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Tresses africaines, sciences et traditions : mon arrière-grand-mère était mathématicienne

13 juillet 2005

par Ze Belinga

Il m’a fallu bien du temps, des années d’études puis de désaliénation militante pour déchiffrer l’évidence qui me pendait aux yeux, ou plus précisément aux tresses excellemment exécutées de mes sœurs, tantes et tutti quanti. Lignes courbes, droites, symétries, formes diverses rappelant les cercles, carrés et bien d’autres sont le lot commun des coiffures africaines de l’antiquité nubienne, ghanéenne, kongo, égyptienne à nos jours. Ces notions mathématiques, des plus simples aux plus complexes que mon arrière grand-mère manipulait du haut de l’illettrisme dont l’avaient affublée les indicateurs de développement humain sont le témoignage d’une ancienne et autochtone activité élaborée de l’esprit concepteur en pratique.

Découverte ! Choc ! Douche froide et claque à mon intellectualisme. Comment ces vieilles femmes, hésitantes à mes yeux, peu assurées de leur empirisme peuvent-elles oser se rapprocher dans une pratique aussi banale, ludique, vaguement culturelle des Grecs, les miraculeux géomètres que j’avais un temps adulé. Certes j’en suis revenu grâce à un certain Cheikh Anta Diop mais mon arrière grand-mère ?

C’est que, à bien regarder les coiffures que je rencontre en Afrique et dans les mondes descendants de ce continent, de réelles formes géométriques s’imposent brusquement à moi. L’allure générale des têtes tressées est très variée selon les motifs, les modèles, les modes, les usages, les régions pourtant des invariants semblent s’affirmer.

L’usage de lignes, courbes ou droites, reliées entre elles en décrivant comme à l’équerre -instrument pourtant absent de l’arsenal de grand-mère- des angles différents, aigus, obtus, plats, saillants ou rentrants…bizarre.

La bizarrerie ne s’arrête pas là. Des formes ambitieuses sillonnent ou traversent le crâne de ma sœur tressée à l’ancienne. Cercles, carrés, rectangles, losanges, parallélogrammes, et autres polygones furieux sont exhibés par les jeunes et moins jeunes têtes travaillées jusqu’au détail. C’est devenu mon exercice béa et néanmoins favori que de mémoriser les nombres de côtés des lignes brisées et fermées que je descelle sans macule sur les coccyx de la gent féminine africaine ou antillaise : triangles, quadrilatères, pentagones, hexagones, heptagones, octogones et plus encore de côtés pour des figures dont la beauté ne me cachera plus les sous-entendus et présupposés cognitifs, voire scientifiques.

Aux approches des grandes fêtes ou des événements familiaux d’importance majeure, les préparatifs incluent en règle générale un précieux et imprescriptible aménagement de temps pour les tresses. Une foire aux mathématiques avant les effusions de joies, de palabres et de brassages humains. Les coiffures se font imposantes, les lignes fines, précises, leurs courbures, leurs cassures, leurs angles soignés. Les têtes se présentant comme d’authentiques supports de création artistique et de jeux mathématiques : les homothéties, les symétries de figures de part et d’autres de la tête, les parallélismes de motifs et de raies, … Les têtes sont quadrillées, vue d’en haut elles peuvent s’apparenter à un damier par exemple.
On a l’impression que les tresseuses s’imaginent travailler sur un polyèdre -un solide de l’espace du type d’un cube par exemple-, prenant la tête pour un icosaèdre régulier -ensembles de triangles équilatéraux se touchant et formant 20 faces, 30 arêtes et 12 sommets, utilisé pour modéliser le dessin d’un ballon de football- à partir duquel elles s’adonnent à des exercices esthético-mathématiques.

Le respect des distances est de mise, les segments de droite, leur centre sont appréciés pour donner l’allure et la figure voulue, avec la duplication de certains modèles, le traçage de bissectrices, les projections de points d’un endroit à l’autre d’une tête dont il faut s’adapter aux accidents. Le respect des dimensions, des harmonies, des figures est omniprésent.

En somme l’art des tresses renvoie à une économie et une science de la gestion de l’espace capillaire impliquant sa mesure, la connaissance de relations entre courbes, droites, points, surfaces, au service du beau et des significations culturelles des différents motifs. En effet, plus hier qu’aujourd’hui, bien des significations distinctives étaient attachées aux ports de coiffures : celles des célibataires, des fiancé(e)s, des marié(e)s, celles des circonstances heureuses ou malheureuses, celles de défis et des concurrences conjugales…

Ces hélices, ces étoiles, ces pyramides sculptées et portées de façon altière ou nonchalante par les Africains d’hier, réservées presque exclusivement aux Africaines et Afrodescendantes d’aujourd’hui, font appel aussi à des notions mathématiques pointues pour les reconstituer. La géométrie des fractales -qui modélise par exemple la forme d’un chou-fleur, d’un flocon de neige en partant d’un motif simple agrandi et dupliqué- pourrait rendre compte des motifs complexes des coiffures africaines.

Et les tresseuses, railleuses et rieuses à souhait, occupées parallèlement à surveiller un plat au feu ou une émission culturelle à la télévision n’en sont pas moins au cœur d’une intense activité de la pensée.
Eh oui ! Celle qui a appris à mes tantes et mères toutes ces coiffures élaborées et richement agrémentées en motifs premiers et secondaires en savait davantage que mon entendement ne m’autorisait à quêter. Oui, mon arrière grand-mère était … mathématicienne.

Sur le site d’Afrikara, le 21 juin 2005

 Visitez l’excellent site Afrikara.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 25 juin 2005

Ze Belinga


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