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Écrire avec la voix

29 juin 2002

par Micheline Carrier

Le temps n’est pas propice à l’action. Il convient d’attendre, de faire preuve de patience, de laisser la vie se dérouler comme elle l’entend et nous mener là où elle le veut. C’est ce que dirait le langage ésotérique du tarot ou du yi-king.



C’est toutefois plus facile à se dire qu’à réaliser au quotidien. Quand écrire représente à la fois un mode d’expression et le moyen de gagner sa vie et que la main écriveuse refuse soudain d’obéir, que faire ?

Je ne parle pas ici de la panne d’inspiration qui afflige certains écrivains devant la page blanche. Bien que je ne sois pas écrivain, cette panne, je la connais. Je ne la combats pas. J’attends que le souffle revienne. Il revient toujours, si l’on s’occupe à autre chose, quoiqu’il puisse se faire attendre des mois et parfois des années.

Cette fois, il s’agit d’une expérience nouvelle. Pendant des mois, j’ai perdu en partie l’usage de la main droite, celle que j’appelle la main écriveuse. J’ai cru que je ne pourrais plus tenir convenablement un crayon ou taper sur un clavier. Soudain, la faculté d’écrire a pris une importance inattendue à mes yeux et j’ai pris conscience de mon insouciance passée à son égard. Comme s’il était banal d’écrire... Parlez-en aux analphabètes.

Je n’ai pas toujours compris que c’était une chance, peut-être même un privilège, de pouvoir décripter les mots, leur apparence, leurs sens multiples. Le plaisir de jouer avec des mots, de les assembler à sa guise et de recommencer autant de fois que souhaitées, de confier à de simples mots la mission de porter des messages de la plus haute importance. Les mots, on les dénigre parfois , - il est remarquable que ceux et celles qui savent le mieux les manipuler soient souvent les plus habiles à les discréditer (par snobisme ?) - néanmoins ils demeurent, écrits ou parlés, un lien privilégié entre les êtres.

Il en va des facultés comme des personnes. On les prend pour acquises. C’est au moment de les perdre qu’on les découvre essentielles. On se demande comment on pourra vivre sans elles. Par expérience, hélas !, je sais cela depuis longtemps. D’où le sentiment d’urgence que j’ai éprouvé face à cette perte temporaire. Comme si ne plus pouvoir écrire, c’était franchir d’un seul trait le chemin qui sépare de la mort. J’ai craint d’en perdre tout à fait la faculté. Alors, j’ai eu recours avec la vieille habitude d’écrire dans ma tête. Doutant de la mémoire humaine, cette faculté oublieuse, j’ai parfois mis mes mots « en conserve », c’est-à-dire que je les ai confiés à un magnétophone.

Faisant mauvaise fortune bon coeur, j’ai occupé mon temps à de petites choses. Oh, des frivolités qui ne contribuent guère à la productivité chère à notre société. Réfléchir, par exemple. M’interroger sur le monde. Re-découvrir l’expression de la vie dans la musique, la nature, les livres. Observer mes chats et les oiseaux. Il y a beaucoup à apprendre de l’oisiveté. (M.C.)

Micheline Carrier


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