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Sexe, argent et intégrisme postmoderne

17 septembre 2005

par Micheline Carrier

La culture prostitutionnelle gagne sans cesse du terrain au sein des institutions de tout niveau.

Cette culture est si généralement admise qu’il faut, au XXIe siècle, signer des pétitions pour faire reconnaître le droit des femmes de ne pas être traitées comme des esclaves sexuelles et pour convaincre des organismes internationaux, qui ont pourtant adopté des traités et des chartes à cet effet, de sévir contre les auteurs de la mise en marché des êtres humains.

En août dernier, Amnesty International a présenté au chef de la MINUK (Mission de l’ONU au Kosovo) une pétition de 30 000 signatures lui demandant « de punir les personnes soupçonnées de participer à la traite des femmes et de protéger de manière efficace les victimes de ce trafic ». Comme si ce ne devait pas aller de soi qu’on arrête des abuseurs, des agresseurs sexuels, des trafiquants, en l’occurrence des troupes militaires qui déportent des femmes et des jeunes filles « depuis les pays voisins du Kosovo afin de travailler dans des bars comme esclaves sexuelles pour les soldats étrangers engagés dans la province serbe ».

Pendant la seconde guerre mondiale, « au moins 200 000 jeunes femmes, principalement coréennes, mais aussi taïwanaises, chinoises, philippines et indonésiennes, ont été forcées de satisfaire les besoins sexuels des soldats japonais. » Soixante ans plus tard, une femme coréenne de 76 ans a déposé, elle aussi, une pétition de 550 000 signatures réclamant du gouvernement japonais un dédommagement pour toutes celles dont il a fait des « femmes de réconfort » au cours de cette guerre.

Preuve que l’humanité n’a guère progressé, ce commerce des femmes existe depuis que les hommes se font la guerre, c’est-à-dire depuis toujours. Il s’agit donc de l’une des plus anciennes formes d’oppression. Comme si les hommes menaient contre les femmes une guerre parallèle à celle qu’ils se livrent entre eux. Si des soldats de toutes les nations continuent à se livrer au proxénétisme, à la traite et au viol, c’est parce que les autorités militaires et politiques ferment lâchement les yeux sur leurs abus, estimant qu’ils risquent leur vie pour "la patrie" et que c’est la moindre des choses que ces patriotes "se paient en femmes" en toute impunité. C’est aussi parce que le monde présumément civilisé s’installe dans une confortable indifférence face à la commercialisation des êtres humains.

La prostitutionnalisation du monde - 40 millions de femmes et d’enfants prostitués, un nombre en progression constante chaque année - ne connaîtrait pas une telle envergure si elle n’était encouragée par des États et des organismes internationaux hypocrites et sans scrupules. Ces derniers mènent des enquêtes et produisent des rapports pour la galerie, sans jamais se donner les moyens de mettre fin à la mise en marché des êtres humains. Ils cherchent plutôt à la légitimer, y voyant une source de revenus essentielle pour les pays pauvres, tout comme certains groupes justifient la prostitution locale par la nécessité d’offrir des débouchés économiques aux femmes. Les uns et les autres s’accommodent de cet esclavagisme moderne (1) sans remettre en question ses causes fondamentales - les injustices et les inégalités systémiques. Ce ne sont pas les multinationales de l’industrie du sexe qui vont le leur reprocher.

Profit et sexe : des vaches sacrées

Le contexte culturel et socio-économique incite à tolérer la marchandisation des femmes et des enfants (2). Notre époque idolâtre les dieux sexe et profit, qui président aux destinées de l’industrie prostitutionnelle et du crime organisé dont l’influence est probablement aussi importante que celle des intégrismes religieux, toutes confessions confondues. Un nouveau dogme intégriste, laïc celui-là, s’impose : hors du sexe et du fric, point de salut. Tout ce qui est possible doit exister et tout de suite ! Ce que la puissance de l’argent rend légitime ne tarde pas à devenir norme.

Il semble n’exister rien de bon qui n’ait une quelconque connotation sexuelle ou qui ne rapporte un profit financier. Une manne pour les publicitaires qui mettent du sexe partout pour mieux vendre leurs produits. Il est de bon ton de se prétendre à l’aise côté fric et libéré côté cul, les deux pouvant servir mutuellement de monnaie d’échange. C’est à qui s’affichera comme celui ou celle qui profite le plus librement et n’importe comment des deux. Il y a des gens prêts à tout pour démontrer à la face du monde qu’ils ne sont pas "coincés" ou "pognés". Tout se justifie par l’affirmation que le monde a changé et qu’il faut s’y adapter. En effet, le monde a changé : il y a 20 ans, le sado-masochisme était considéré comme de la violence, et la prostitution, une forme organisée de l’oppression des femmes. Maintenant, on les classe parmi les "multisexualités". Ce qui concerne le sexe bénéficiant d’une sorte d’immunité critique, il est mal vu de s’interroger sur ce que recouvre ce vocable.

Le "look pute"

Photo d’enfant

La mode - et non seulement la vestimentaire - est au "look pute" à un âge de plus en plus précoce. Dans certains milieux, cela fait chic et "ouvert d’esprit" d’affirmer avoir déjà sollicité les "services" de femmes prostituées ou, encore, d’avoir "fait de la prostitution" (ce qui en autorise certaines à contester la légitimité des opinions de quiconque n’en a pas fait ou ne voit pas l’intérêt de l’annoncer sur la place publique). Certaines vedettes de la chanson, du théâtre ou du journalisme trouvent rentables, sur le plan médiatique, de se dire copain/copine de femmes prostituées, de préférence celles qui se proclament satisfaites de leur sort : les autres pourraient leur donner mauvaise conscience si on leur donnait l’occasion de parler librement de leur désir d’en sortir.

On se laisse parfois endormir la conscience par des discours ronronnants sur la soi-disant liberté de choix et le sexe "libérateur". Il faut relire les interventions délirantes des députées fédérales Libby Davis et Hedy Fry lors des
audiences
(3) du sous-comité sur le racolage : elles applaudissent comme parole d’oracle le moindre propos de femmes prostituées favorables à la décriminalisation de la prostitution (en ont-elles rencontré d’autres ?) et les approuvent chaleureusement lorsque ces dernières s’indignent en se prétendant maltraitées par certaines féministes... par exemple, par celles qui osent ne pas considérer la prostitution comme un métier.

Des jeunes "inspiré-es" par des adultes

Au Québec, on commence à se préoccuper de la sexualisation précoce des filles grâce à la chercheuse Pierrette Bouchard, et plus récemment, à la sexologue Jocelyne Robert et à quelques médias. Mais on le fait encore avec réticence, même avec distance. Certaines craignent de critiquer ouvertement la tendance à tout sexualiser : s’il fallait qu’on prétende qu’elles « n’aiment pas le sexe » ou qu’elles sont des « frustrées » !

S’il en est qui s’étonnent que "des fillettes à tresse distribuent des fellations dans les autobus scolaires", selon un dossier du quotidien Le Devoir, ou encore, qu’il se tienne des concours de fellations dans des soirées de jeunes, d’autres trouvent qu’on s’énerve pour bien peu : c’est la vie, le monde change, adaptons-nous (soumettons-nous), ai-je lu dans une lettre adressée à un grand quotidien. Surtout, ne nous demandons pas qui profite de l’hypersexualisation des fillettes. Pas de réflexion de nature à déclencher la "guerre des sexes" et à nuire à d’autres intérêts, politiques et économiques, par exemple.

Les jeunes ne manquent pas de sources d’inspiration. En effet, si les fillettes sont les cibles actuelles de l’hypersexualisation, des femmes adultes l’ont été avant elles et leur servent désormais de modèles. Dans son édition de juin 2005, le magazine Clin d’œil parlait d’un "masturbothon" (je n’ai pas inventé le mot), initiative d’organisations au sein desquelles, selon le magazine, les femmes brillaient par leur nombre (La Presse a été plus explicite sur cet événement). L’événement a permis de verser 25 000$ au groupe montréalais Stella (3). Si l’argent était aussi disponible pour éliminer la prostitution que pour la perpétuer, si on voulait vraiment aider les femmes qui désirent échapper aux proxénètes et s’orienter vers une profession... À quand un groupe féministe québécois dédié exclusivement aux femmes qui veulent quitter la prostitution ou toute autre industrie du sexe ?

« Pourquoi ne pourrais-je pas montrer mes seins ou mes fesses sur la place publique, si ça me chante, faire des fellations sur le capot d’une voiture dans la cour du voisin, comme le font des prostituées de certains quartiers montréalais, ou dans un autobus, si ça rapporte ? », se demanderont des adolescentes, en notant que des femmes adultes se méritent des manchettes élogieuses pour de tels comportements. Ces jeunes seront d’autant plus vulnérables que des "pushers" leur proposeront de leur trouver des clients et de les "protéger" afin qu’elles puissent leur rembourser le coût de la drogue dont ils ont d’abord pris soin de les rendre dépendantes ? On en revient toujours à l’argent.

Cette culture prostitutionnelle, dont s’imprègnent jeunes et adultes, s’exprime de plusieurs façons. Au printemps 2005, parmi ses activités "(ré)créatives", le Théâtre des Amériques offrait une visite guidée d’un quartier montréalais dans le but d’observer les prostituées de la rue et leurs clients. Peu de réactions à cette banalisation et à ce voyeurisme au nom de l’art. Peu d’opinions divergentes, également, quant à la "couverture" médiatique complaisante du Forum XXX, en mai dernier, un événement subventionné, notamment, par le programme de lutte contre le sida de l’Agence de santé publique du Canada. Et que dire de la défense des intérêts de l’industrie du sexe, contrôlée en grande partie par le crime organisé, qu’Immigration Canada a présentée pour justifier la violation de ses propres lois ?

CTV.ca News Staff faisait état, en août 2005, de la tournée promotionnelle qu’organisait, comme antérieurement, une entreprise de films et de vidéos porno dans les universités canadiennes afin de recruter des jeunes filles. Bien des étudiantes ont besoin d’argent. On exploite sans vergogne leur situation et l’attrait que le gain rapide peut exercer sur certaines d’entre elles. Il y a aussi des femmes prêtes à tout pour quelques dollars vite gagnés. On a pu voir cet été, à la télévision canadienne, une jeune femme exhiber ses seins lors d’un concours organisé à l’occasion d’un match de baseball (à moins que ce soit de football), un geste qui lui a valu de remporter la "compétition". Elle justifiait son comportement par le fait que cela l’aiderait à payer les frais de son retour dans sa ville de résidence…

Libération sexuelle ou libre marché du sexe ?

Je suis une sceptique incurable. La libération magique par le sexe ou par le profit, je n’y crois pas. Plus on en parle, et n’importe comment, moins je crois notre société libérée sous cet aspect. Nous adoptons tout simplement les valeurs de certains médias que fait vivre l’industrie du sexe dont les intérêts se camouflent sous le discours de la liberté et des droits auquel ils nous savent sensibles.

Des régimes politiques totalitaires ont employé massivement la pornographie et la violence pour détourner ou étouffer une éventuelle constestation collective. Les armées du monde entier ont recours, et sans entrave, à la pornographie, à la prostitution ainsi qu’à la traite des femmes et des adolescentes, afin d’émousser le sens critique des militaires, de les empêcher de réfléchir aux actes qu’ils posent et de se rebeller. Et nous, de quoi veut-on nous détourner en nous imposant l’envahissement du sexe dans tous les domaines et à tout instant, de même que la quête du profit facile comme moyen de valorisation sociale ?

 Lire le deuxième article de la série  : « Prostitution, féminisme, dissidence et représailles », par Micheline Carrier et Élaine Audet.

Notes

1. 1. Si on qualifie d’abolitionnistes celles qui s’opposent à la décriminalisation de la prostitution et souhaitent qu’on l’élimine, leurs vis-à-vis sont donc des esclavagistes. Comme il y a eu des esclavagistes à l’époque de l’esclavage sur la base de l’ethnie ou de la couleur de la peau, il en existe aujourd’hui qui justifient l’esclavage sur la base du sexe.
2. Il n’y a pas de semblables réseaux organisés pour la mise en marché des hommes comme esclaves sexuels.
3. Le Regroupement québécois des CALACS a présenté un mémoire aux audiences d’Ottawa. Aux audiences de Montréal, chez les féministes, seule Diane Matte de la Marche mondiale des femmes a présenté un mémoire. Élaine Audet a adressé un mémoire sollicité par le greffier du sous-comité. Il en va ainsi du sociologue Richard Poulin et de Yolande Geadah qui ont participé tous les deux aux audiences d’Ottawa. On sait déjà que le député conservateur membre du sous-comité présenta un rapport minoritaire, les trois femmes membres endossant, selon la lecture des procès-verbaux, les intérêts de l’industrie du sexe sous le prétexte de défendre les droits des femmes prostituées.
4. Culture prostitutionnelle exige, Stella, le groupe montréalais de défense des droits de femmes prostituées et qui milite pour la décriminalisation de la prostitution et du proxénétisme, est peut-être le groupe de femmes le plus choyé financièrement par les gouvernements et par les donateurs privés.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 septembre 2005.

Micheline Carrier

P.S.

Suggestion de Sisyphe

 Élaine Audet, Prostitution, perspectives féministes, 128 pages, Montréal, éditions Sisyphe, 2005.
 Pierrette Bouchard, Natasha Bouchard et Isabelle Boily, La sexualisation précoce des filles, 88 pages, Montréal, éditions Sisyphe, 2005.
 Prostitution, la mondialisation incarnée, sous la direction de Richard Poulin, Alternatives Sud, Vol. XII, n° 3, septembre 2005.
 Richard Poulin, La mondialisation des industries du sexe. Pornographie, prostitution, traite des femmes et des enfants, Ottawa, L’Interligne, 2005.
 Yolande Geadah, La prostitution, un métier comme un autre ? VLB éditeur, Montréal, 2003.
 Dossier de Sisyphe.




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