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Faire réussir les garçons ou en finir avec le féminisme ?
La montée d’une idéologie conservatrice

1er octobre 2002

par Pierrette Bouchard

Lire aussi le résultat des plus récentes recherches : Les garçons et l’école : un livre qui donne l’heure juste !"

Alors que certaines théories scientifiques ont encadré la question des écarts de réussite scolaire pendant la première moitié de la décennie 90, le début du millénaire annonce malheureusement des solutions inspirées de l’opinion. Entre les deux, en effet, les voix des anti-féministes auront tonné suffisamment fort pour imprimer des craintes dans l’imaginaire du grand public quant aux chances de réussite des garçons. Ces voix anti-féministes auront du même coup fait de gros efforts pour tenter de culpabiliser les femmes.



Le discours masculiniste

Ce thème des écarts de réussite scolaire entre garçons et filles sert en effet présentement de catalyseur à des revendications masculinistes qui se réfèrent abondamment et pêle-mêle au taux plus élevé de suicide chez les garçons, à la prise de Ritalin, à la perte d’identité, au manque de modèles masculins, à la souffrance des hommes, au rôle non reconnu du père ou encore à la violence dont les hommes seraient victimes de la part des femmes. Ces masculinistes de tout acabit se gardent bien de parler des écarts de salaire qui persistent entre hommes et femmes, de la pauvreté plus marquée de ces dernières, des ghettos d’emplois où les femmes sont trop souvent cantonnées, de la détresse psychologique des filles ou encore des filières de formation qui leur sont présentées.

Ils oublient le partage inégal du travail domestique, la quasi-absence des femmes dans les institutions civiles, religieuses et politiques, tant sur le plan national qu’international ; ils oublient aussi l’analphabétisme dans le monde, situation toujours plus désespérante pour les femmes et les filles. Les masculinistes interviennent surtout sur des questions concernant la violence, l’éducation et la garde des enfants. Ils attaquent indifféremment le système scolaire, le système de santé, les tribunaux, les lois sur la famille, le divorce et la gestion de la garde des enfants. Ils exercent toutes sortes de pressions sur les institutions politiques et remettent en question les programmes, les lois et les mesures qui ont au fil des ans permis aux femmes de faire respecter leurs droits.

Trois domaines les intéressent donc tout particulièrement, disions-nous : la famille, l’éducation et la santé. Curieusement, ce sont trois domaines où les femmes se sont retrouvées professionnellement cantonnées à certains niveaux, avant tout parce que peu d’hommes ont choisi de s’y investir quand la rémunération n’était pas assez élevée ou en raison du manque de reconnaissance sociale. Il faut regarder cela de plus près.

L’enjeu des emplois

Le contexte de la mondialisation et les crises économiques des années 80 et 90, avec l’impact particulièrement significatif sur les pertes d’emploi au sein de la main-d’œuvre masculine, ont suscité selon plusieurs chercheurs un fort sentiment de ressentiment chez les hommes appartenant à la classe moyenne comme aussi chez ceux des milieux ouvriers. Les difficultés d’insertion professionnelle de certains intellectuels confrontés aux mesures d’accès à l’égalité et, pour d’autres, l’obligation alimentaire, ont été dans ce contexte le terreau fertile d’une offensive contre le féminisme. Les ressources financières distribuées par l’État dans le domaine communautaire et en éducation, avec les emplois qui y sont rattachés, font aussi partie des enjeux.

Les craintes quant à l’avenir de la société parce que plus de filles que de garçons terminent leur baccalauréat et leur maîtrise à l’université vont d’ailleurs dans le même sens. Il faut aller au-delà des discours sur le besoin d’enseignants masculins ou de soignants de même sexe pour identifier l’enjeu au niveau des emplois. La compétition pour l’obtention des ressources est serrée et suscite des attitudes parfois peu scrupuleuses qui vont jusqu’à faire dire à des données, par exemple, que les femmes sont aussi violentes que les hommes. Le recours à des théories dont les bases empiriques sont nébuleuses est de plus en plus fréquent. J’en veux pour preuve le syndrome de la mère malveillante, la thèse de la mémoire faussée, la suspicion de fausses accusations, la misandrie, etc.

Les prétentions des groupes masculinistes connaissent actuellement beaucoup de succès, probablement parce qu’elles alimentent le ressentiment auquel je viens de faire allusion. Certains de ces groupes tiennent allègrement des propos hargneux et diffusent de la propagande haineuse contre les femmes sur leurs sites Internet. Ils épient le Conseil du statut de la femme, certaines ministres, certaines féministes et font des remarques personnelles, allant même jusqu’à proférer des menaces. Les internautes peuvent facilement le confirmer. Il est par ailleurs assez étonnant que d’autres regroupements d’hommes plus sensés ne demandent pas à se dissocier de ces groupes masculinistes tapageurs. En gardant le silence, espèrent-ils profiter eux aussi de cette très visible offensive contre le féminisme ? J’ose croire que non.

Le « politically incorrect » démenti

La question des difficultés scolaires des garçons est prééminente parmi les thèmes discutés par les groupes masculinistes et c’est entre autres pourquoi les médias leur accordent beaucoup d’attention. Bien que la question des difficultés scolaires des garçons suscite de l’inquiétude chez les parents (et je les comprends), il faut bien voir qu’elle sert aussi de prétexte à des débats publics qui alimentent les médias, oui, mais participe en même temps à une offensive contre les femmes. Commentaires, chroniques et reportages pullulent ces temps-ci pour tenter de convaincre la population que les hommes et les garçons souffrent de discrimination. En fait, cette idée n’a pas cessé d’être martelée au cours des dix dernières années.

Certains prétendent encore que de parler des difficultés scolaires des garçons est « politiquement incorrect ». Pourtant, il n’est question que de cela, sans considération aucune pour les filles qui continuent, elles aussi, même si c’est en moindre nombre, à avoir des difficultés scolaires. Je viens tout juste de terminer une recherche en collaboration (qui sera publiée au printemps prochain) sur le thème des discours sur la réussite scolaire selon le sexe. Les revues et journaux canadiens, américains, australiens, français et britanniques y ont été scrutés pour la période 1992-2000. Le corpus canadien comprend 374 articles ( la moitié pour le Québec à lui seul). Il en ressort en gros que 80,2 % des articles étudiés sont écrits du point de vue des garçons ou des hommes.

Le discours anti-féministe et ses manifestations

L’analyse fine de la recherche ci-haut mentionnée montre que le thème des garçons « victimes » domine les contenus. La principale cause des difficultés scolaires des garçons serait la trop grande présence des femmes (mères, mères monoparentales, enseignantes du primaire ou féministes). C’est là que le discours anti-féministe se manifeste. En tant que mères, les femmes seraient trop étouffantes ; comme mères monoparentales, leur encadrement serait déficient ; comme enseignantes, elles imposeraient leurs valeurs à l’école et brimeraient l’expression des garçons ; comme féministes, elles seraient castrantes. Quant au mouvement des femmes, il aurait fait profiter indûment les filles d’un traitement de faveur.

Ce type de discours anti-féministe manichéen est parfaitement illustré par la brochure du Service régional des admissions au collégial de Montréal (SRAM) intitulée « Ça suffit ! ». Ramassis de toutes les idées publiées dans les journaux depuis dix ans, elle est indigne d’une institution publique. Ce texte s’apparente en effet bien davantage à de la propagande qu’à de l’information. Son auteur établit une relation de cause à effet entre la déperdition scolaire des garçons et le féminisme, sans fournir pour son discours une base établie scientifiquement. Il attaque des personnalités féministes reconnues et les catalogue entre « bonnes » et « mauvaises ». En utilisant son statut d’ex-secrétaire général du SRAM, cet auteur profite d’un espace de rédaction privilégié pour abuser impunément de son pouvoir auprès d’un public piégé. Quelles collégiennes oseront encore affirmer leur féminisme après la lecture de cette brochure qui leur est expressément destinée ? Par quels moyens les jeunes hommes pourront-ils connaître la vérité sur le féminisme ? Ou peut-être que par un renversement souhaitable de tels excès susciteront-ils plutôt l’engagement des unes et des autres envers l’égalité !

Le renforcement des différences 

On assiste présentement à un processus exacerbé de différenciation entre les sexes, au renforcement des assignations sexuées pour ne pas dire un retour en arrière. Qu’on songe seulement à la résurgence des théories naturalistes (la masculinité et la féminité comme essence), et ce, même chez des universitaires ayant étudié en sciences sociales. Des chercheurs dont les travaux n’ont jamais porté sur la problématique des écarts de réussite scolaire entre les garçons et les filles se prononcent ouvertement sur la question. La réserve qui caractérise habituellement la recherche universitaire disparaît alors au profit d’une volonté d’intervenir dans un débat qui les interpelle parfois personnellement. Mais en fait, nul besoin d’être universitaire pour participer au diagnostic et être cité dans les médias. À partir du moment où on serait un homme ou une femme, on peut y aller de ses commentaires.

C’est montrer en même temps jusqu’à quel point la place qu’on occupe dans les rapports hommes/femmes peut influencer notre réalité. On donne ainsi à des mythes, des croyances ou des préjugés un statut de connaissance scientifique. Les solutions qui émergent, toutes différentialistes (pédagogie, modèles, non mixité), ne résultent pas de démonstrations rigoureuses, mais bien d’opinions. Prenons un exemple : les garçons connaîtraient des difficultés scolaires au primaire parce qu’ils se retrouvent dans un milieu dans lequel prédominent les « valeurs féminines ». Ils seraient brimés dans l’expression de leur énergie par des enseignantes qui valoriseraient les comportements de docilité, attribués aux filles. De plus, ils manqueraient de modèles d’identification et finiraient par se désintéresser de l’école et par l’abandonner au secondaire.

Comment expliquer alors le cheminement régulier des 86,1% de garçons qui sont toujours dans le système scolaire à 17 ans (Indicateurs du MÉQ, 2000) ? N’ont-ils pas eu, eux aussi, des enseignantes au primaire ? Comment comprendre qu’à résultat égal à la fin du secondaire, il se crée de nouveaux écarts entre garçons et filles ? On ne peut quand même pas invoquer la féminisation du personnel enseignant au niveau collégial. En ce qui concerne l’absence de modèles d’identification, comment expliquer que dans les collèges et les universités, où le personnel enseignant est majoritairement masculin, les filles performent et persévèrent en plus grand nombre que les garçons ? Le manque de modèles du même sexe, ne les dérangerait pas, elles ?

Le Conseil supérieur de l’éducation a par ailleurs réfuté cette thèse dans son Avis de 1999. Il donne l’exemple du Danemark où les femmes représentent 57% du corps enseignant au primaire et où les écarts entre garçons et filles sont de 23 points. À l’opposé, la France, où le taux est plus élevé avec 67%, toujours au primaire, l’écart n’est pourtant que de 3 points. Qu’en est-il de la situation des filles en difficulté au primaire et au secondaire ? Ne devraient-elles pas réussir puisqu’elles bénéficient d’enseignantes ? La CSQ est bien silencieuse sur tout cela de même que l’employeur. Par ailleurs, quand les parents des filles en difficulté feront-ils valoir leurs droits aux mêmes ressources pour ces dernières que celles qui sont en train de se mettre en place pour les garçons ?

La critique des idées de nature

Les arguments essentialistes prétendent que démontrer de l’attention en classe, manifester de la curiosité intellectuelle, faire des efforts et étudier serait plus féminin que masculin. Les études montrent que ce sont là les caractéristiques des « bons » élèves, peu importe leur sexe. Il y a des élèves responsables et impliqués tout comme il y a des élèves turbulents chez les deux sexes. Présentement, on gomme du paysage scolaire les garçons sages, doux, gentils, dociles et timides pour ne mettre en évidence que les actifs ou les agressifs. On passe aussi sous silence qu’il y a des filles indisciplinées, agressives et actives. Ces enfants sont-ils tellement rejetés qu’on va jusqu’à occulter leur existence ?

Si à l’école, « la » masculinité est brimée comme certains le prétendent et que c’est une cause des difficultés scolaires des garçons, que font-ils de ceux qui réussissent, soit la majorité des garçons ? Des travaux de recherche récents montrent que les perceptions de la masculinité varient selon les cultures, les époques et les âges de la vie. Il est question de plusieurs types de masculinités construites socialement plutôt que d’une seule culture homogène. D’autres chercheurs ont critiqué le modèle hégémonique de la masculinité nord-américaine blanche imposé aux hommes d’origine africaine ou asiatique. S’il est question de donner aux garçons des modèles de même sexe au primaire, de quels modèles s’agirait-il ? Des hommes qui font la promotion des valeurs machistes, homophobes et anti-féministes ? Les classes ou les écoles non mixtes sont des formules ségrégationnistes, comme dans le bon vieux temps des stéréotypes de rôles... quand les hommes avaient le contrôle sur la famille et les enfants, autrement dit quand les féministes n’avaient pas encore remis en question cette organisation. Réunir tous les garçons dans une même classe n’empêcherait nullement qu’il se crée des écarts entre eux.

La généralisation abusive

Ces contradictions permettent de cerner le défaut de ces approches : la généralisation à tout un sexe de problématiques qui concernent les deux sexes, à des degrés divers selon les conjonctures. Aussi faut-il se demander ce qui est en jeu dans ces dix années de discours sur les problèmes des garçons et des hommes. Le doute est permis à l’effet que ce soit la réussite scolaire du plus grand nombre, quoi qu’on puisse prétendre. Pourquoi tenir absolument à homogénéiser un groupe de sexe, au-delà de toute réflexion logique, sinon pour réhabiliter une idéologie conservatrice ?

Au lieu de comparer - et de différencier- les deux sexes dans le but de les enfermer dans des rôles traditionnels limitatifs, pourquoi ne pas comparer, par exemple, les garçons qui réussissent avec ceux qui sont en difficulté ? Plusieurs données, dont celles issues de mes dix années de recherche dans ce domaine, établissent que la problématique des difficultés scolaires plus grandes chez les garçons se conjugue avec celle de l’origine sociale, géographique, ethnique ou culturelle. Il s’agit de sous-groupes de garçons. Ces recherches montrent également que l’ouverture à l’autre, la tolérance et l’inclusion sont des valeurs qui se conjuguent avec la réussite scolaire. Pas l’inverse.


Octobre 2002

Pierrette Bouchard

P.S.

Suggestions de l’éditrice


Réseau, Magazine de l’Université du Québec, L’école rose favorise-t-elle les filles ? Dossier. Plusieurs professeur-e-s se prononcent sur la question.

Joanne Fortier, présidente de la Fédération des syndicats de l’enseignement, Les difficultés scolaires des garçons. S’inspirer du féminisme plutôt que le dénigrer . Le Devoir, le 12 novembre 2002
Françoise Nduwimana, Le féminisme n’explique pas les problèmes des gars, Le Devoir, 5 et 6 octobre 2002
Normand Provencher, « Le mâle dans tous ses états », Le Soleil, 28 janvier 2003




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