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Prostitution, féminisme, dissidence et représailles

7 octobre 2005

par Micheline Carrier et Élaine Audet

Ce texte fait suite à l’article intitulé « Sexe, argent et intégrisme postmoderne ».



Les grandes flouées de la mythologie postmoderne de la libération sexuelle sont encore les femmes et, de plus en plus, les adolescent-es et les enfants. Le discours qui impose l’hypersexualisation et la culture prostitutionnelle semble étouffer le sens critique. Il est en train de museler le mouvement féministe qui se montre parfois bien timide devant des formes d’oppression qu’on s’attendrait pourtant à le voir combattre vigoureusement et sur la place publique.

Au cours des dix dernières années, le mouvement féministe québécois, du moins une partie, s’est peut-être trompé en se montrant réceptif au discours de quelques intellectuel-les et du groupe montréalais Stella, qui disent se préoccuper de l’ensemble des personnes prostituées alors qu’ils semblent défendre les intérêts d’une minorité d’entre elles, et qu’ils ne luttent pas contre la prostitution mais plutôt pour la faire reconnaître comme un métier.

Quand on a pour mission déclarée de défendre les droits fondamentaux et l’autonomie des femmes, comment peut-on ne pas voir dans la prostitution, y compris la prostitution locale qui constitue la porte d’entrée de la traite des femmes et des enfants (1), un système d’oppression et de marchandisation des êtres humains ? Comment peut-on s’abstenir de mettre en cause les rapports de sexe à la base de ce système et comment peut-on manifester de la complaisance à l’égard de ses propagandistes ? Comment en arrive-t-on à considérer qu’être prostitué-e (on est prostitué-e par quelqu’un, par des proxénètes ou des prostitueurs) puisse devenir un travail accepté par l’ensemble de la société ?

Excepté le Regroupement des CALACS (Centres d’action et de lutte contre les agressions à caractère sexuel) et la CLES (Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle), qui considèrent la prostitution comme une forme de violence (2) et d’exploitation (3), et qui souhaitent son abolition à long terme, les groupes féministes qui se sont prononcés sur le sujet dans le passé se bornent à réclamer la décriminalisation des personnes prostituées, plus de protection et de services pour ces dernières, ce que nous souhaitons également (4), certains groupes demandant en outre la légalisation de la prostitution et du proxénétisme.

Défendre les droits des femmes prostituées, ce n’est pas seulement réclamer en leur nom le droit de se protéger du sida et autres MTS, du harcèlement policier et de l’agression des prostitueurs. C’est aussi et surtout réclamer le droit et le pouvoir de ne pas être prostituées, et de quitter la prostitution, ce que souhaitent la majorité d’entre elles. Il ne suffit pas de « décriminaliser les pratiques des prostituées et des travailleuses du sexe », il faut combattre le système qui conduit des femmes et des adolescentes à la prostitution ainsi qu’aux autres industries du sexe, et il faut les aider à en sortir. Il serait donc préférable de faire des pressions auprès des gouvernements afin qu’ils prennent des mesures pour prévenir l’entrée dans la prostitution à l’âge moyen de 14 ans (au Canada).

Discrétion et abstention

Les grandes organisations féministes du Québec sont enclines à discuter en vase clos des sujets qui ne font pas consensus. Elles ont parfois tendance à aborder les questions de l’hypersexualisation, de la pornographie et de la prostitution des mineur-es comme si ces formes d’exploitation n’étaient pas liées aux formes d’exploitation correspondantes chez les adultes ou que ces dernières étaient plus légitimes que les premières. Ces organisations se font relativement discrètes, depuis trois ans, sur ces questions qui engagent l’avenir, non seulement des femmes, mais de toute la société.

Au printemps 2005, à Montréal, les grandes organisations féministes québécoises - FFQ et AFÉAS notamment - étaient absentes des audiences publiques du sous-comité fédéral sur l’examen des lois sur le racolage qui a étudié la possibilité de décriminaliser totalement la prostitution (5). Leur abstention était-elle un appui tacite à ces groupes, dont certains figurent parmi leurs membres, ou voulaient-elles éviter de les heurter en présentant des positions discordantes ? Certaines se sentent-elles intimidées par le discours culpabilisant de Stella et de groupes semblables qui font croire que lutter contre la prostitution c’est combattre les personnes prostituées ? Ont-elles présenté leurs positions à huis clos devant les membres du sous-comité, comme l’ont fait des groupes réclamant la décriminalisation et la reconnaissance de la prostitution comme métier ? Ou craignent-elles tout simplement de se retrouver au centre d’un débat public qui les obligerait à clarifier leur position ? Les organisations féministes québécoises sont-elles favorables à la décriminalisation du proxénétisme et des clients prostitueurs réclamée par des groupes comme Stella ? Sinon, pourquoi ne les entendons-nous pas dénoncer le proxénétisme et les clients prostitueurs, ainsi que les gouvernements qui ferment les yeux sur la mise en marché des êtres humains et de leur sexualité ?

La lutte contre la marchandisation des personnes, en l’occurrence contre la pornographie, la prostitution, le tourisme sexuel et la traite des êtres humains - des facettes d’une même industrie qui se nourrissent mutuellement - est pourtant devenue un enjeu majeur et inéluctable pour les droits des femmes et pour l’humanité. L’industrie du sexe représente désormais une clé maîtresse de la mondialisation inhumaine dont, par ailleurs, le mouvement féministe dénonce quasi-unanimement les effets dévastateurs. En tant que féministes, pouvons-nous faire l’économie d’une lutte déclarée et convaincante contre cette industrie broyeuse de femmes et d’enfants ?

Les gouvernements entendent surtout les groupes qui se prétendent porte-parole autorisés de toutes les femmes prostituées et dont le discours laisse croire que la majorité de celles-ci s’accommoderaient de leur sort si on leur donnait de meilleures conditions de "travail". Les dirigeant-es politiques profitent du silence relatif de la majorité pour justifier le statu quo. La légitimité que certains médias et les gouvernements accordent aux groupes qui font la promotion de la prostitution, autant que celle des droits des personnes prostituées, impose-t-elle la discrétion ou le silence à d’autres ? Il est toujours difficile de s’engager à contre-courant. La controverse en effraie plusieurs et la dissidence dans les rangs féministes, comme ailleurs, provoque un réflexe de repli, parfois même des représailles.

Dissidence et représailles

Pour avoir dénoncé en mai dernier l’attribution, par le programme de lutte contre le sida de l’Agence de santé publique du Canada, d’une subvention de 270 000$ à un forum d’une durée de 4 jours réunissant des femmes prostituées (6), Sisyphe s’est fait reprocher d’avoir critiqué « un groupe de femmes qui défend des femmes » et accuser de « provocation ». On a supprimé sur une liste féministe la réponse que nous avions faite à ce groupe qui nous mettait en cause de façon malveillante. Cette suppression constituait, en soi, une prise de position de la part des administratrices de cette liste (7).

Comme plusieurs le savent, Sisyphe a publié trois livres récemment, dont Prostitution, perspectives féministes, d’Élaine Audet, une synthèse critique de différentes positions féministes dans le monde sur le sujet. Les deux autres livres portent respectivement sur la sexualisation précoce des filles et sur la menace de l’application de la charia dans le droit de la famille au Canada. Naturellement, nous cherchons à diffuser nos livres dans différents réseaux, la vente directe laissant une marge de profit presque inexistante autrement, étant donné le coût modique de ces livres.

Par l’intermédiaire d’une membre de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), Sisyphe a demandé à cet organisme de s’installer, pour une journée, à une table à proximité de la salle où se tiendra son assemblée générale du 16 au 18 septembre à Québec, afin d’y proposer ses livres aux membres de l’organisation. Comme nous le faisons généralement dans des circonstances semblables, nous avons offert un pourcentage sur les ventes à la FFQ. Ce pourcentage aurait pu aussi se traduire par un rabais direct accordé aux membres de la FFQ qui se procureraient les livres à cette occasion. Le comité exécutif de la FFQ a répondu que « ce ne sera pas possible à cause de la position de Sisyphe sur un sujet aussi délicat que la prostitution ».

Il est vrai que les auteur-es qui publient sur Sisyphe sont tout aussi résolument engagé-es contre la pornographie, la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains que le sont Cybersolidaires et Stella pour la reconnaissance de la prostitution comme un métier légitime. Sisyphe n’est pas membre de la FFQ, qui n’a par ailleurs aucune obligation d’encourager la diffusion des écrits féministes que nous éditons. Mais, en invoquant la position de Sisyphe sur la prostitution pour refuser notre proposition, les porte-parole de la FFQ condamnent-elles notre engagement et jugent-elles que nous publions de la littérature féministe indigne de rejoindre ses membres ? Ce serait certes son droit de le penser. Nous nous interrogeons tout de même sur les limites à liberté de pensée et d’expression que la Fédération des femmes du Québec (FFQ) impose à ses membres et, par le fait même, à une partie importante du mouvement féministe.

Sans prétendre que le site Sisyphe soit indispensable, il nous semble qu’il joue un rôle critique utile en diffusant des analyses et de l’information sur différents sujets, en particulier sur la violence contre les femmes et la marchandisation des êtres humains. À ce titre, il nous semble qu’un peu d’encouragement à des éditions que les deux signataires de ce texte ont créées, sans aucune aide financière, ne représentait pas une attente extravagante en dépit de positions divergentes sur la question de la prostitution, une question que nous ne trouvons pas, quant à nous, plus "délicate" que d’autres, par exemple, que celle de l’avortement à une autre époque. La FFQ va-t-elle prendre l’habitude de mettre sous le boisseau les sujets qu’elle juge trop "délicats" et dangereux pour son unité et pour celle du mouvement féministe, et rejeter les féministes qui ne partagent pas ses points de vue ?

Peut-être les membres de la FFQ qui ont pris cette décision avaient-elles autre chose en tête en mettant en cause la position de Sisyphe sur la prostitution. Par exemple, nos critiques de mai dernier concernant des subventions que le groupe Stella, membre de la FFQ, a reçues du programme de lutte contre le sida pour un forum international qui n’avait pas grand-chose à voir avec cette lutte ? Ou bien nous reproche-t-on d’autres critiques, formulées il y a trois ans, au sujet d’un curieux parti-pris dans le déroulement des débats sur la prostitution au sein de la FFQ ? (8) Si c’est le cas, la FFQ estime-t-elle que le sens critique et les divergences de vues n’ont pas leur place chez les féministes ou, à tout le moins, qu’il ne convient pas de les exprimer publiquement ?

La FFQ a le droit de soutenir et de rejeter les idées féministes qu’elle veut. Mais, en tant qu’organisation dont sont membres plus de 150 groupes et des centaines d’individues de tous horizons et de diverses tendances (incidemment, toutes les membres de la FFQ sont-elles d’accord pour exclure ainsi Sisyphe à cause de sa position sur la prostitution ?), n’a-t-elle pas aussi le devoir de favoriser la pluralité des opinions féministes sur la prostitution comme sur d’autres sujets ? Ce qu’elle ne fait pas, en agissant comme si le débat sur la prostitution était clos et qu’il ne fallait pas mettre en péril, en s’exposant à des opinions divergentes, le "consensus" annoncé en 2002, à l’issue d’une assemblée générale où, selon une membre active de l’organisation, « les dés étaient pipés d’avance » (9).

Dans une lettre qu’elle adressait aux membres du conseil d’administration de la FFQ, en octobre 2002, Yolande Geadah écrivait : « Tout d’abord, je ne comprends pas très bien la raison qui pousse la FFQ à vouloir nier publiquement les divergences de vues au sujet de la prostitution ou, du moins, à minimiser l’importance du courant féministe qui refuse de faire comme si la prostitution était un métier comme un autre […]. Je ne crois pas qu’il soit sain de gommer cette différence fondamentale qui divise, ici comme ailleurs, tous les mouvements féministes. » (10)

L’auteure, qui a participé activement aux débats au sein de la FFQ, y déplorait le « biais évident » en faveur des représentantes du groupe pro-prostitution et de ses sympathisantes, ainsi que les conséquences logiques de ce « biais » : « les seules recommandations soumises à la réflexion des membres de la FFQ abondaient dans le sens des solutions préconisées par le courant favorable à la reconnaissance du travail du sexe ». Elle faisait cette recommandation : « Je crois aussi que la FFQ a le devoir de soutenir à l’avenir plus activement le courant qui refuse de légitimer la prostitution afin de compenser pour les failles du processus mené jusqu’ici… ». Il semble que Yolande Geadah n’ait pas été entendue. La Fédération des femmes du Québec a choisi de soutenir un courant qui défend les intérêts de l’industrie du sexe (11).

Si l’ensemble des groupes membres de la FFQ, relativement représentatifs du mouvement des femmes au Québec, partagent effectivement cette attitude, le mouvement féministe québécois se dirige vers une impasse. Comment convaincre bien longtemps qu’on défend le droit des femmes à l’égalité, à l’intégrité et à l’autonomie et ne pas dénoncer en même temps, et sans équivoque, l’un des systèmes qui y fait le plus obstacle et qui détruit des millions de femmes et d’enfants, partout dans le monde, c’est-à-dire le système proxénète et prostitutionnel ?

Qui ne dit mot consent. Le silence se fait trop souvent complice de situations ou d’agissements discutables, et les pouvoirs politiques s’en réclament ensuite pour imposer n’importe quoi à la société, comme pourrait bientôt tenter de le faire le sous-comité sur le racolage avec son rapport. Ce n’est pas une mesquinerie de plus qui convaincra Sisyphe de renoncer à son engagement contre la marchandisation des êtres humains ou qui l’empêchera de diffuser ses livres (12). Dans les circonstances, nous ne voyons aucun motif valable de nous taire.

 Lire l’article qui précède celui-ci : « Sexe, argent et intégrisme postmoderne ».

Notes

1. La légalisation de la prostitution et ses effets sur la traite des femmes et des enfants, par Richard Poulin
2.
« La prostitution est une forme de violence », le Regroupement des CALACS, 10 septembre 2002.
3. « Pour un monde libéré de la prostitution », la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle.
4. « Une trentaine de personnalités demandent la décriminalisation des personnes prostituées, mais non de la prostitution »
5. « Un sous-comité du Parlement canadien pourrait proposer la décriminalisation de la prostitution », par Sisyphe
6. 270 000$ au groupe Stella pour une rencontre de 4 jours sur le "travail du sexe", par Micheline Carrier
7. « Le difficile chemin de l’intégrité - L’importance de ne pas censurer le débat sur la prostitution », par Micheline Carrier et Élaine Audet
8. « À l’AGA de la Fédération des femmes du Québec - Prostitution : Un consensus à l’arraché », par Élaine Audet et Micheline Carrier
9.
« Des failles dans le processus de réflexion amorcé au sein de la FFQ », par Yolande Geadah.
10. Ibid.
11. Quand on réclame la décriminalisation de la prostitution et du proxénétisme et la reconnaissance légale de la prostitution comme travail, on défend les intérêts de l’industrie du sexe.
12. Pour savoir quelles librairies vendent les livres de Sisyphe ou comment les commander aux éditions, aller à cette page.

Lire également

« La prostitution, droits des femmes ou droit aux femmes ? » par Élaine Audet

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 septembre 2005.

Micheline Carrier et Élaine Audet


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