avec le développement psycho-affectif de l’enfant. On peut trouver cela lourd, sauf si on prend en compte l’idée que le fait même qu’un enfant ne va pas bien entretient la conflictualité. Ces spécialistes auraient un rôle totalement différent de celui des médiateurs car la médiation concerne essentiellement la conflictualité entre les parents, sans oublier l’intérêt de l’enfant, mais les médiateurs ne sont pas formés à évaluer la santé psychique du tout petit. De plus, plusieurs organismes de médiation sont dirigés par des hommes membres d’association de pères.

La force du lobbying

Les conditions dans lesquelles la loi de Mars 2002, qualifiée de "Loi SOS papa" par une association de pères, a été conçue et votée posent le problème de la relation entre les pouvoirs exécutifs, législatifs, judiciaires et le lobbying.

Partons des deux questions suivantes : pourquoi les pères membres d’associations veulent-ils si tôt une place égale à celle de la mère auprès de l’enfant petit, alors que beaucoup d’autres pères en cas de divorce investissent leur bébé mais ne se sentent pas effacés ou dépossédés par le fait que la mère ait une place plus importante au départ ? Et pourquoi vouloir que ce partage soit réalisé à la minute près ? Je précise que certaines mères présentent aussi des problèmes psychiques impliquant leur enfant, mais elles utilisent beaucoup moins la "solution militante" dont je vais parler.

Mes constatations, à partir des écrits des associations de pères et des rencontres que j’ai eues avec ces pères lors de consultations ou d’expertises, c’est que ces demandes sont une tentative de trouver une solution, inadaptée, à une souffrance personnelle ancienne qui trouve son origine bien avant la rencontre avec la compagne future mère. Cette souffrance n’est pas la même pour tous les pères.

 Certains ne supportent absolument pas la séparation du couple, et leur demande de résidence alternée est une manière de faire souffrir leur ex-compagne là où ça fait le plus mal, c’est-à-dire dans la relation de la mère avec son bébé.

 D’autres pensent qu’une mère ne sert à rien, et on apprend que dans leur histoire, leur mère ne s’est pas occupée d’eux, ne les a pas investis, les confiant à quelqu’un d’autre, une grand-mère par exemple.

 D’autres ont une image de mère dévorante, une ogresse, elle ne veut l’enfant que pour elle, dans une sorte de parthénogénèse. Ces hommes n’ont aucune confiance dans la fonction paternelle, dans le fait qu’un père puisse être attirant, intéressant pour son enfant, même petit. Là encore, que s’est-il passé dans leur histoire pour qu’il en soit ainsi ? En tout cas, selon eux, il faut donc faire le plus rapidement possible une place au père, afin d’éviter que les mères "possessives" n’exercent trop d’emprise sur l’enfant. Mais c’est le résultat inverse qui se produit souvent : ce que nous savons du fonctionnement psychique précoce, c’est qu’un enfant petit ne peut s’autonomiser que s’il est certain de ne pas perdre la relation avec sa mère lorsqu’il s’éloigne d’elle. Il prend de la distance pour explorer le monde, mais à la condition de pouvoir revenir vers elle s’il est inquiet, puis il repart. Si ce mouvement n’est pas possible, l’enfant devient anxieux à l’idée de s’éloigner de sa mère et se "colle" à elle. C’est ainsi qu’en voulant gagner quelques mois de présence paternelle plus intensive, on perd des années de sécurité interne pour l’enfant et on augmente sa dépendance à l’égard de sa mère.

 Surtout, et c’est le plus intéressant, il y a des pères qui nient qu’il puisse y avoir une différence entre un père et une mère du point de vue de l’enfant, et peut-être même qu’au fond, pour eux, un homme est pareil à une femme. Ces hommes veulent avoir un enfant, un point c’est tout, certains me l’ont dit tel quel, et peu importe que ce soit avec cette femme-là ou avec une autre. Et la femme est utilisée comme une mère porteuse, mais elle ne le sait pas ; elle, elle veut un enfant avec cet homme-là, et elle ne réalisera à quoi elle a été utilisée qu’au moment de la naissance ou peu après. La bête noire de ces hommes, c’est l’allaitement, parce que là, la différence est irréductible (4). Pour ces hommes, un père peut suffire, ils préféreraient en fait être seuls à élever l’enfant, mais ils savent que cela ne sera pas accepté socialement et judiciairement, alors ils demandent la résidence alternée qui pour eux est un moindre mal.

Quelles que soient les raisons de cette souffrance, la solution est toujours la même, à savoir mettre ces souffrances d’homme ensemble et escamoter leur dimension personnelle liée à l’histoire de chacun pour en faire un problème de société, une revendication groupale concernant le droit des pères, on ne reconnaîtrait pas aux pères la place qui devrait être la leur.

Ces pères sont prioritairement identifiés à l’enfant qui souffre en eux mais pas à leur enfant réelmêmes’ilsparlentsansarrêtd’intérêtde l’enfant. Ils se soignent ainsi, ils sont dépendants de ce combat, c’est pour cela que leur demande concernant l’enfant ne sera jamais réglée, il en faudra toujours plus comme le montrent les demandes récentes de pères anglais et québécois qui ont fait un procès pour interdire à leurs ex-compagnes d’avorter de l’enfant qu’elles attendaient d’eux. Cette revendication n’aura jamais de fin. Tous les moyens seront utilisés, avec ténacité, pour attirer les médias, pour harceler les parlementaires. Les associations de pères guettent le maillon faible politiquement, c’est-à-dire un changement de ministre, de conseiller, pour trouver la faille. Alors que dans le même temps, tous les pères qui trouvent des aménagements d’hébergement souples n’éprouvent pas le besoin de faire parler d’eux, même s’ils souffrent comme la plupart des adultes dans une situation de divorce. Comment tenir compte de leur expérience ?

Face à ces pressions constantes, le seul moyen pour les politiques d’y voir clair, c’est de faire fabriquer du savoir, c’est-à-dire de faire appel à la recherche, et d’avoir recours à ce savoir comme tiers. Une loi votée sous la pression de la souffrance sans référence au savoir risque toujours d’être une mauvaise loi. La loi actuelle ne donne que des garde-fous insuffisants. La manière dont elle a été construite a fait perdre une occasion féconde de réfléchir sur la place du père auprès de son enfant. On a mis la charrue avant les bœufs. Et la même manière inadéquate de procéder plane sur la réflexion concernant l’homoparentalité.

La recherche ne peut se faire sans l’implication commune du ministère de la Justice, des juges des Affaires familiales, et de la Direction générale de la santé, avec des méthodes spécifiques. Un tel travail est justifié parce que la justice prend des risques pour la santé psychique de l’enfant, c’est la décision judiciaire qui va donner une cohérence ou non à la vie de l’enfant. Il n’y a donc pas d’autre choix que de fabriquer du savoir ensemble, même si on ne parviendra jamais à un savoir parfait qui éliminerait toute subjectivité.

Notes

1. Je précise ici que contrairement à ce que me font dire G. Poussin et A. Lamy dans leur livre "La résidence alternée", je n’ai jamais proposé que le père aille s’occuper de son bébé chez la mère, car le niveau de conflictualité règnant fréquemment entre les deux parents rend irréalisable un tel aménagement. Mes propositions ont toujours été un droit d’hébergement évolutif chez le père.
. De 0 à 1 an, l’enfant pourrait rencontrer son père deux à trois fois par semaine, chaque fois pour une grande demi-journée au domicile de ce dernier, sans passer la nuit chez lui. Deux de ces demi-journées seraient éventuellement regroupables sur une journée.
. De 1 à 3 ans, à ces trois demi-journées, lorsque l’enfant sera familiarisé avec le foyer paternel, serait ajoutée une nuit dans la semaine, sans que la séparation d’avec la mère ne dépasse un jour et demi.
. De 3 à 6 ans, l’hébergement pourrait se faire chez le père sous la forme d’un week-end de deux jours deux nuits tous les quinze jours, et d’une demi-journée dans la semaine. A cela s’ajoute la moitié des vacances scolaires, sans dépasser une durée de quinze jours consécutifs chez le père à condition de maintenir des contacts suffisants et non intrusifs avec l’autre parent et réciproquement.
3. Test qui permet d’évaluer le niveau de développement d’un enfant de moins de trente mois.
4. A tel point que certains auteurs proposent que pendant les trois premiers mois d’allaitement, le père s’occupe de son bébé trois heures par jour au minimum, puis à partir de trois mois, quatre heures par jour et deux fois plus le week-end (ce qui est plus que ce que font la plupart des pères). De tels aménagements sont irréalisables à moins que la mère allaite à heure fixe ou que père et mère... vivent ensemble. De plus, cela constitue une intrusion permanente dans la préoccupation maternelle primaire.

Bibliographie

BERGER M, GRAVILLON I. 2003, "Mes parents se séparent", Albin Michel.
BERGER M., CICONNE A., GUEDENEY N., ROTTMAN H., 2004, "La résidence alternée chez les enfants de moins de six ans. Une situation à hauts risques psychiques", Devenir, vol. 16, n° 3, p. 213-228.
BRAZELTON T.B., GREENSPAN S.I., 2001, "Ce qu’un enfant doit avoir", Paris, Stock, p. 83-87.
GUEDENEY A. et N., 2002, "L’attachement", Masson.
OTIS R., "Effets de la séparation des parents sur l’adaptation de l’enfant en fonction de différentes modalités de garde : un relevé des écrits expérimentaux, in Développements récents en droit familial, p. 109-149, 1995.
SOLOMON J., GEORGES C., 1999 a, "The development of attachment in separated and divorced families". Effects of overnight visitation, parent and couple variables". Attachment and Human Development, 1, p. 2-33. 1999 b, "The affects of attachment of overnight visitation in divorced and separated families. A longitudinal follow-up", Attachment and Human Development, 1 , p. 243-264. 1999 c, "The caregiving system in mothers of infants : a comparison of divorced and married mothers. Attachment and Human Development, 72.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 janvier 2005.

Maurice Berger, psychiatre et psychanalyste

P.S.

Autres lectures suggérées

 Jacqueline Phélip, Garde partagée ou résidence alternée : l’enfant d’abord.
 Dr Maurice Berger, « Le droit d’hébergement du père concernant un bébé », dernière mise à jour, le 7 octobre 2004.
 « Entrevue avec le Dr Maurice Berger sur son livre L’échec de la protection de l’enfance », 2004.
 
« Lettre de l’Association française de psychiatrie à M. Dominique Perven, Garde des Sceaux et à M. François Mattei, ministre de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées. Objet : Loi du 04.03.02 - Intervention du Docteur Berger », le 31 juillet 2002.
 L’influence des groupes de pères séparés sur le droit de la famille en Australie.
 « Mythes et réalités sur la garde des enfants et le droit de visite »

Parution récente à signaler

Jacqueline Phélip, Le Livre noir de la garde alternée, Dunot, Paris, 2006, préface du Dr Maurice Berger, 226 pages.




Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1466 -