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L’hypocrisie a-t-elle un sexe ? Ou comment masquer l’insoutenable réalité de la prostitution
Commentaire sur l’article de Normand Cazelais, Le Devoir

26 juin 2005

par Johanne St-Amour

Dans sa chronique « Voyages » intitulé « L’appel du sexe », dans l’édition du Devoir du samedi 18 et dimanche 19 juin, M. Normand Cazelais propose de lever le voile sur l’hypocrisie qui entoure l’industrie du sexe, dont les revenus monstres pourraient être comptabilisés avec les millions de retombées économiques générés lors d’événements à grande affluence comme le Grand Prix de la Formule Un. L’industrie du sexe, qui de toute façon tire parti du tourisme, est une réalité incontournable et malgré les inconvénients subis par ceux et celles qui sont obligéEs de vendre leur corps, dit-il, est une attraction touristique comme une autre. Mais pourquoi s’attarder spécifiquement aux composantes économiques et touristiques avantageuses de l’industrie du sexe, notamment de la prostitution ? Pourquoi occulter les autres composantes de cette réalité ? À ne lever qu’une partie du voile de l’hypocrisie, ne risque-t-on pas de masquer doublement la partie très opaque de l’insoutenable réalité de la prostitution ?

Dans l’éventualité d’une comptabilisation des activités sexuelles comme attractions touristiques, que fait-on de la loi sur le tourisme sexuel que le Canada s’est difficilement donnée ces dernières années ? On joue l’hypocrisie à fond, on poursuit les Canadiens fautifs dans les autres pays, mais on s’empresse de répondre aux appels du sexe des touristes ici ? À moins de croire qu’aucunE mineurE ne servira d’attractions lors de ces événements où on s’empressera de fournir tous les effectifs nécessaires pour répondre à la demande et qu’on augmentera le budget des forces policières pour s’en assurer, et à moins de croire qu’il n’y aura que des appelants étrangers, il serait ridicule de continuer à faire respecter cette loi.

Milieu criminel et clandestinité

Dans l’éventualité d’une plus grande transparence qui viendrait ajouter aux arguments d’ordre économique, cette transparence est-elle, elle aussi, illusoire, la clandestinité semblant être une caractéristique inhérente à la prostitution, étant donné qu’elle perdure même dans les pays où on l’a légalisée ? A preuve, le nombre infime de femmes prostituées qui se sont enregistrées - environ 4% - dans les pays où la prostitution est légalisée. Ou encore cette supposée transparence vise-t-elle à légitimer et rentabiliser les activités de ses principaux protagonistes que sont les proxénètes, le crime organisé, les gangs de rue ? Peut-on raisonnablement penser que ceux-ci déclareront tous les revenus générés ?

L’ampleur des revenus du sexe - déclarés - servira-t-il, également, d’argument pour des demandes de subventions ou de commandites afin de maintenir ou d’inciter à la tenue d’événements d’importance ? Comment d’un côté justifier la demande de subventions pour aider les nombreuses personnes prostituées qui désirent sortir de ce milieu, alors que d’un autre côté, on glorifie leurs services pour promouvoir l’industrie du tourisme et mousser les statistiques économiques ? Lorsque des besoins criants de personnel se feront sentir, comme le soutiennent parfois des propriétaires de bars érotiques, appuiera-t-on les femmes prostituées qui veulent sortir du milieu ou leur imposera-t-on de combler les besoins, surtout aux moments d’affluence ou de chômage intense ? Appuiera-t-on ces mêmes propriétaires qui recrutent de plus en plus leur personnel dans des pays économiquement démunis et qui, souvent, ajoutent aux phénoménales et malheureuses statistiques de la traite des femmes et des enfants, surtout depuis la légalisation de la prostitution dans plusieurs pays et de la mondialisation des marchés économiques, ou maintiendra-t-on aussi l’omerta sur ces pratiques ?

Comment justifie-t-on les nombreux aléas de l’industrie du sexe, effleurés dans l’article ci-mentionné, mais bien réels et dommageables ? Lèvera-t-on le coin très très noir du voile de l’hypocrisie qui cache la vérité sur le taux de mortalité élevé des prostituées - on l’évalue à 40 % supérieur à la moyenne canadienne - ou l’avantage économique et l’évasion des paradis sexuels auront-ils priorité sur les risques inhérents à la prostitution ? Des risques non négligeables, on en conviendra, possiblement les plus élevés de toutes les occupations, à part peut-être d’être citoyenNE d’un des nombreux pays en guerre. Dans ces pays, ces risques nommés dommages collatéraux sont extrêmement difficiles à archiver et à dévoiler ; on tue ou menace les personnes qui tentent de le faire et le mutisme permet de voter des budgets de guerre faramineux, au détriment d’autres besoins plus pressants, et de continuer à la perpétuer. De plus, aucun employé dans toute l’industrie touristique - tant national qu’internationale - n’a un taux de mortalité aussi élevé que dans la prostitution, à moins encore là de travailler dans des pays en guerre.

Est-ce qu’on comptabilisera, de plus, les coûts sociaux et sanitaires extrêmes, comme les suicides, les meurtres, les violences, les dépressions, les abus sexuels, la pauvreté, le syndrome du choc post-traumatique, la résistance impressionnante à la violence - qui damnerait des tortionnaires aguerris - due à une dissociation du corps, les conditions sociales et économiques inacceptables, le réseau social défaillant et les maladies innombrables, ou ces données feront-elles partie des coûts cachés ? Compte tenu que l’âge de l’initiation à la prostitution est en moyenne de 13 ans et que la très grande majorité des prostituées avouent avoir été victimes d’inceste ou d’abus sexuels dans l’enfance - 17 sur 20, selon l’étude de l’anthropologue Rose Dufour -, insistera-t-on sur la prévention en augmentant, par exemple, les budgets des organismes d’aide aux victimes de violences et de la pauvreté, promesse électorale non tenue jusqu’à maintenant par le gouvernement libéral, ou continuera-t-on de négliger ces faits ? Il est tout de même étonnant que l’on s’offusque des abus sexuels qu’ont connus des victimes de pédophiles célèbres et qu’on ne s’offusque pas que les femmes qu’on prostitue aient été des fillettes dont on a abusées.

La demande masculine

Le voile très épais de l’hypocrisie sera-il enfin soulevé sur le fait que l’appel du sexe est quasi exclusivement masculin ? Aura-t-on idée d’inclure une liste d’activités touristiques à caractère féminin - telle une liste des boutiques, des clubs de souper de filles, des cours de cuisine de gastronomie locale ou multi-ethnique, de cinémas à connotation romantique - où les hommes pourront envoyer les conjointes handicapantes pendant qu’ils accumuleront les autocollants roses « À Montréal, je l’ai fait lors du Grand Prix » ? Plusieurs chercheurEs ont noté la caractéristique masculine de la demande de prostitution. Ces hommes, qui ne voudraient absolument pas être prostitués eux-mêmes, ne voudraient pas non plus que leurs conjointes, leurs filles, leurs sœurs ou leurs mères, enfin leurs proches féminines, soient prostituées, sauf les proxénètes qui prostituent leurs conjointes. Plusieurs recherches soulignent également le besoin pour ces hommes d’avoir le contrôle dans les rapports hommes-femmes - ne veulent-ils pas payer pour imposer leurs exigences et s’éviter à leur tour de satisfaire l’autre ? - les gains obtenus par les femmes ces dernières années pour atteindre l’égalité et la maîtrise de leurs droits et de leur corps les ayant frustrés du privilège de leur imposer leur loi.

La rentabilité sexuelle pourra-t-elle justifier une augmentation des dépenses en santé afin de réduire les risques sanitaires pour les clients, pour éviter, entre autres, une pandémie d’ITS, selon Monsieur Cazelais ? Le droit au sexe pour les hommes justifie-t-il tout et, surtout, des engagements financiers qui pourraient encore agrandir ce gouffre qu’est le budget faramineux du système de santé ? Comment concilier le fait qu’une société prenne des mesures pour limiter les fléaux pour la santé que sont l’obésité, le tabagisme, le jeu pathologique, par souci d’assurer une meilleure santé à ses membres, mais qu’elle adopte une attitude différente face aux prostitueurs et aux conséquences néfastes de leurs actes ?

La prostitution n’est pas une fatalité

Il serait intéressant également de dévoiler le fait que la prostitution est d’ordre culturel et non pas une fatalité, comme nous le servent à souhait les défenseurs de la prostitution et les pourfendeurs de sa transparence. Selon le chercheur suédois Sven-Axel Mansson, les Espagnols seraient plus enclins à acheter du sexe (39% des hommes) que les Britanniques (7%). En Suède, le gouvernement a décrété que la prostitution était une violence faite aux femmes et a eu l’audace d’agir en conséquence en pénalisant les clients et les proxénètes, protagonistes habituellement hors des feux de la rampe et principaux responsables de son existence. Non seulement les prostituées ne sont pas pénalisées, mais elles peuvent profiter de ressources financières et de services divers qui les aident à orienter leur vie différemment. Le fatalisme est donc combattu dans ce pays où on a fait le choix de s’ouvrir à une égalité des chances d’une vie meilleure pour les prostituées et surtout d’y mettre le prix. Le fait qu’une majorité des parlementaires soient des femmes a peut-être joué dans ces décisions.

Quelles valeurs de société doit-on choisir : soutenir l’économie du sexe qui remplit les goussets et accroît le pouvoir des personnes qui détiennent un monopole sur le corps d’autrui, particulièrement des femmes - plus de 85% des personnes prostituées en Occident sont sous l’emprise de proxénètes -, et qui vise la satisfaction de désirs non primordiaux de clients ? Ou bien répondre aux besoins essentiels d’un grand nombre (90%) des personnes prostituées qui veulent s’en sortir ? Le refoulement de la réalité de ces personnes est-il intentionnel ? Y a-t-il des réalités qui soient trop insupportables à dénoncer ou négligeables électoralement parlant ? S’est-on arrêté à écouter le discours « des survivantes », des anciennes prostituées qui n’en pouvant plus, elles non plus, de l’hypocrisie, dénoncent les horribles conditions de vie dans lesquelles elles vivaient et l’extrême difficulté à s’en sortir, parce que l’aide n’est pas au rendez-vous ? En Californie, elles vont même jusqu’à éduquer les clients, que la police arrête, sur leur triste réalité et sur le mensonge de leur libre arbitre. C’est aux clients alors qu’elles demandent de s’ouvrir à la transparence de leur réalité inacceptable. Mais la réalité de ces femmes n’a pas l’envergure d’un événement comme le Grand Prix de la formule Un. La victoire du capitalisme revêt plusieurs facettes.

Il y a donc toutes sortes de façons de combattre l’hypocrisie. Alors, si on veut vraiment donner l’heure juste, comme le voudrait M. Cazelais, il serait important de mentionner toutes les données de l’horloge ou du « réveil » avant qu’il ne soit trop tard ! À son « appel du sexe », j’opposerais un appel au respect, à la dignité, à l’égalité des chances d’une vie meilleure et à la protection de celles qui en ont besoin. La résignation face à la prostitution est inconciliable avec des choix de société plus équitables pour les femmes, majoritaires parmi les personnes prostituées, mais également pour toutes les femmes qui vivent les conséquences négatives de la prostitution (rapports hommes-femmes brouillés et opinion que toutes les femmes sont prostituables), de même que pour les enfants et les hommes vulnérables. Ou alors, il faudra se demander si l’hypocrisie a un sexe ?

Mis en ligne sur Sisyphe, le 24 juin 2005

Johanne St-Amour


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