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Des femmes à l’origine de l’art ?

2 juillet 2005

par Marie-Jo Bonnet, historienne

Les Vénus impudiques de l’art préhistorique et les vulves peintes dans les grottes ne témoignent-elles pas d’une présence artistique des femmes dès l’origine de la civilisation ? Contestée au cours de l’histoire, la place des femmes dans l’art a été longtemps limitée, obligeant celles-ci à créer en dépit d’un statut professionnel discriminatoire. A travers plus de 200 œuvres de femmes souvent peu connues du grand public, cet ouvrage original analyse le travail et l’apport des femmes artistes dans l’art de manière thématique. Un dialogue entre le texte d’une historienne et des reproductions de qualité permet de mettre en regard des œuvres de femmes en face de celles des hommes, et également de faire des rapprochements entre les œuvres à différentes époques. Sisyphe reproduit ici le premier chapitre de cet important ouvrage de Marie-Jo Bonnet.



La préhistoire de l’art au féminin

Il y a 25 000 ans nos lointains ancêtres sculptaient déjà des petites statuettes féminines dites Vénus, voire « vénus impudiques », frappantes par leurs formes féminines disproportionnées. C’était à l’âge de l’homo sapiens et comme l’activité artistique était apparue à cette époque, il allait de soi pour les historiens d’aujourd’hui que l’artiste homo sapiens était un homme, et que c’est parce qu’il était un homme qu’il s’intéressait aux femmes. Or nous allons voir que cette évidence peut voler en éclats quand on les regarde d’un autre point de vue, comme nous a invité à le faire récemment le professeur Le Roy McDermott (1). Et si les statuettes du Paléolithique supérieur (entre 35 000 et 10 000 avant J.-C.) étaient des autoportraits de femmes enceintes, suggère-t-il ? Et s’il avait raison ?

Pour bien comprendre cette hypothèse révolutionnaire, nous devons d’abord donner quelques éléments d’ensemble issus des travaux des préhistoriens. La première chose que l’on remarque en observant les statuettes du Paléolithique supérieur, et plus précisément de l’aurignacien (de Aurignac, en Dordogne) est leur unité de style alors qu’elles ont été découvertes sur une aire géographique très large allant de la Dordogne, en France, à l’Europe centrale et orientale. La plus ancienne a été découverte à Willendorf, en Autriche. Elle mesure 11 cm de haut, elle est taillée dans le calcaire oolithique et date de 24 000 ans av. J.-C. La vénus de Lespugue a été trouvée dans la grotte du Rideau, en haute Garonne. Elle est plus jeune de 1 000 ans, mesure un peu plus de 14 cm et elle est taillée dans l’ivoire de mammouth. Une statuette présentant les mêmes caractéristiques et datant de 22 700 av. J.-C. a été découverte dans la vallée du Don, en Russie, à Kosteinski. Elle est un peu plus petite et a été taillée dans le calcaire. On en a aussi trouvé en Slovaquie, à Moravany et en Italie, à Grimaldi. Ces dernières sont plus récentes de quelques 3 000 ans, plus petites de moitié, plus parlantes puisqu’on les appelle « La Polichinelle » ou « La losange » et ont été sculptées dans la steatite jaune ou verte.

Cette unité de style repérable sur un immense territoire allant de l’Atlantique à l’Oural, et même la Sibérie, frappait en outre par ce que les préhistoriens ont qualifié de « violation de certaines proportions du corps ». Les seins, le ventre, les hanches ont l’air déformés et énormes alors que les pieds sont tout petits et la tête parait tellement négligée qu’elle se réduit la plupart du temps à une boule de forme oblongue. Ce n’est pas notre manière habituelle de voir la personne humaine. Quand nous sculptons, nous voyons le modèle face à nous et respectons les proportions entre la tête, le buste et les jambes. Ce sera d’ailleurs la grandeur de l’art grec d’établir un canon harmonieux du corps humain au moyen de mesures précises déterminant la taille du buste et des jambes en fonction de celle de la tête. Les premiers artistes ne semblent pas avoir procédé ainsi, et force nous est de constater qu’ils regardaient leur modèle autrement que nous. Autre sujet d’étonnement, ils, ou elles, ne regardaient que les femmes. Il n’y a pratiquement pas de figuration masculine à cette époque. Où si elles existent, le fait est rare, comme à Lascaux, et beaucoup plus tardif puisque ces fresques rupestres ont été réalisée en 15 000 av. J.-C., soit près de 10 000 ans après la vénus de Willendorf.

Cultes à la fécondité féminine

Vénus de Willendorf, 24000 av. J.-C.

Ainsi, les sculpteurs de l’aurignacien ne s’intéressaient ni à la tête, ni au visage et encore moins aux pieds, mais aux seins et au ventre, signe que la fécondité féminine était au coeur de leurs préoccupations. Doit-on en déduire l’existence d’un matriarcat très ancien comportant des cultes aux Déesses Mères. Peut-être, bien que l’on ne sache pas s’il y eut des échanges entre ces différentes régions, et si ces statuettes qui révèlent un même esprit et une même approche du corps humain, soit l’expression d’un archétype préformé et commun à cette civilisation ou les signes d’un culte dédié à la fécondité féminine. On a même pensé que ces statuettes pouvaient être des représentations d’une Déesse, montrant l’aptitude de nos ancêtres à symboliser les formes à partir d’une idée centrale. Une chose est sûre en tout cas, c’est que ces formes, mêmes déformées, touchent notre sentiment esthétique. L’équilibre entre les différentes masses du corps est parfait. De plus, la composition de toutes ces statuettes s’inscrit dans un losange, comme l’a montré le préhistorien A. Leroi-Gourhan. Elles ne tournent pas, ne s’écrasent pas et ne penchent pas d’un côté. J’ajouterais qu’il y a une élaboration conceptuelle remarquable qui témoigne du développement et de la coopération des deux cerveaux : l’analytique et le synthétique. Reste que ça n’explique pas tout à fait pourquoi les sculpteurs ont négligé à ce point la tête et les pieds.

C’est en essayant de répondre à cette question, en analysant le point de vue requis pour réaliser de telles vénus, que le professeur Le Roy McDermott, spécialiste des relations entre la psychologie de la perception visuelle et l’histoire de l’art, a proposé une explication qui bouleverse complètement notre approche de l’art préhistorique et de la division sexuelle des tâches. Les déformations propres aux statuettes aurignaciennes seraient le fait de femmes enceintes sculptant leur autoportrait sans l’aide de miroir, car il n’existait pas. Autrement dit, les femmes avaient une activité artistique à côté de la nécessaire reproduction de l’espèce. Car ces déformations ne sont pas des distorsions symboliques, poursuit-il. Elles sont la conséquence de la façon correcte de se regarder quand on est enceinte et qu’on ne peut voir une image globale de son corps à l’aide d’un miroir. Il a fait l’expérience en montrant ce que voit une femme enceinte quand elle se regarde pour sculpter son autoportrait dans une défense de mammouth. Elle ne voit pas autre chose que deux gros seins, un ventre proéminent et deux pieds minuscules. Si elle se regarde par derrière, elle voit deux bout de fesse, et idem pour les côtés. Une chose est sûre, elle ne voit pas sa tête, et il est probable qu’elle ne pense pas que la tête de sa mère présente des caractéristiques communes à la sienne, ou à ses compagnes, même si elle peut voir leurs ressemblances.

Des autoportraits de femmes enceintes

Sur les photos réalisées par Le Roy McDermott, on voit parfaitement bien le point de vue de la sculptrice en train de regarder son corps pour réaliser son autoportrait. Il s’agit d’un processus créatif déterminé par la position des yeux fixes qui donnent les « attributs exacts » des différents états de la vie biologique des femmes, écrit-il. Et de fait. Un homme (ou une femme) ne peut pas sculpter ce type de forme s’il regarde une femme enceinte de l’extérieur. Ce qui fait dire à Le Roy McDermott en conclusion de sa démonstration : « If self was the armature upon which the first image of humanity was constructed, when and how did images based on the appearance of others supplant those based on self ? What changes in cultural life were responsible for this fundamental change in representational focus ? Also, since the important role once played by autogenous information on human cultural life appears to have been overlooked, modern philosophical and psychological concepts of individual self-awareness and the internalization of self-image may need revision ».

Cette hypothèse de l’autoportrait à la base de l’activité artistique comme conscience de soi est des plus intéressantes et nous allons la retrouver sur notre chemin à chaque fois qu’un nouveau point de vue s’impose dans l’histoire. Nous pourrions ajouter aussi que si le corps de la femme enceinte a autant fasciné les premières artistes, c’est peut-être aussi parce qu’il changeait de forme. N’est-ce pas suffisant pour déclencher une prise de conscience de soi à travers les modifications de la forme de son corps. Je suis comme cette forme. Es-tu comme moi ? Et pourquoi certains corps ne se déforment-ils pas ainsi. Peut-être que l’absence de changements importants dans le corps de l’homme explique que l’homo sapiens ne s’y sois pas intéressé. Il faudra des milliers d’années pour que l’homme ithyphallique devienne le centre d’intérêt des artistes. À Lascaux d’abord, comme nous le verrons, puis beaucoup plus tard dans l’Antiquité gréco-romaine.

L’art a-t-il été le support du développement de la conscience de soi et de l’intelligence conceptuelle ? Qui mémorisait la forme des chevaux, des mammouths, des lions qui ont surgi du cerveau de nos ancêtres ? Qui les peignait sur les parois des grottes ? Les femmes n’avaient-elles pas un rôle artistique et religieux beaucoup plus important qu’on se l’était imaginé ?

Du culte des vulves dans la préhistoire…

Découverte en décembre 1994 par Éliette Brunel Deschamps, Jean-Marie Chauvet et Christian Hillaire, celle qui deviendra la grotte Chauvet est considérée aujourd’hui comme une des plus belles et des plus anciennes grottes ornées du monde. Située au flanc d’une falaise des gorges de l’Ardèche, à Vallon Pont-d’Arc, elle a surpris tout le monde par la richesse des peintures datant de 31 000 av. J.-C. et les représentations inconnues en Ardèche comme des lions, des panthères, des rhinocéros. Il y a aussi des mains négatives et des mains positives et près de 400 représentations animales, allant du bison aux chevaux, aux ours, aurochs, bouquetins, etc. Aucune image d’humain n’y a été découverte, remarque Jean Clothes dans l’étude scientifique sur la grotte (2). En revanche, on a découvert au fond de la grotte un « être » formé d’une vulve peinte au pigment noir, et de deux jambes bien indiquées, le tout surmonté d’une tête de bison surajoutée. En l’éclairant autrement avec un système de photo à perche, le photographe Yannick Le Guillou 92) (3) a fait apparaître cette surprenante image qui en fait la plus ancienne représentation féminine de l’histoire de l’humanité. Elle date de 28 000 av. J.-C. et on voit distinctement une incision de 4 cm marquant le sexe, ce qui confirme qu’il s’agit bien d’un triangle pubien.

Grotte Chauvet, vulves aurignaciennes,
vers 28000 av. J.-C.

En tout, cinq triangles pubiens, trois gravés et deux dessinés en noir, ont été répertoriés dans la grotte. Un seul est associé aux jambes et à une tête de bison. Les triangles gravés se font face à l’entrée des deux principaux diverticules adjacents. La vulve au bison occupe une position centrale dans la salle du fond, ce qui fait dire à Yannick Le Guillou qu’il s’agit de « véritables constructions thématiques étroitement associées à la topographie de la grotte (4) ». Il est tentant de verser ce nouveau matériel au bénéfice des cultes aux Déesses Mère, voir au culte de la féminité elle-même quand on voit comme les figurations les plus anciennes sont dédiées aux femmes de l’époque du Paléolithique supérieur.

… au culte du phallus

L’apparition des personnages masculins se fait plus tard, avons-nous dit, mais aussi dans une technique incroyablement plus rudimentaire, comparée aux animaux de la grotte Chauvet, par exemple, ou à ceux qu’ils accompagnent dans les fresques de Lascaux datant du Magdalénien. Dans la célèbre « scène du puits » de Lascaux, on voit un homme mort allongé à gauche d’un bison éventré, le sexe en érection (d’où son nom d’ithyphallique). Le corps de l’homme est constitué de deux traits parallèles, rigides qui se prolongent par des jambes aussi rigides. Il a une tête d’oiseau qui fait écho à une autre tête d’oiseau dessinée à côté et posée sur une pique.

Cette scène très simple a donné lieu à des interprétations très différentes qui montrent les enjeux de domination sexuelle cachés derrière le discours « objectif » sur l’art préhistorique. Ce n’est pas la même chose d’y voir, comme le préhistorien l’abbé Breuil, une scène d’accident mortel au cours d’une chasse ou comme H. Kircher une scène chamanique au moment de la transe extatique. L’un décrit une réalité existentielle, l’autre introduit un élément religieux non démontrable, mais qui donne une prépondérance à l’homme ithyphallique sur la femme vulvaire.

De même tandis que Georges Bataille remarque sagement « l’ambiguïté de la scène », et pense que « l’énigme et drame doit lui être laissée (5) », Louis-René Nougier écrit dans son livre sur l’Art de la préhistoire : « Le chasseur à tête de chocard est triomphant ; il vient d’abattre le bison qui perd ses entrailles, mourant devant lui. (...) Le chasseur heureux semble dire : « Moi, Chocard (c’est peut-être son nom après tout) victorieux de ce bison, mets ma marque sur ce dépôt de gibier (6) ».

Quelle belle projection de la mentalité d’un homme du XXe siècle sur une image rudimentaire qui représente un homme en érection ! On voit donc comme il faut se méfier de nos projections, voire de nos identifications avec des personnages sur lesquels nous n’avons d’autres informations que la date de réalisation, quelques notes sur l’habitat et sur des images exécutées à l’ocre rouge ou au charbon de bois ou bien directement gravées sur la paroi rocheuse.

Vulves, jeu de signes ou cultes féminins préhistoriques ?

En fait, ce sont les représentations de vulves qui dominent dans l’art préhistorique le plus ancien. Rien que pour la France, une vulve féminine gravée dans argile a été découverte dans la grotte de Bédaillac, en Ariège. Dans l’abri du Roc-aux-Sorciers à Vienne on en a trouvé trois gravées sur un bas relief sur calcaire datant de 15 000 av. J.-C, dites les Trois Grâces. À Angle sur l’Anglin il y en a quatre. À La Ferrassie, dans le Périgord, la fente vulvaire est nettement incisée, comme sur la vénus de Willendorf et sur « la femme à la corne », de Laussel. Ces fentes vulvaires n’ont pas manqué de choquer leurs premiers découvreurs au point qu’ils les ont qualifié de « vénus impudiques », attribuant à nos ancêtres des moeurs très libres. Ainsi, Luce Passemard pouvait écrire en 1938 que « Les statuettes féminines du Paléolithique supérieur sont l’extériorisation des besoins et des désirs des hommes de ce temps », accréditant l’idée qu’elles étaient faites pour et par les hommes.

Pourquoi « les hommes de ce temps » s’intéresseraient-ils plus à la représentation des vulves que des pénis en érection ? Mystère. Mais quand on sait l’importance symbolique qu’a pris le sexe masculin au cours de l’histoire, on peut se demander si les vulves n’étaient pas au contraire l’expression d’un intérêt féminin pour les cultes aux Déesses Mères et à l’énergie féminine. Malheureusement ce genre de questions est encore écartée des préoccupations scientifiques. Dans l’ouvrage collectif sur la grotte Chauvet, la question des vulves est même au profit d’un questionnement sur la déification de l’animal. Ainsi en est-il du commentaire de Joëlle Robert-Lamblin sur l’art aurignacien de la grotte Chauvet. Après avoir parlé d’un art marqué par la dualité rouge / noir, gravure / peinture, contour simple / remplissage, à-plat / ronde bosse, elle écrit : « Dès lors, cette forte dichotomie pourrait correspondre à une sorte de parcours initiatique à l’intérieur de la grotte, avec des traces de rites différents qui se seraient déroulés au cours du cheminement, ou encore indiquer un accès différencié selon des individus : femmes, enfants, non-initiés pénétrant dans le premier secteur de la grotte, tandis que les seuls véritables « initiés » auraient pu s’enfoncer plus loin dans la cavité (7) ».

Pourquoi les femmes feraient-elles partie des non-initiés alors qu’il y a tant de signes féminins dans cette grotte qui attestent de leur importance. À la fois par leur nombre et par leur emplacement. Les triangles pubiens se font face à l’entrée des deux principaux diverticules adjacents tandis que la vulve aux jambes, surmontée d’une tête de bison, occupe la position centrale dans la salle du fond. Pourquoi ne pas en déduire l’existence d’un culte féminin dédié à la fécondité féminine, comme le sera celui des Déesses Mères, mais aussi à l’énergie féminine elle-même symbolisée par la vulve, comme le pénis en érection (ithyphallique) symbolisera le « génie » fécondateur viril pour les Romains de l’Antiquité.

La vulve : « porte initiatique »

Autre réflexion. Nos ancêtres aurignaciens ne semblaient pas horrifiés à la vue du sexe féminin. On peut penser qu’ils y voyaient autre chose qu’un vide irreprésentable. Peut-être une « porte initiatique », c’est-à-dire un passage entre deux mondes. Entre le visible et l’invisible, bien sûr, mais aussi entre la lumière et l’ombre, ou la vie et la mort. D’où l’intérêt de ces découvertes de l’art préhistorique qui nous invitent à remettre en question pas mal d’idées reçues sur la libido, notamment les théories freudiennes sur la sexualité et la horde primitive. Freud pensait que la vue du sexe féminin inspirait une terreur qui était liée selon lui à l’angoisse de castration. Dans La vie sexuelle, il écrit : « Il n’est probablement épargné à aucun être masculin de ressentir la terreur de la castration lorsqu’il voit l’organe génital féminin. Pour quelles raisons cette impression conduit certains à devenir homosexuels et d’autres à se défendre par la création d’un fétiche, tandis que l’énorme majorité surmonte cet effroi, cela certes, nous ne pouvons pas le dire » (8).

Dans un autre texte sur Méduse, qui sera publié après sa mort, il écrit aussi : « L’effroi de la Méduse est aussi l’effroi de la castration qui se rattache à cette vision. Nous connaissons par de nombreuses analyses le surgissement de celui-ci ; il se produit quand un garçon qui n’a pas voulu croire jusqu’alors à cette menace voit un organe génital féminin, vraisemblablement celui d’une femme adulte, couvert de poils, généralement celui de sa mère » (9).

Quand on lit ces descriptions de Freud, on se demande si la vue des vulves aurignaciennes était alors réservée aux femmes dans le cadre d’initiations féminines dont les hommes et les enfants auraient été écartés. Pourquoi imposer aux hommes un tel traumatisme ? Car s’il faut chercher un sens à la présence de ces vulves parmi tant d’animaux, il n’est pas certain que le chamanisme en donne la clé, même si l’animal y occupe une fonction métaphorique de tout premier plan. Il y aurait aussi des représentations de sexes masculins. Or ce n’est pas le cas.

Les survivances de ces « cultes »

Peut-être ferons-nous d’autres découvertes dans les années à venir qui nous permettrons de mieux appréhender le rôle des femmes dans l’élaboration de ces premières images de l’histoire de l’humanité. Sachons en tout cas que ces « portes initiatiques » n’ont pas tout à fait disparu de l’horizon avec le développement du patriarcat et des religions monothéistes. Elles survivent dans plusieurs régions du monde. En Inde, bien sûr, et plus précisément dans les cultes tantriques où le yoni (vagin) est exposé dans les temples à la vue des fidèles, comme à Hyderabad avec la Déesse Génitrice. Source de vie, ouverture, lieu de passage, sa présence dans les grottes du Paléolithique n’étonne pas plus que dans les temples de l’Inde où les cultes à la Mère divine sont extrêmement vivants.

En revanche, sa présence dans les églises de Grande Bretagne peut nous surprendre à la fois par le nombre, on en a dénombré plus d’une vingtaine sur les chapiteaux, près des portes et des fenêtres, et par la figure elle-même. Par exemple, la sculpture Sheela-na-Gig de l’église Saint Mary and Saint David de Kilpeck dans Herefordhire, contient un double message à travers le trou béant et le visage au sourire énigmatique. Est-ce une survivance des cultes païens glorifiant le corps de la femme ? Peut-être.
Les grecs n’ont pas totalement occulté la vulve en dépit de leur culture fortement androcentrée. L’histoire de Déméter et de Baudo est certainement une autre survivance des cultes vulvaires préhistoriques. On connaît surtout l’histoire de Déméter et de sa fille Perséphone en tant que divinités parmi les plus importantes du panthéon grec qui président aux mystères d’Eleusis sous son aspect religieux à travers les cultes à la fertilité de la terre et la culture du blé dans les plaines de Sicile et d’Eleusis.

Déméter aimait beaucoup sa fille Perséphone, qui lui fut enlevée par Hadès, le dieu des Enfers. Or, avant de disparaître dans le monde d’en bas, Perséphone poussa un cri que sa mère entendit. Elle se mit alors en quête de sa fille disparue. Pendant neuf jours et neuf nuit, elle la chercha partout sans prendre de nourriture jusqu’à ce qu’elle arrive à Eleusis où vivait Baubô et son mari. Baubô lui offrit un potage pour la réconforter mais Déméter refusa car elle était trop triste. Alors, pour sortir la déesse de ses idées noires, Baubô souleva sa jupe et lui montra sa vulve. Amusée, Déméter se mit à rire et accepta le potage. La suite du mythe raconte le compromis qui fut trouvé entre les dieux pour faire revenir la fertilité sur la terre. Chaque printemps Perséphone sortirait des enfers pour retrouver sa mère et retournera auprès d’Hadès à l’automne. Ce qui explique pourquoi la fertilité revient sur terre au printemps.

L’histoire de Baubô a été très peu exploitée par la culture occidentale, probablement parce qu’elle met en scène une guérison « impudique » qui concerne surtout les femmes déprimées par la séparation d’avec leur fille. En quoi la vue du sexe de Baudô pouvait-elle réjouir Déméter au point de lui faire retrouver l’appétit ? Parce que l’impudicité du geste cassait l’enchaînement dépressif d’un deuil impossible à faire à cause de la violence initiale. Appelée dea impudica (déesse impudique) ou encore « la vulve personnifiée », Baubô remplit une fonction religieuse et thérapeutique qui remonte à la nuit des temps. Elle déclenche le rire, la joie, la jouissance. Elle allège les tensions. Elle masse la rate, organe du spleen, des peurs refoulées et de la mélancolie. Elle est aussi, d’une certaine façon, la muse secrète de Gustave Courbet.

Notes
1. LeRoy McDermott, « Self-Representation in Upper Paleolithic Female Figurines, Current Anthropology, University of Chicago Press, 1996.
2. La grotte Chauvet, l’art des origines, sous la direction de Jean Clottes, Seuil, 2001.
3. Photographe de la grotte Chauvet. Il a utilisé un appareil numérique fixé sur une rotule attachée à une perche télescopique.
4.La grotte Chauvet , op., cit., p. 171.
5. G. Bataille, Lascaux, Skira, p. 110.
6. Louis-René Nougier, L’art de la préhistoire, Livre de poche, 1982, p. 130.
7. La grotte Chauvet, L’art des origines, sous la direction de Jean Clottes, Seuil, 2001, p. 202.
8. S. Freud, « Le fétichisme », La vie sexuelle, PUF.
9. S. Freud, « La tête de Méduse », cité par Sarh Kofman, L’énigme de la femme, livre de poche, p. 90.

Extrait de : Marie-Jo Bonnet, Les femmes dans l’art, Paris, Editions de La Martinière, 2004.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 mai 2005.

Marie-Jo Bonnet, historienne


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