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Prostitution - Des failles dans le processus de réflexion amorcé au sein de la FFQ
Lettre ouverte aux membres du C.A. de la FFQ

22 octobre 2002

par Yolande Geadah, chercheure et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM

Je viens tout juste de prendre connaissance de la controverse suscitée par un article récent d’Élaine Audet et de Micheline Carrier, intitulé « Prostitution : un consensus à l’arraché ». Cet article, diffusé sur le site de Sisyphe, critique la manière dont tout le débat sur la prostitution a été mené par la FFQ. J’ai pris connaissance également de la réponse de Vivian Barbot, présidente de la FFQ, et des réactions d’autres membres sur le même site. Permettez-moi d’apporter ici une critique constructive que je voudrais partager avec les lectrices intéressées par ce débat, mais aussi avec les membres du C.A. de la FFQ. Si je m’adresse à ces dernières dans cette lettre ouverte, c’est d’abord pour souligner mon estime pour elles (les membres présentes et passées du C.A.), et pour porter à leur attention, dans un esprit de solidarité, mes réflexions critiques concernant le processus ayant mené au vote de la dernière assemblée. Il est nécessaire, je crois, de tirer les leçons qui s’imposent de notre démarche collective, car ce débat difficile n’est pas terminé, loin de là.



Je ne suis pas surprise des tensions actuelles qui s’expriment publiquement concernant le débat mené par la FFQ autour de la prostitution. Mais contrairement aux auteures de l’article mentionné plus haut, j’étais présente à l’AGA et j’ai pris part à ce débat difficile dès le début. J’avoue que, bien qu’ayant été très satisfaite de l’animation de l’Assemblée et de l’esprit respectueux dans lequel s’est déroulé tout le débat, j’ai été choquée le lendemain de lire le communiqué de presse de la FFQ à l’issue de ce débat (publié sur le site même de la FFQ). Et je constate que je ne suis pas la seule.

Tout d’abord, je ne comprends pas très bien la raison qui pousse la FFQ à vouloir nier publiquement les divergences de vues au sujet de la prostitution ou, du moins, à minimiser l’importance du courant féministe qui refuse de faire comme si la prostitution était un métier comme un autre. C’est ce qui ressort du moins du communiqué de presse de la FFQ et de la lettre de Madame Barbot dans sa réponse aux critiques formulées. Je ne crois pas qu’il soit sain de gommer cette différence fondamentale qui divise, ici comme ailleurs, tous les mouvements féministes.

Ensuite, je trouve abusif de parler de « consensus » au sujet de la prostitution, sachant bien que certaines recommandations étaient loin de faire l’unanimité et ont été adoptées à la majorité seulement. À vue d’œil (mais je peux me tromper), le vote était d’environ un tiers/deux tiers dans la salle lors de cette assemblée. Ce fut une erreur de ne pas avoir annoncé ni inscrit le résultat du vote. Mais peu importe. Je crois qu’on peut difficilement parler ici de « consensus », ce qui laisse croire à un vote très largement majoritaire. Cela a pour effet de marginaliser davantage encore le courant féministe qui considère la prostitution comme une exploitation sexuelle plutôt qu’un travail. C’est ce qui explique, je crois, l’irritation de nombreuses féministes issues de ce courant.

À mon avis, les contradictions soulevées par ce vote historique demeurent entières. Il nous faut à présent poursuivre la réflexion sur les impacts des solutions proposées avant de pouvoir passer à l’action. Et avant d’aller plus loin, il est nécessaire aussi de réfléchir ensemble sur le sens réel de ce vote historique. À mon avis, le sens de ce vote doit être évalué à la lumière du processus même ayant mené à ce vote, d’où l’importance de l’analyse qui suit.

Les failles du processus de réflexion amorcé au sein de la FFQ

Rappelons pour les personnes qui l’ignorent, que le débat actuel au sein de la FFQ a été déclenché depuis environ trois ans (début 1999), à travers la Marche mondiale des femmes. À cette occasion, des membres du groupe Stella et de la Coalition de défense des droits des « travailleurs et travailleuses du sexe » avaient proposé l’adoption d’une revendication en faveur de la décriminalisation totale de la prostitution. En dépit du document préparé en appui à cette revendication (datant de juin 1999), celle-ci n’a pu être adoptée au sein de la Marche, lors de la rencontre d’octobre 1999, faute de consensus. C’est tout à l’honneur de la FFQ, représentée alors par son ex-présidente, Françoise David, d’avoir promis de pousser plus loin la réflexion des membres sur cette question difficile, après la Marche des femmes de l’an 2000. C’est ainsi que fut mis en place un processus en trois temps, visant à approfondir la réflexion des membres de la FFQ.

Sur-représentation de la position pro-prostitution au Comité de réflexion sur la prostitution et le « travail du sexe »

Dans un premier temps, un Comité de réflexion sur la prostitution et le « travail du sexe » fut mis sur pied au sein de la FFQ. Ce comité a produit un document de travail préparatoire contenant une série de recommandations qui ont été soumises pour discussion aux membres de la FFQ (Août 2001). Dans un deuxième temps, une tournée de sensibilisation et de formation fut organisée à travers le Québec afin de favoriser la réflexion et la discussion des groupes membres sur les propositions issues de ce comité (2001-2002). Finalement, ce processus a culminé dans les recommandations soumises à l’Assemblée générale de la FFQ sur lesquelles se sont prononcées les membres le 22 septembre dernier.

Or, en dépit de la bonne volonté des responsables et malgré son apparence démocratique, tout ce processus a souffert dès le départ d’un biais évident en faveur du courant favorable à la reconnaissance du « travail du sexe ». En effet, la composition même du Comité de réflexion sur la prostitution et le « travail du sexe », sur lequel siégeait une représentante du groupe Stella ainsi que des sympathisantes de ce courant et des membres indécises, avouant connaître peu ce sujet complexe, était clairement biaisée en faveur de la position de Stella. Par ailleurs, le courant considérant la prostitution comme une violence et une exploitation sexuelle inacceptable des femmes était minoritaire (représenté par une seule membre) et nettement marginalisé. Son opinion au sein de ce comité avait moins de poids et de légitimité réelle, comparée à la position défendue par Stella au nom des « travailleuses du sexe ». Il n’est donc pas surprenant que dans le document initial issu de ce comité, malgré une présentation sommaire des deux courants de pensée dans l’introduction, les seules recommandations soumises à la réflexion des membres de la FFQ abondaient dans le sens des solutions préconisées par le courant favorable à la reconnaissance du « travail du sexe ». Il est vrai qu’elles ne vont pas aussi loin que l’aurait souhaité le groupe Stella qui revendique aussi la décriminalisation des proxénètes et des clients.

Tournée de formation de la FFQ
sans représentation de la position néo-abolitionniste

L’étape suivante fut la tournée de formation organisée par la FFQ, qui a été menée comme on sait par Madame Françoise David. Or, cette dernière penche clairement pour la position du groupe Stella, sans nécessairement épouser toutes ses revendications, tel qu’exprimé par elle lors de la dernière assemblée. C’est là son droit le plus strict. Dans ce débat épineux, nul ne peut prétendre à l’objectivité. Néanmoins, il aurait été préférable d’annoncer clairement ses positions là-dessus dès le départ, dans un souci d’honnêteté et de transparence, ce qui n’a pas été fait.

Avant même la tournée, j’ai personnellement contacté Madame Françoise David au printemps 2001, alors qu’elle était encore présidente de la FFQ, pour lui suggérer d’inviter une personne comme Gunilla Ekberg, juriste canadienne d’origine suédoise, représentante de la Coalition contre le trafic des femmes (CATW) au Canada, à faire partie de cette tournée, afin d’enrichir le débat et la réflexion des membres. J’ai été déçue par sa réaction. Ma proposition fut écartée du revers de la main et considérée irrecevable, sans avoir même été amenée ni discutée au sein du C.A. Toutefois, Madame David m’assura alors que la tournée qu’elle comptait entreprendre elle-même au Québec serait objective, et qu’elle ferait valoir les deux positions, laissant ensuite le soin aux groupes de femmes de décider. Je n’avais pas de raison de mettre en doute sa parole. Et je la respecte trop pour remettre ici en question son honnêteté intellectuelle. Cette décision a eu pour conséquence que la position du courant inverse, qui considère la prostitution comme une exploitation inacceptable plutôt qu’un travail, n’a pu être articulé adéquatement, comme l’indique le résultat de cette tournée et du vote qui l’a suivie.

Pas d’évaluation critique des solutions proposées

L’étape suivante fut donc la tournée de la FFQ, qui se déroula à travers le Québec, durant l’automne 2001 et l’hiver 2002. En principe, cette tournée visait à stimuler la réflexion des membres sur les diverses solutions proposées par les deux grands courants de pensée féministe concernant la prostitution. Selon tous les échos que j’en ai eus, malgré la satisfaction exprimée par les membres, ravies d’avoir pour la première fois l’occasion de discuter de cette question épineuse, il n’y a pas eu vraiment de discussion approfondie sur les enjeux réels du débat. Nulle discussion sur les mérites et les limites des solutions proposées par le courant néo-réglementariste qui s’inspire des Pays-Bas, préconisé ici par Stella et la Coalition des « travailleuses du sexe », insistant sur la reconnaissance de la prostitution comme un travail. Il n’y a pas eu non plus de discussion ni même d’exposé approfondi des solutions alternatives proposées par le courant inverse, néo-abolitionniste, qui s’inspire du modèle de la Suède. Ce dernier préconise, comme on sait, non pas le statu quo mais la décriminalisation totale des femmes prostituées, tout en continuant à lutter contre les proxénètes, les clients et la marchandisation du corps humain. Par conséquent, la deuxième étape du processus de réflexion lié à cette tournée ne pouvait faire autrement que d’abonder encore une fois en faveur de la reconnaissance du « travail du sexe ».

De plus, toute l’approche d’animation adoptée au cours de cette tournée est très questionnable. On a choisi d’aborder ce débat difficile et complexe sous l’angle des attitudes personnelles vis-à-vis du sexe. Ainsi, par exemple, des exercices de sensibilisation menés avec les participantes ont tourné autour de questions du genre : « Que feriez-vous si votre conjoint ou conjointe, votre fille ou votre fils, vous annonçait qu’il/elle voulait être prostituée ou danseuse nue ? ». Les participantes aux sessions de formation de la FFQ ont ainsi eu l’occasion d’exprimer leurs réserves et surtout de faire leur propre examen de conscience, pour évaluer si elles sont ou non elles-mêmes suffisamment « libérées sexuellement ».

Malgré l’intérêt de cette réflexion personnelle, il est clair que cette approche réduisait toute la question épineuse de la prostitution à sa seule dimension individuelle et la présentait sous l’angle des libertés sexuelles et du choix personnel. Le but de cet exercice n’était pas évidemment d’évaluer de manière critique les diverses solutions proposées, ni d’en comprendre les effets sociaux et à long terme, mais simplement d’éliminer les préjugés et surtout les résistances personnelles des participantes face à la prostitution, présentée dès lors comme un choix sexuel et strictement individuel. Il n’est donc pas surprenant si au terme de tout ce processus, les recommandations proposées aux membres de la FFQ, qui étaient déjà clairement formulées à partir du point de vue favorable à la reconnaissance de la prostitution comme un travail, ait été adoptées à la majorité au cours de la dernière étape.

Le déroulement de l’AGA : dés pipés d’avance

Lors de la dernière AGA, le Regroupement des CALACS qui refuse de considérer la prostitution comme un travail, a tenté vainement d’apporter un autre son de cloche. Des membres individuelles aussi. Mais peine perdue. Les dés étaient pipés d’avance. D’autant plus que les représentantes des groupes membres présentes à l’Assemblée, dont le poids relatif est plus important que celui des membres individuels, ne pouvaient pas modifier leur vote en fonction de ces arguments. En effet, au moment du vote, seul comptait l’opinion exprimée auparavant par leurs propres instances, à la suite de la tournée de la FFQ. Par conséquent, malgré toutes les apparences d’un débat démocratique, et bien que tous les points de vues se soient effectivement exprimés librement et dans le respect total, l’impact réel des échanges effectués au cours de cette assemblée générale a eu peu d’effet sur les résultats du vote.

C’est pourquoi d’ailleurs, sachant cela, le regroupement des CALACS avait auparavant soumis une contre-proposition, visant à reporter tout le débat entourant les recommandations sur la prostitution et le « travail du sexe » à une date ultérieure. Mais l’Assemblée en a décidé autrement. Cette proposition visait à accorder plus de temps au courant qui refuse de légitimer la prostitution afin de lui permettre de se structurer et de proposer des alternatives. N’oublions pas que le courant en faveur de la reconnaissance du « travail du sexe », lui, s’organise activement au Québec depuis au moins six ans, autour des groupes comme Stella et la Coalition pour la défense des droits des « travailleuses du sexe ». Ce courant avait donc clairement une longueur d’avance sur les autres.

Poussées par les interventions répétées au micro des représentantes de Stella, appuyées par Françoise David et de nombreuses intellectuelles qui soutiennent ce courant de pensée, les membres ont rejeté la proposition des CALACS voulant reporter à plus tard le vote sur les recommandations touchant la prostitution et le « travail du sexe ». Les partisanes de ce courant ont insisté au contraire pour que le débat se fasse tout de suite et sur la base des propositions mises de l’avant, qui leur était clairement favorable. Elles affirmaient qu’elles préféraient essuyer un vote négatif plutôt que de reporter tout le débat d’une année complète. La suite montre bien que leur stratégie a porté fruit. En effet, le résultat du vote penchait davantage dans leur sens, même s’il n’allait pas aussi loin qu’elles l’auraient souhaité.

Ainsi, le résultat de ce vote historique doit être interprété avec la plus grande prudence. C’est pourquoi on ne peut certainement pas conclure qu’il existe un « consensus » en faveur du « travail du sexe », comme le laisse entendre le communiqué de la FFQ et les partisanes du courant lié au groupe Stella. Il est clair que ce résultat est intimement lié aux failles du processus utilisé. Cela ne dispose nullement du débat ni des nombreuses contradictions soulevées par les solutions proposées jusqu’ici. Autrement dit, en agissant comme un lobby de pression, d’ailleurs très efficace, pour faire avancer ses positions politiques, ce courant empêche la réflexion critique des membres face aux enjeux réels de ce débat, qui nous interpelle toutes sans exception.

La FFQ doit compenser les failles du processus

J’ose donc espérer que le mouvement féministe québécois poursuivra sa réflexion sur ce débat épineux. Je crois aussi que la FFQ a le devoir de soutenir à l’avenir plus activement le courant qui refuse de légitimer la prostitution afin de compenser pour les failles du processus mené jusqu’ici, tel que mentionné plus haut. Par exemple, une deuxième tournée organisée cette fois avec des représentantes du courant qui refuse de légitimer la prostitution serait toute indiquée. Il est important que le mouvement féministe continue à s’approprier tout le débat entourant la prostitution. Il convient aussi de recentrer tout le débat sur les enjeux réels des solutions proposées, pour éviter des conséquences fâcheuses, qui risquent d’être pires encore que celles que nous déplorons en ce moment avec le système actuel.

Nous devons tenter de dégager ensemble des pistes de solutions qui tiennent compte vraiment de l’intérêt de l’ensemble des femmes, prostitutées et non-prostituées, au Nord comme au Sud. Il faut notamment tenir compte de la mondialisation de la prostitution et du trafic sexuel, notion qui est totalement absente de l’analyse du courant de pensée en faveur du « travail du sexe ». On peut lire à ce sujet le rapport (1) du Conseil du Statut de la femme publié en juin 2002, ainsi que le rapport des deux journées de formation organisées en mars 2001 par le Comité québécois femmes et développement de l’AQOCI (2). Par ailleurs, comme le savent celles qui me connaissent personnellement, j’ai poussé ma propre réflexion sur cette question. Mon essai portant sur les enjeux du débat actuel doit paraître prochainement chez VLB éditeur. J’espère qu’il contribuera à enrichir ce débat.


NOTES

(1) Conseil du statut de la femme, La prostitution : profession ou
exploitation ? Une réflexion à poursuivre
, juin 2002. Gazette des femmes . Ce document est disponible en version intégrale (PDF) ou en version synthèse.

(2) BÉLANGER, Lucie, La mondialisation de la prostitution et du trafic sexuel. Compte-rendu des journées de formation organisées par le Comité québécois femmes et développement (CQFD) de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI), les 15 et 16 mars 2001. Juin 2001, 146 p.


Montréal, le 20 octobre 2002

Yolande Geadah, chercheure et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM

P.S.

Lire le Dossier sur la prostitution sur le site Les Pénélopes.




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