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Quand la sexualité scandalise

22 avril 2005

par Sylvie Rochon, professeure de philosophie

Le dossier préparé par Marie-André Chouinard et Louise-Maude Rioux Soucy sur la sexualité précoce de nos enfants* doit nous amener à réfléchir non seulement sur ce que vivent les jeunes mais peut-être davantage sur ce que représente actuellement la sexualité pour l’être humain qui se targue d’être adulte.

Il serait trop bête de nous contenter d’accuser le ministère de l’éducation ou de hocher la tête devant la naïveté des parents. La sexualité est l’affaire de tous et, dans la mesure où elle est comprise individuellement et acceptée socialement comme le lieu de tous les possibles, sans qu’aucun interdit vienne en baliser l’expérience, comment pouvons-nous sincèrement nous étonner que nos enfants empruntent la voie de l’irresponsabilité ?

Des adultes à éduquer ?

Il est très difficile de réfléchir calmement à la question de la sexualité dès lors qu’on l’aborde par le biais de la liberté, cette notion si mal définie et donc si largement interprétée. L’être humain n’est-il pas libre de faire ce qu’il veut de son corps ? Conséquemment, les êtres libres ne se rencontrent-ils pas dans un consentement réciproque ?
La sexualité ouvre d’abord son chemin dans la rencontre de deux êtres corporels. Nous avons appris que cela doit se faire par la provocation, celle de la femme envers l’homme évidemment. Provoquer, dans ces conditions, signifie allumer l’œil. Plus que jamais, le rôle de la femme se limite à user de son corps pour se mirer dans le regard de l’homme. Nous baignons dans une société de corps dénudés et nous autorisons les petites filles à tracer leur destin de femmes aguicheuses en leur permettant de se donner à tous les regards masculins qui se poseront sur elles. Ce n’est pas celui du garçon de son âge que la fillette vise mais bien le regard de l’homme adulte qui, s’il est bien capté, vient témoigner qu’elle est sur la bonne voie. Pourquoi avons-nous peur de le reconnaître ?

L’homme adulte est le premier qui devrait se détourner de l’enfant et de l’adolescente provocantes. Mais ce n’est pas ce qui se passe. Avant même de prendre connaissance des études sur la prostitution adolescente, nous n’avons qu’à suivre le regard des hommes dans leur automobile, sur la rue ou dans tout autre lieu public pour constater que la toute jeune fille fait de l’effet. Mais sur quoi cet effet repose-t-il ? Sur les accessoires qui donnent l’illusion d’un très grand dynamisme sexuel : vêtements dits sexy, tatouages au bas du dos qui invitent à dénuder le bas du corps, déhanchement qui laisse supposer que dans l’acte sexuel la rencontre génitale n’en sera que plus explosive, et recherche d’un regard cru, celui qui dit : « Tu es belle, je te désire ».
Les jeunes filles, ainsi que les plus vieilles qui, toute leur vie se voueront à ce pauvre jeu, oublient que la réponse masculine qu’elles viennent de recevoir est renouvelable en série puisque ce type de regard ne cesse jamais de se poser là où afflue la marchandise.

Mais les filles connaissent très tôt le pouvoir du regard de l’homme, et les femmes n’auront pas l’occasion de le désapprendre.

Cependant, quelle est la valeur réelle de ce regard masculin qui dit oui à une multitude de corps ? Regard qui continuera son œuvre entre deux couvertures de revues pornographiques, dans les clubs de danseuses, chez la masseuse versée dans l’érotisme ou encore dans l’exutoire de la prostitution ?

Les jeunes apprennent donc très tôt que la sexualité se limite à la génitalité. Et qu’il ne peut y avoir de vie amoureuse que si la génitalité vibre au contact d’un désir pluriel : l’homme a besoin de s’alimenter à bien des sources s’il veut pouvoir demeurer avec la même partenaire, ne serait-ce qu’en se contentant de regarder les autres filles ! C’est le message que trop d’adultes envoient aux enfants.

Ces derniers comprennent d’ailleurs très tôt le drame adulte puisque leurs parents s’affrontent sur la question de la sexualité. La mère qui souffre, le père qui tourne la tête de tous les côtés, le garçon et la fille ne peuvent en ignorer les tenants et aboutissants. L’adulte qui consomme la pornographie sur Internet ou ailleurs est le premier enseignant d’une sexualité sans richesse et totalement ignorante du potentiel créateur et jouissif qu’elle peut révéler à l’être humain qui la veut apprendre.

Aimer sexuellement

Ne nous trompons point : chercher à s’éduquer sexuellement, par la voie de l’amour librement consenti, ce n’est pas s’enfermer dans des paramètres religieux d’une quelconque nature. C’est cependant poser des balises d’ordre moral, fondées sur le respect intégral de notre personne et de celle de l’autre.

Le philosophe Emmanuel Lévinas (1900-1995) a cherché à démontrer que tout homme est capable de modifier son rapport à la sexualité s’il s’aventure dans la quête du corps de l’autre, une quête toujours inassouvie parce que ce corps est celui qu’habite un être changeant, vulnérable et miroir de notre propre épanouissement.

En effet, que connaissons-nous du corps de l’autre, avec lequel nous prétendons faire l’amour ? Que comprenons-nous de ses intentions, de ses silences, de ses envies, de son potentiel de jouissance ? Quel homme et quelle femme peuvent prétendre avoir fait le tour de l’autre, leur partenaire ? Qui est capable de concentrer dans un seul regard toute l’énergie sexuelle dont nous avons le privilège d’être investis, et de renvoyer à l’autre, dans un dire authentique, la vibration qui commande non pas à jouir de ses organes génitaux mais à se faire mutuellement l’amour dans l’accomplissement de soi ?

Nous ne savons pas aimer sexuellement, et c’est pourquoi nous nous contentons des symboles miteux qui nous donnent l’illusion d’être adultes et libres. Nous ne savons pas qu’il nous appartient d’être créateurs de nos propres repères et que rien ne nous oblige à entériner des comportements socialement programmées.

Lorsque nous aurons le courage d’être adultes et que nous aurons expérimenté le véritable don de soi dans la sexualité, nous verrons sûrement nos enfants sourire à un avenir dans lequel les attend un amoureux ou une amoureuse, porteurs d’un regard authentique et d’un corps exultant pour eux seuls.

* Ce dossier a été publié dans Le Devoir, éditions des 16, 17 et 18 avril 2005.Il n’est accessible qu’aux abonné-es. Il révélait des comportements et des pratiques sexuelles précoces et influencés par la pornographie chez les pré-adolescent-es et les adolescent-es.

Merci à l’auteure de nous avoir autorisé à publier son texte paru d’abord dans Le Devoir, édition du 21 avril 2005.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 avril 2005.

Sylvie Rochon, professeure de philosophie


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