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Au sein de la marche

11 septembre 2005

par Kim Cornelissen, consultante en développement régional et international

Ce texte s’est mérité le deuxième prix du concours Sisyphe/Remue-ménage. Le 1er et le 3e prix n’ont pas été attribués, le nombre de participant-es étant trop limité et aucun autre texte n’ayant été jugé satisfaisant par la majorité des membres du jury. Les éditions du Remue-ménage remettront à la gagnante des livres de son choix pour une valeur totale de $125. Sisyphe et Remue-ménage remercient celles et ceux qui ont participé à ce concours.



Samedi 18 janvier 2003 à Montréal.
Marche pour la paix.
Rendez-vous coin Maisonneuve et Guy
.

Je n’aurais pas raté ça pour tout l’or du monde, Bush qui vire fou avec ses prétentions de cow-boy qui veut montrer à son père qu’il est le plus fort, lui aussi.

Il fait froid comme le regard de la couleuvre que j’avais capturée à 12 ans, dans l’étang qui était aussi vert et gluant que le ciel d’aujourd’hui est bleu et clair, malgré les quelques flocons venus d’on ne sait où. Il doit bien faire - 123 degrés mais je sais qu’ici, comme à Toronto, Moscou ou Washington, le froid et le chaud n’ont pas d’importance : nous sommes au sein de l’effort de paix, bien au chaud ensemble partout, à protéger notre Mère la Terre, qui nous a donné la vie.

Un rendez-vous crucial, important, solidaire des autres et de soi, un geste parfaitement gratuit, avec bonus de gentillesses en plus, les gens qui chantent, qui font des vagues de son ou encore qui s’excusent si poliment lorsque, par hasard, ils s’accrochent un peu. Une grande famille ensemble, qui marche ensemble pour se rappeler que nous sommes toutes et tous solidaires de celles et ceux qui demeurent au cœur de cancers politiques, au sein de la planète.

Et pourtant, en mon sein, l’inquiétude gronde, comme celles des gens autour de moi. Mais les gens autour de moi ne savent pas ce que je vis, ils s’inquiètent aujourd’hui du grand confort des communautés. Et tant mieux. Comment puis-je m’inquiéter tant que cela pour moi, face à de si grands enjeux ? Quelle est l’importance de la petite nouvelle personnelle par rapport aux grandes nouvelles internationales qui sont sources de tant d’angoisse partagée ?

Je serai opérée la semaine prochaine. Le médecin a trouvé quelque chose à mon sein qui ne va pas et doit m’opérer. Du kyste au cancer, personne ne sait rien. De la résolution du conflit à la guerre, personne ne sait rien non plus. Tout comme les conflits internationaux, la banalité du cancer du sein ne peut pas me laisser indifférente. Je suis au sein des deux. Et dans les deux cas, j’ose espérer que tout cela finira bien.

Mais… pourquoi me préoccuper de ma vie alors que nous sommes ici, à sauver celles de tant de gens ? Mais… pourquoi me préoccuper de la vie des autres, alors que la mienne est menacée ?

Est-il possible de ne pas voir l’analogie, le sort de ces vies si étroitement enlacées, comme un enfant naissant se nourrissant à sa mère, comme une marche dans la Nature, ces moments où l’on comprend la véritable définition de la Paix ?

À 12 ans, j’ai « piqué » une méga-crise à ma mère parce qu’elle m’a obligée, dorénavant, à porter un chandail quand j’allais me promener dans le bois, alors que mes frères n’étaient pas obligés, eux. J’ai eu beau tempêter et me dire que c’était parfaitement injuste, j’ai perdu ma cause. À 17 ans, je suis allée dans des manifestations diverses, parce que je trouvais que c’était parfaitement injuste, pour elles, pour eux, pour les millions de réfugiées, les femmes mutilées, l’invasion des peuples, la destruction de l’environnement. Et là, c’est mon environnement intérieur qui est mutilé. Au moment où des milliers de gens dans le monde décident ensemble de protéger les autres, de protéger nos mondes extérieurs, mon monde intérieur est menacé. Par en-dedans. En mon sein.

Et je suis là, me sentant vraiment au chaud, même s’il doit faire au plus - 123 degrés, au sein d’une foule fermement décidée à rassurer celles et ceux qui en ont besoin, comme l’enfant dort parfaitement rassuré au sein de sa mère qui, elle aussi, se sent apaisée, calme et fondamentalement heureuse.

Je ne peux pas m’empêcher de regarder autour de moi, et de me dire qu’emmitouflé-es comme nous le sommes, il n’y a plus de seins, il n’y a plus de forme, il y a des enfants, des adultes, des Raging Grannies, des femmes et des hommes. Dans la foule.

Pourtant, de chaque côté de la foule, sur cette rue Sainte-Catherine, il y a cette foule de regards impudiques ou carrément lubriques, il y a, un peu partout, dans ces vitrines et sur les immenses affiches, des femmes qui s’affichent, tous seins dehors, à peine voilés par l’obligation municipale. Des seins à demi-dévoilés, plus érotiques, offerts à la foule de gens qui remettent en question celles et ceux qui les affichent ainsi, sans pudeur, sans éthique, et sans respect de l’autonomie personnelle, comme si nous étions marchandises. « Pas de cadavres en échange du pétrole » disent les affiches blanches qui avancent vers le Consulat américain.

Partout, omniprésents, de chaque côté de la foule, des seins inutilement gonflés, artificiellement rajeunis, qui n’ont pour seul but que de rappeler à l’ordre celles et ceux qui veulent autre chose, qui s’aiment et qui aiment les autres. Étant toutes et tous en mode « cœur », cette offrande de chair fraîche provenant des canons de la mode à rabais a quelque chose d’inconvenant et de profondément perturbateur, un peu comme si Bush venait narguer personnellement la foule dans l’avenue commerciale.

Et je reviens à moi, j’ai peur des résultats, j’ai peur qu’on m’enlève ce sein, que je ne sois plus qu’une autre femme raisonnable, que je ne sente plus cette qualité érotique, sensuelle, ce rapport à mon état de mère, et ce, même si le cancer ne me tue pas, qu’il m’enlève ce qu’on offre si gratuitement à rabais, sur cette Sainte-Catherine américanisée.

Et je reviens à moi, j’ai peur d’avoir l’impression qu’on voie au-dedans de moi, qu’on sache que j’ai souffert et que je souffre encore de n’être pas entière. On a beau vouloir résister aux images culturelles, elles sont tellement omniprésentes, même au sein des bons et des grands gestes, à nous entourer dans notre intimité ; j’ai l’impression que jamais je ne m’habituerai.

Parce qu’à 40 ans, j’aime bien montrer qui je suis, je suis de celles qui trouvent important de démontrer leur solidarité planétaire, mais qui offrent le plaisir de la vue de leur décolleté, assez plongeant, à l’homme qui leur plaît. Et qui, lui, n’en fait pas un plat, ne salive pas à sa vue, mais sourit d’un petit air narquois, de l’air de dire qu’il aime bien que je lui fasse plaisir, agréablement vêtu de son veston couleur sarcelle, qui me fait sourire à mon tour, de l’air de lui dire que j’apprécie qu’il se mette aussi beau pour mon seul regard.

J’aime à croire que finalement, ce ne sera rien qu’une fausse alerte. Et que la vie recommencera, une cicatrice en plus. Après une telle frayeur, une telle anticipation, la cicatrice ne me dérangera guère. Et je persiste à espérer qu’il en sera pareil pour la guerre. Que les hommes de guerre comprendront. Et j’aime rêver qu’ils s’intéresseront plus à nous plaire, dans de doux échanges d’atouts, que de faire le contraire, de donner la mort, à nous qui donnons la vie.

Avant de jouer aux soldats, dans le sable, les hommes ont été amoureux de ce sein. J’aime espérer qu’ils retrouveront cet état de bonheur éthéré qu’ils avaient lorsque, tout petit enfant, nouvel amoureux, ils se lovaient au creux de nous, à portée du sein. La tête couchée sur le sein chaud, la perspective y est bien différente : on voit bien mieux ainsi, le sein se soulevant à l’air de la liberté, rythmé par les battements du cœur. Et non de la guerre.

Saint-Marc-sur-Richelieu
19 janvier 2003

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 septembre 2005.

Kim Cornelissen, consultante en développement régional et international


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=1948 -