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Un 8 mars dans l’ombre d’un nouveau patriarcat

2 mars 2005

par Micheline Carrier

Peut-être n’ai-je jamais été aussi consciente de ce qu’il faut encore accomplir pour tranformer le système patriarcal à l’oeuvre depuis des millénaires. Partout se manifeste une volonté de maintenir ou de retourner les femmes sous le contrôle des hommes, pères, frères, maris, amants, amis, patrons, proxénètes ou autres. Tout rappelle aux femmes de ne jamais rien tenir pour acquis : il leur faut sans cesse recommencer, réclamer, dénoncer, affirmer leur présence et leurs droits. Et partout dans le monde, elles continuent de résister, de prendre la parole en dépit des menaces et de la violence, de se soutenir les unes les autres. C’est une question de vie pour elles et de survie pour l’humanité.



La situation des femmes est moins pire au Canada que dans certains coins du globe. Mais elle ne s’est pas améliorée au cours de la décennie qui nous sépare de la rencontre internationale de Beijing. Comme bien des pays obnubilés par la mondialisation à l’américaine (c’est-à-dire la mondialisation au profit des dominants et au détriment des autres), le Canada n’a pas tenu ses engagements envers les femmes (« Une décennie de reculs : le Canada de l’après-Beijing »). En prétendant travailler au mieux-être de l’humanité, les milieux politiques sont trop heureux d’écouter les chantres patriarcaux et les marchands de tout ce qui vit. Des hommes n’ont qu’à se prétendre victimes, et les médias et les politicien-nes s’en émeuvent en accusant les mères et les féministes de faux problèmes (« La face visible d’un nouveau patriarcat »).

Tribunaux islamiques au Canada : les femmes musulmanes n’en veulent pas.

Élaine Audet a recueilli des points de vue au sein de la communauté musulmane du Québec et du Canada sur l’application éventuelle des principes de la charia (loi coranique et patriarcale) dans le droit de la famille, telle que recommandée par le rapport Boyd en décembre 2004.

Pour Elaheh Chokrai de l’Association des femmes iraniennes de Montréal), Homa Arjomand de la Campagne internationale « No Sharia in Canada », Tarek Fatah du Congrès musulman canadien et Alia Hogben du Conseil canadien des femmes musulmanes, l’instauration de tribunaux différents serait un choix raciste dont les femmes musulmanes auraient à payer le prix. Selon elles et lui, il faut que la loi canadienne s’applique également à toutes et à tous et que la religion et la politique restent des domaines séparés (« Des groupes musulmans dénoncent le relativisme culturel d’une certaine gauche » et « L’Association des femmes iraniennes de Montréal contre des tribunaux islamiques au Canada - Une entrevue avec la présidente, Elaheh Chokrai »).

Mobilisation internationale

Inquiètes des répercussions sur les femmes des pays islamiques de l’application de la charia dans le droit de la famille au Canada, les femmes marocaines dénoncent elles aussi le « prétexte du relativisme culturel ». Elles appellent « toutes les associations de femmes au plan international à se mobiliser afin de faire avorter ce complot qui menace de faire basculer le Canada, terre du respect des droits humains, dans le camp des pays légitimant les inégalités des droits" (« Les Marocaines réagissent au rapport Boyd sur les tribunaux islamiques au Canada »).

De son côté, le réseau international « Femmes sous lois musulmanes » fait une tournée d’information au Canada afin de sensibiliser la population musulmane aux conséquences de l’adoption éventuelle du rapport Boyd. Pour ce réseau, l’introduction de la charia dans le droit de la famille serait utilisée, dans les pays islamiques qui restreignent la liberté des femmes, comme une justification et une victoire.

« Quelle est cette ex-ministre de la Condition féminine et de la Justice qui défend un des systèmes les plus inégalitaires et les plus répressifs qui soient, la charia, qui cause partout l’asservissement et le malheur des femmes ? » demande pour sa part Anne Zelensky de la Ligue du droit des femmes. « Derrière le soi-disant respect des différences culturelles, Mme Boyd pratique une discrimination active. Il y a les femmes des pays démocratiques, dont elle fait partie, qui ont droit à un statut égalitaire, et il y a les autres » (« Femmes sous lois musulmanes en tournée au Canada contre l’instauration de tribunaux islamiques »).Dans ce contexte, la Fédération des femmes du Québec organise le 17 mars une soirée d’information sur le thème « Sharia et droits des femmes… Quels enjeux ? (FFQ ou 514-876-0166).

En France non plus, rien n’est acquis aux femmes. La présidente de "Ni putes ni soumises", Fadela Amara, affirme : « La montée des communautarismes est teintée d’islamisation des esprits. Les femmes sont les premières à en faire les frais » (« Moi, fille d’immigrés, pour l’égalité et la laïcité »). NPNS lance un appel à manifester, dimanche le 6 mars, « parce qu’il n’y a pas de combats plus urgent pour l’émancipation des femmes que celui de la lutte contre toutes les formes d’intégrisme et d’obscurantisme (…) parce que les principes de laïcité et de mixité qui en découlent sont les garants de l’égalité des sexes » (« Appel pour un nouveau combat féministe »).

Apprendre aux filles à se soumettre aux garçons

Dans cette mouvance néo-patriarcale, au Québec, un autre phénomène inquiète les chercheuses Pierrette Bouchard et Isabelle Boily, de l’Université Laval : l’enseignement de comportements sexistes et stéréotypés que dispensent aux adolescentes des revues et magazines très populaires auprès des jeunes. Dans un article précédent, Pierrette Bouchard et Natasha Bouchard ont analysé la question de la sexualisation précoce des filles dans ces revues qui proposent la séduction comme mode de vie à des pré-ados et même à des enfants de 8 ou 9 ans (« Une sexualisation précoce des filles peut accroître leur vulnérabilité »).

Dans un nouvel article, Pierrette Bouchard et Isabelle Boily analysent des chroniques de revues qui apprennent aux filles à se soumettre aux garçons. « Pour construire le rapport de dépendance des filles aux garçons, soulignent les chercheuses, les chroniques en question renforcent l’idée d’une différence irréductible entre les deux groupes de sexe. Les deux entités ne peuvent nouer des rapports que sur la base d’une complémentarité de leurs rôles. Cette logique de la différenciation dissimule mal celle qui la nourrit, la hiérarchisation des sexes dont découle la subordination des femmes où le groupe social des femmes est encouragé à se définir et à se situer en fonction de celui des hommes » (« Apprendre aux filles à se soumettre aux garçons »).

Une vieille institution patriarcale

La prostitution des femmes figure parmi les plus anciennes institutions patriarcales. Elle est intimement liée à l’essor des rapports marchands, d’où la tentation pour les gouvernements d’en faire une industrie comme une autre et d’encaisser les profits de la mise en marché des femmes et des enfants. Des chercheurs mettent le Canada en garde.

« Le Canada est actuellement en train de revoir sa politique à l’égard de la prostitution, écrit le sociologue Richard Poulin dans un mémoire présenté en février au sous-comité sur le racolage mis sur pied par le gouvernement canadien pour revoir les lois sur la prostitution. Il est donc urgent de discuter des effets de la légalisation (réglementation) de la prostitution à partir d’exemples de pays ayant légalisé cette industrie, dans le but de tirer un bilan de ces expériences qui puisse nourrir la réflexion collective au Canada » (« La légalisation de la prostitution et ses effets sur la traite des femmes et des enfants »).

De son côté, le chercheur Jean-Claude St-Amant a lu le livre de R. Poulin, « La mondialisation des industries du sexe. Pornographie, prostitution, traite des femmes et des enfants » : « Le traitement unifié que choisit de faire l’auteur, écrit-il, le dirige vers une contribution absolument essentielle pour qui veut saisir globalement le phénomène de la prostitution, celui de la pornographie et celui de la traite des femmes et des enfants. Pour ma part, je ne lirai plus jamais sur le nouveau patriarcat sans y intégrer la réflexion que Poulin nous propose dans son volume » (« Les industries du sexe, des industries pas comme les autres ! »).

L’anthropologue Rose Dufour a mené une longue enquête auprès de femmes prostituées, de prostitueurs (clients) et de proxénètes. Dans un premier article publié sur Sisyphe et intitulé « Aider les femmes prostituées à se situer au coeur de leur vie », la chercheuse confirme que la majorité ont été victimes d’abus sexuels dans leur enfance et n’ont pas choisi librement la prostitution qu’elles ne considèrent pas non plus comme un "métier". Voilà un point de vue de femmes prostituées qu’on ne retrouve pas souvent dans les médias.

Le viol, un crime banalisé

À l’autre bout de la planète, le viol impuni de dizaines de milliers de femmes et de filles congolaises par leurs proches et par des militaires, ainsi que les pratiques de l’excision et des mariages forcés dans plusieurs pays, dont le Ghana (« Les fillettes massai ont besoin d’aide contre l’excision et le mariage forcé ») et le Cameroun (« Processus d’empowerment auprès des survivantes de mariages précoces et forcés ») sont d’autres facettes du lourd contrôle patriarcal sur les femmes et les filles. Il faudrait, à l’instar de la Sierra Leone et comme le suggère Homa Arjomand, initiatrice de la Campagne internationale « No Sharia in Canada », que les gouvernements de tous les pays du monde (via l’ONU peut-être) condamnent ces mariages forcés en tant que crimes contre l’humanité.

La violence sexuelle envers les femmes sévit également dans les pays occidentaux. Au Québec, Viol-Secours, groupe en vedette dans l’édition de mars 2005 de Sisyphe, déplore le malaise qu’on éprouve à parler des agressions sexuelles contre les femmes, ce qui contribue à banaliser ces agressions et à abandonner les victimes à elles-mêmes. Par ailleurs, le patriarcat s’est toujours senti chez lui dans tous les tribunaux du monde. L’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) dénonce le fait que des femmes qui portent plainte pour harcèlement, viol et autres agressions soient déclarées coupables de dénonciations calomnieuses et condamnées à payer des amendes à leurs agresseurs. Soutenu par plusieurs groupes, l’AVFT appelle à un rassemblement, le mardi 8 mars à midi, angle rue de la Paix/Place Vendôme, à proximité du ministère de la Justice.

Les femmes ne doivent rien.

Comme les instigatrices de la 6e Grève mondiale des femmes, il me plaît d’imaginer que l’humanité finira par choisir la paix et la vie plutôt que la guerre et la mort. Les organisatrices de la Grève mondiale revendiquent « que la société investisse dans le bien-être et non dans la mort, que l’argent gaspillé dans la guerre soit plutôt consacré aux besoins de nos communautés » et elles affirment avec raison que « les femmes ne doivent rien, c’est plutôt à elles que l’on doit ». C’est aussi le sens de la Charte mondiale des femmes pour l’humanité qui sera lancée le 8 mars au Brésil et à Genève, et se promènera ensuite à travers le monde.

Qui a dit que les poètes et les artistes transmettent l’espoir en nous apprenant à voir le côté lumineux de l’humanité ? Ève Lamoureux, doctorante en science politique à l’Université Laval, présente l’évolution des femmes en arts visuels et de leur engagement dans le féminisme au Québec. De son côté, Yolande Dupuis, artiste elle-même, inaugure une chronique sur les femmes en arts visuels en proposant un entretien avec l’artiste Sheena Gourlay. À Paris, l’association « Souffles d’elles », animée par Marie-Jo Bonnet et Diana Quinby, présente des expositions d’oeuvres de femmes pour le 8 mars et jusqu’au 18. Pour conclure, il se peut que la poète québécoise Élaine Audet ait raison lorsqu’elle suggère :
« Il nous faudra retrouver les mots d’urgence
« Mis à l’abri avant que la peur n’arrive
« Pour nous servir de lampe et de mémoire
« Quand la loi aura proscrit l’imagination ».
(« Mots d’urgence »).

Bonne Journée internationale des femmes !

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Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 mars 2005

Micheline Carrier

P.S.

 Sisyphe dans la revue des sites de l’Express.




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