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Grandir dans la proximité de la violence : des adolescent-es racontent la violence familiale

11 décembre 2005

par Dre Katarina Weinehall, Université d’Umeå (Suède)

La présente étude est consacrée à des jeunes (13-19 ans) qui subissent la violence dans leur milieu familial. Son objet est d’acquérir des connaissances sur les conditions liées à la socialisation dans la proximité de la violence, en écoutant, en interprétant et en tentant de comprendre les récits que font les jeunes de la vie lorsque la violence est quotidienne.

Dans un premier temps, je voulais me faire une idée des conditions dans lesquelles grandissaient ces filles et ces garçons telles qu’ils les décrivaient. Mon interrogation portait surtout sur la violence familiale et la manière dont ces adolescent-es la ressentent au fond d’eux-mêmes/elles-mêmes, sur les stratégies qu’ils/elles utilisent pour survivre dans un environnement familial violent ; enfin, je me demandais quelle image ils/elles avaient d’eux-mêmes/elles-mêmes. Dans un second temps, mon intention était d’analyser et d’interpréter le tableau qui émergerait, afin de comprendre ce que signifie la socialisation dans un milieu violent, en m’appuyant essentiellement sur les théories de la violence sexualisée (aspects du pouvoir et des relations entre les hommes et les femmes), les manières d’y faire face et de la supporter, ainsi que l’héritage social d’un comportement lié à la violence (transmission intergénérationnelle de la violence familiale). Je me proposais également d’établir d’une part un lien entre les descriptions et l’analyse de la violence familiale et les conditions dans lesquelles ces adolescent-es grandissent et, d’autre part, une recherche antérieure sur la violence familiale.

Cette recherche s’enracine dans la théorie féministe selon laquelle les relations de pouvoir entre les femmes et les hommes sont un élément déterminant de l’organisation sociale. Les hommes en tant que catégorie dominent et oppriment activement les femmes en tant que catégorie. L’inégalité du pouvoir entre les sexes dans la société a des effets négatifs qui débouchent sur la domination masculine et des voies de fait à l’encontre des femmes au niveau individuel.

J’associe cela au concept scandinave bien établi de « violence sexualisée », lequel s’applique à des formes de violence et d’exploitation sexuelles comme le viol, l’inceste et autres agressions sexuelles, la pornographie, le trafic des sexes et le harcèlement sexuel.

En étudiant de façon approfondie un petit nombre d’individus, j’ai voulu capter à la fois l’universel et le particulier par le biais de l’induction et de l’empathie. La forme narrative a été choisie parce qu’elle est ouverte à l’interaction et permet à l’informant de se dévoiler plus aisément. Mon idée de départ était que chaque sujet, fille ou garçon, raconterait les choses selon son point de vue, c’est-à-dire décrirait sa vie comme il ou elle l’avait vécue.

Etablir le contact avec les jeunes a été très difficile et chaque étape du processus a demandé énormément de temps. Après une campagne introductive par affiches qui s’est soldée par un échec, la méthode adoptée a été le modèle dit de l’« entonnoir ». En d’autres termes, ont tout d’abord été organisées de vastes réunions ouvertes à tout le monde et réunissant quelque 3 800 jeunes et 700 adultes, accompagnées de conférences et de visites dans les écoles, auxquelles ont été associés des centres de loisirs, des associations sportives et autres groupes dans de nombreuses communautés. La première année, je me suis entretenue avec quelque 450 jeunes, des filles pour la plupart. Au cours des quatre premières années, quand la ligne téléphonique a été installée, j’ai eu des conversations avec chacun d’entre eux à plus de deux reprises ; j’ai parlé avec 178 jeunes et ai rencontré personnellement 59 d’entre eux. Quinze de ces adolescent-es sont devenus les informants de cette étude, dix filles et cinq garçons. Chacun d’eux ont été interrogés de 6 à 10 fois au cours de ces quatre années. Les entretiens étaient menés aussi secrètement que possible et de sévères mesures de sécurité furent appliquées.

Les entretiens procédaient par étape : ils commençait par des questions d’ordre général pour aborder ensuite des questions portant sur des aspects très privés et très délicats de la violence en milieu familial. Le nombre des entretiens était décidé au cas par cas : ils étaient considérés comme terminés lorsqu’aucun ou très peu d’éléments nouveaux surgissaient. Le traitement de l’information ainsi recueillie a permis d’établir six thèmes principaux, chacun avec des sous-catégories : vie quotidienne dans la famille, relations familiales, stratégies quotidiennes de survie, traitement des sentiments, de la violence comme condition de vie et image de soi-même.

Les informants et leur famille

Dix (10) des adolescent-es de cette étude sont des filles et cinq (5) des garçons. Tous et toutes avaient entre 15 et 16 ans au début des entretiens et de 18 à 19 ans lorsqu’ils se terminèrent. Les conditions dans lesquelles ils/elles ont grandi comportent des similarités et de grandes différences. La moitié à peine d’entre eux/elles ont été élevés dans une famille nucléaire avec leurs parents biologiques. Dix (10) d’entre eux/elles ont vécu avec leur mère biologique jusqu’à l’adolescence. Quelquefois le père biologique vivait aussi avec eux/elles, mais quelquefois c’était un autre homme, et pas forcément le même d’année en année. Trois (3) de ces adolescent-es sont des enfants uniques, deux (2) ont un frère ou une soeur et dix (10) davantage. Dans les 10 familles ayant plus de 2 enfants, 7 des informants sont des aînés ou le second enfant. La majorité des informants sont accoutumés à des bouleversements réguliers causés par des séparations et des déménagements. Deux (2) seulement ont fait toute leur scolarité primaire dans la même école de quartier. Selon les jeunes eux-mêmes, seules deux familles sont à l’aise. Six (6) familles ont des revenus moyens. La situation financière de sept (7) familles est telle qu’elles doivent recourir souvent aux aides publiques.

L’alcool tient une place proéminente dans le mode de vie de onze (11) des familles sur quinze (15). Dans sept (7) d’entre elles, seul l’homme abuse de l’alcool et/ou de la drogue. Dans quatre (4) familles, la femme aussi boit et/ou se drogue, mais elle n’est jamais la seule adulte de la famille à se livrer à ces excès.

Toutes et tous les informants ont été témoins d’actes de violence chez eux. Treize (13) d’entre eux ont subi des violences physiques et sont donc à la fois témoins et victimes. Dans quatorze (14) cas, le père biologique est le personnage le plus violent de la famille. Dans la moitié des familles, un autre homme associé à la famille a commis également des actes de violence. Dans huit (8) cas, seul le père biologique était l’auteur d’actes de violence. Dans quatre (4) cas, le père et le beau-père ou d’autres hommes en ont commis. Dans trois (3) familles, la femme aussi était violente.

Cinq (5) des filles, mais aucun des garçons, ont été victimes d’agressions sexuelles. Dans huit (8) familles, les mères ont également été agressées sexuellement ; dans deux (2) familles, la fille a elle aussi été agressée sexuellement. La fille et le garçon qui n’ont pas personnellement subi des violences physiques font partie d’un groupe de quatre (4) adolescent-es appartenant à des familles où l’agression sexuelle n’avait pas cours, autant qu’ils/elles le sachent.

Milieu violent et rapports intimes

Les récits que font les adolescent-es de leur vie de famille ont beaucoup d’éléments communs, notamment lorsqu’ils décrivent ce qu’ils croyaient être une vie familiale normale quand ils étaient petits. A leurs yeux, c’était une famille avec un père alcoolique et belliqueux qui bat la mère et quelquefois les enfants. Ils décrivent un environnement familial déstructuré et sans repères stables, par exemple des horaires fixes pour les repas, aller au lit, etc. Presque tous ces jeunes ont souvent vu changer leur entourage. Lorsque le père biologique ne faisait plus partie de la famille, d’autres hommes venaient s’installer pour des périodes plus ou moins longues.

Les règles familiales édictées par le père étaient difficiles à suivre parce que, pour la plupart, elles étaient tacites et souvent changeaient au hasard. Leur environnement habituel était totalement imprévisible. Par exemple, ils ne savaient jamais quand et pourquoi une situation violente se déclencherait. Chacun dans la famille était en permanence sur ses gardes avant l’incident violent et un silence presque total régnait ensuite. Les membres de la famille adaptaient leur comportement aux règles établies par l’homme afin d’éviter tout acte ultérieur de violence, dans la mesure du possible.

Les adolescent-es ont fait l’expérience de la violence de manière entièrement différente. Pour la plupart d’entre eux/elles, la violence psychologique est la pire de toute. Le mélange de violence psychologique et physique est le plus difficile à supporter, en particulier pour les cinq filles qui ont été agressées sexuellement par leur père et/ou les concubins de leur mère. Les garçons n’ont pas eu à subir ce genre d’agression mais ont souvent été forcés d’écouter leur père violer leur mère sans pouvoir intervenir pour la défendre.

Lorsqu’ils décrivent leurs sentiments et leurs relations avec leurs parents, leurs jugements sont à la fois positifs et négatifs, plus souvent positifs envers leur mère qu’envers leur père. Toutes les filles parlent de leur mère avec affection ou avec amour « Maman n’était pas à la hauteur, mais c’est ma mère et elle m’a protégée, je l’aime », disent la majorité des filles. Lorsque leur père se laissait aller à la violence, elles se fermaient complètement. Quand il était calme, c’était un père normal avec ses bons et ses mauvais côtés. Aucun des garçons ne parle de son père en termes affectueux. Ils n’expriment que des sentiments négatifs à son endroit, bien que deux d’entre eux aient mentionné qu’ils avaient une certaine sympathie pour lui. Tous les garçons à l’exception d’un seul ont exprimé des sentiments positifs à l’égard de leur mère.

Tous ces jeunes rejettent les personnes investies d’une autorité (travailleurs sociaux, psychologues scolaires, conseillers, psychologues pour enfants, etc.) auxquels ils ont eu affaire. Leur prévention à l’encontre de professionnels qu’ils jugent incapables est sans appel. Ils manifestent une hostilité toute particulière au personnel des services sociaux du secteur public « des culs bénis qui méritent d’avoir leur tête mise à prix », suivis immédiatement dans cette détestation par le personnel des services psychiatriques pour les enfants et les adolescent-es. Quant à la police, elle est plutôt bien vue. A entendre la plupart des jeunes, il ne faut pas se confier aux enseignants, certains d’entre eux l’on fait et ont eu à s’en repentir.

Pour ce qui est des filles, leur relation avec leur petit ami est si importante que leur confiance en elles est en jeu. La moitié d’entre elles ont eu à subir des actes de violence physique de la part de leur copain et, dans plusieurs cas, cette violence n’était pas loin de mettre leur vie en danger. Les garçons parlent aussi d’une « bonne relation ». Ils disent qu’ils ne veulent pas que leurs rapports avec les filles soient aussi orageux que ceux de leurs parents et que la boisson y joue un aussi grand rôle. Cela dit, il arrive que les garçons s’enivrent et frappent leur amie.

Faire face aux situations et aux émotions

Pour faire face aux situations violentes, les adolescent-es ont recours à différentes stratégies qui varient en fonction de leur âge. Quand ils sont plus jeunes, adopter une stratégie passive est souvent la seule solution, car ils/elles n’ont pas la force d’intervenir dans une situation violente. Mais lorsqu’ils/elles sont plus âgé(e)s, la gamme des stratégies et des actions possibles s’élargit. Ils/elles peuvent, par exemple, choisir entre quitter la maison ou rester chez eux pour suivre les événements ; ou bien décider de tout laisser tomber et de s’enfuir. Quelle que soit la décision prise, elle provoque un grand trouble intérieur.

Lorsque les adolescent-es n’intervenaient pas concrètement dans une situation violente, ils y faisaient tout de même face, mais d’une manière plus discrète. Se taire, par exemple, au lieu de parler de ce qui s’était passé. Ils essayaient de pardonner à leur père ses actes violents ou de contrôler leurs sentiments en refusant de les révéler. Tous tentent de créer leur propre univers à travers la poésie, la chanson, la musique, la danse, le théâtre, la peinture ou la sculpture. Garder le silence, maîtriser leurs émotions et contrôler la situation tout en cherchant des formes d’expression pour sortir de la situation bloquée qu’ils s’imposent sont des stratégies d’action auxquelles tous/toutes ont eu recours. Nier la réalité en fantasmant, rêver d’une nouvelle réalité ou mentir à propos de la situation, sont des stratégies que la plupart des adolescent-es utilisent souvent. Toutefois, des stratégies nocives comme l’usage de l’alcool et des drogues, voire des tentatives de suicide ont aussi été pratiquées.

Les jeunes expriment une multitude d’émotions. Tous ont peur. Tous ont, ou ont eu, peur de leur père, pas toujours pour ce qu’il pourrait leur faire, mais pour ce qu’il pourrait faire à leur mère et à leurs frères et soeurs. Ils disent tous qu’ils éprouvent des sentiments de honte, de culpabilité, de trahison et de méfiance. Tous ont un sentiment intense et profond de solitude et d’exclusion. Presque tous ont été brutalisés.

Les sentiments d’impuissance, d’anxiété, d’inquiétude, de responsabilité et d’épuisement sont plus manifestes encore lorsqu’ils se mettent eux-mêmes en relation avec la violence. Les filles se sentent généralement plus menacées que les garçons. Tous disent qu’ils n’ont jamais pu se fier à quelqu’un ou croire qu’ils pourraient exercer le moindre contrôle sur la violence familiale, d’où un sentiment accru de vulnérabilité.

La plupart de ces adolescent-es haïssent leur père. Cette haine s’accompagne souvent d’un désir de vengeance et de plans pour l’assouvir. Les deux tiers (10 jeunes) ont occasionnellement souhaité la mort du père ou ont ressenti le désir de le tuer.

Leurs rêves, leurs désirs, leurs espérances et l’amour ne se situent pas dans le temps et l’espace où ils se trouvent, mais ailleurs, n’importe où, sauf ici.

"La violence familiale m’a modelé"

Tous les récits des jeunes contiennent la même assertion, à savoir que si la violence physique fait mal, la violence psychologique est pire. Tous pensent que la violence ne devrait jamais intervenir dans une relation, mais qu’il est difficile de l’éviter.

Selon eux, l’alcool et la drogue sont la cause de la violence. En outre, ils estiment qu’il y a quelque chose de foncièrement anormal chez les pères, quelque chose de complètement aberrant au plan mental. Les jeunes qui ont été souvent battus sans jamais comprendre pourquoi croient que le comportement violent de leur père fait partie de sa personnalité, qu’il a été traumatisé par une enfance difficile. Des souvenirs enfouis remontent à la surface ; ce qui s’est passé ne peut pas être expliqué et excusé, et tout cela laisse sa marque, disent-ils. « Peut-être cela signifie-t-il que nous sommes censés tirer des leçons de toute cette dureté, mais la violence de mon père me fait penser que je suis une mauvaise fille et je me méfie de tout le monde. La violence et la peur me poussent à la violence », disent certaines filles.

Toutes les filles, à l’exception d’une seule, sont convaincues que leur père est capable de les tuer, elle et le reste de la famille. Elles pensent toutes que les menaces dont elles ont fait l’objet étaient concrètes et réalisables. Treize (13) sur quinze (15) de ces jeunes croient que s’ils sont en vie aujourd’hui, c’est grâce à leur mère qui a su les protéger de la violence de leur père et/ou d’autres hommes. Onze (11) sur quinze (15) affirment qu’ils ne se sentiront pas à l’aise tant que leur père sera en vie.

Une bonne relation avec un partenaire est un gage de sécurité ; c’est ce que les filles recherchent mais ne réussissent pas à trouver. Plusieurs d’entre elles ont été violées et ont perdu le respect d’elles-mêmes dans leurs relations avec les garçons. Cinq (5) des garçons ont parfois violenté leurs amies, mais refusent de se considérer comme des agresseurs.

Grandir dans la proximité de la violence

L’alcoolisme a un effet négatif sur l’interaction familiale. La violence est plus forte dans les familles où l’homme est alcoolique et dans celles où les deux adultes sont des toxicomanes.

Les pères dominent la famille en l’isolant. Ils manifestent leur mépris et se moquent d’elle, ils humilient ses membres, toute preuve d’amour est éliminée et certains se livrent à des actes de violence allant jusqu’à la torture. Les enfants n’ont aucune possibilité de réagir. Le silence est imposé aux autres membres de la famille. Les jeunes de cette étude ont été traumatisés par le fait qu’on leur enjoignait de se taire quand ils étaient petits. Le pouvoir du père était si fort qu’en fin de compte, il n’avait même plus besoin de recourir à la violence pour se faire obéir. Pour ces jeunes, et en particulier les filles, la violence psychologique suffisait le plus souvent. La présence constante de la menace a rendu ces jeunes vigilants et soupçonneux. L’étendue de la domination paternelle les a privés de la possibilité de nouer de saines relations de confiance. Ils n’étaient plus capables de se lier avec leur pairs et d’instaurer des relations avec eux, ce qui ne pouvait qu’inhiber leur socialisation.

Les conditions dans lesquelles les informants de la présente étude ont grandi révèlent des contextes bien différents de ceux de leurs pairs. La méfiance qu’ils éprouvent envers le monde qui les entoure, induite par leur enfance, a fonctionné comme un système de protection contre d’autres maux et trahisons. Les filles, notamment, ont acquis une grande maîtrise dans l’art de « lire les gens et les situations ». Ces adolescent-es occupent une place à part parmi leurs pairs ; on les considère comme des déviants que l’on provoque, que l’on bat et que l’on brutalise. Il est clair que ces adolescent-es sont des victimes à un double titre. Le schéma s’est reproduit même lorsqu’ils sont partis et ont changé d’école. La violence de leur père est reflétée à l’école. Ils ne semblent pas avoir de stratégies pour faire face à cette victimisation ultérieure. La « vulnérabilité héritée » les a laissés avec des ressources affaiblies pour éviter la violence et la victimisation à l’extérieur.

Un changement s’est produit au cours de l’étude. La perception qu’avaient les jeunes de la violence dans leur enfance a changé ; aujourd’hui, ils ont une notion différente de ce qu’est la « vie normale ».

Les garçons ne veulent pas devenir comme leur père et les filles sont déterminées à ne pas accepter des situations analogues à celles de leur mère. Malgré ces affirmations, il arrive que les garçons frappent leur amie en estimant qu’elle l’a bien mérité ; quant aux filles, elles sont restées même après avoir été humiliées et agressées. La reproduction de la violence fonctionne donc largement comme l’indique la théorie de la transmission. Les garçons justifient leur usage de la violence en disant que les filles les y ont incités et que par conséquent ils ne sont pas responsables. Les filles qui ont été battues par leur ami lui trouvent souvent une excuse, comme l’alcool ou la drogue. Les filles prennent le blâme sur elles.

Une tendance à la violence socialement transmise pourrait être le fait des garçons, tandis que les filles se trouvent une fois de plus dans la position de la victime. Les jeunes ne veulent pas suivre le schéma parental, pourtant leur héritage social semble encore les poursuivre. Il leur est difficile de se débarrasser de leurs expériences d’enfant car elles ont laissé des traces profonde en eux. Ils ne parviennent pas à identifier le noyau, ils ne comprennent pas le pourquoi de cette violence et par conséquent ignorent ce qu’il faudrait fuir ou rejeter.

S’il/elle ne peut rien attendre de son entourage, qu’il s’agisse de la famille, de l’école ou de la collectivité, l’adolescent-e en est réduit-e à faire appel à ses propres ressources et c’est précisément ce qui se passe. Les jeunes ont modifié l’existant, ils ont développé l’« aide vers l’auto-assistance ». Ils ont contourné la consigne du silence sans trahir leur famille. Ils ont trouvé des mots pour exprimer ce qu’ils pensent à travers poèmes, journaux intimes, contes, nouvelles, pièces de théâtre, chansons et tout ce qu’ils ont pu imaginer d’autre. Ils ne sont plus entièrement soumis à la culture du silence. Ils se sont exprimés par l’écriture, par le théâtre ou la musique.

Survivre à la violence du milieu familial

Il faut de la force et du courage pour survivre aux conditions d’une enfance difficile comme l’ont fait ces informants. Ils s’efforcent de faire de l’invalide un individu valide en écrivant à son sujet, en étudiant les faits de violence et de toxicomanie et en essayant de garder raison. « Il ne peut pas pénétrer dans mon cerveau. Il ne peut pas contrôler mes pensées ! » Ils essaient de rendre visible l’invisible en faisant des fugues, en allant à la police pour demander de l’aide, en se restreignant ou en faisant la fête, en faisant des tentatives de suicide, en essayant par tous les moyens d’attirer l’attention pour que ça change. « J’ai pensé à faire la fugue habituelle pour être recherché par la police et tout le bataclan... mais le faire une fois de plus, c’était trop. Après tout, je pouvais aller au commissariat moi-même ». Ils essaient de faire disparaître le mal ; ils prient, ils pardonnent et essaient de créer un peu de paix et de tranquillité chez eux par le déni. « Je vais me mettre à boire. Tout de suite ». Mais malgré tout, les jeunes peuvent perdre la bataille pour avoir le droit de parler de leur vie et donc d’interpréter leur propre réalité. Lorsque l’issue du combat ne fait plus de doute, c’est-à-dire que le père continuera à jouir du privilège de l’interprétation, le jeune est alors prêt à abandonner. « Je me suis dit qu’il ne me restait plus rien ... alors j’ai pris une lame de rasoir et j’ai taillé ».

Selon le tableau qu’en font les jeunes, la violence est sporadique, imprévisible, constante et effrayante. L’agression sexuelle et ses suites, alors qu’un danger mortel plane sur la mère et les enfants, sont décrits comme le pire qui puisse se produire ; c’est dans ce genre de situation que la violence psychologique est le plus fortement ressentie. S’il y a des témoins, il est rare qu’ils interviennent. C’est le silence qui prévaut après un épisode violent. Ces événements sont significatifs car ils impliquent que l’expérience de vie de ces adolescent-es est infiniment différente de celle de leurs pairs.

Chez eux, les conditions externes se caractérisent par la proximité de la violence sexualisée. La domination masculine et les actes violents créent une atmosphère menaçante, et la consigne du silence au motif de la solidarité est imposée avec des techniques dictatoriales. Les membres de la famille vivent dans une oppression permanente et la femme est reléguée "à la place qui lui revient", c’est-à-dire dans un état de subordination à peine dissimulé. La définition que j’ai utilisée pour introduire cette étude, la proximité de la violence, qui faisait allusion à la femme battue, ne s’applique plus lorsqu’il s’agit du vécu des jeunes. Dans 13 des 15 familles, la mère n’est pas la seule à subir la violence. Presque tous les membres de la famille sont victimes de la violence du fait d’un homme et un certain nombre de fillettes et de mères subissent des agressions sexuelles. Les informants de cette étude ne sont pas que des témoins de la violence ; ils la subissent aussi physiquement. Ils sont bien plus proches de la violence que le mot « proximité » ne le suggère. Les adolescent-es de cette étude ne sont pas que des observateurs ; en fait, ils/elles sont plongé-es dans la violence, ils/elles sont dans un bain de violence. La vie de ces adolescent-es est quotidiennement investie par la violence.

Les symptômes et les effets induits par la violence ne sont pas d’ordinaire liés à la violence sexualisée pratiquée à la maison. La consigne du silence et la négation de ce qu’ils ont vécu empêchent les jeunes d’asseoir leur réalité intérieure et extérieure. Le silence et la relégation dans l’invisibilité engendrent l’isolement et le sentiment profond d’être seul et impuissant. Les expériences intérieures mènent à des tentatives individuelles de résoudre les problèmes et leurs retombées émotionnelles. Les efforts que font les jeunes pour surmonter leurs conditions de vie indiquent clairement que les stratégies visant à régler les problèmes sont rarement possibles ; ce qui leur reste alors sont les stratégies centrées sur l’aspect émotionnel des choses justement pour maîtriser l’émotion. N’ayant pas la possibilité d’agir, les jeunes se perçoivent comme des êtres dénués de tout pouvoir, cette situation semble générer chez eux une vulnérabilité intérieure qui ne cesse de les faire souffrir. Afin d’éviter la douleur d’une blessure ouverte, ils trouvent des stratégies visant à dissimuler qu’ils sont des écorchés. Ils se créent ainsi une carapace protectrice qui semble atténuer leur souffrance.

L’effet négatif de la violence sur le bien-être des jeunes empire lorsqu’ils sont dans l’arène sociale, à l’école et au sein de la collectivité au sens le plus large. La présence de la violence est une réalité actuelle qui se reflète dans leur âme et le contexte dans lequel s’élaborent leurs pensées et leurs actions. Quand ils ne sont pas chez eux, garder les secrets est un impératif catégorique. Il leur faut donc maintenir la distance avec les gens qu’ils rencontrent. Ils pensent qu’ils sont plus mûrs et leurs pairs les perçoivent comme étant différents. A l’école, cette différence peut faire l’effet d’une menace pour les autres, et il se pourrait d’ailleurs qu’elle soit à l’origine des tracasseries que ces jeunes endurent. Le fait que l’adolescent-e soit en butte aux insultes de ses pairs et que le personnel scolaire le néglige conforte ses sentiments d’aliénation et son impression d’être indésirable et sans intérêt. Il sent qu’il ne compte pas. Le sentiment intime de méfiance à l’égard du monde adulte qu’il a appris à cultiver se renforce et produit une double victimisation parce que le personnel scolaire lui aussi se désintéresse de lui. A l’école, l’indifférence des adultes à son endroit est perçue plus comme une confirmation de son absence de signification que comme une trahison.

Au fil des ans, s’instaure une situation différente selon les individus et susceptible d’engendrer diverses stratégies et recherches de solution. Quelquefois, le jeune s’épuise en raison de l’énergie qu’il doit déployer pour maintenir l’équilibre entre le monde extérieur et son invisible monde intérieur.

Quelquefois, cela l’incite à établir un compromis avec son monde intérieur et à aller chercher de l’aide à l’extérieur. Les conditions qui prévalent dans l’arène sociétale deviennent alors parfaitement claires. Les acteurs professionnels collaborent pour rendre le problème invisible, pour dissimuler les crimes et faire en sorte que l’enfant soit oublié. Les actes des adultes signifient que les mesures institutionnelles prévues par la société sont inutilisables. Lorsque le jeune se heurte à cette trahison complète du monde des adultes, le désespoir s’installe et le sentiment d’être entièrement abandonné l’envahit.

Aux yeux de l’adolescent-e, la voie du salut passe alors soit par la mort du père puisque la vie ne peut commencer qu’après la mort de papa, soit par le renoncement à la vie. Pour s’en sortir, l’alternative est donc la suivante : tenter simplement de supporter la situation ou essayer d’en finir par des conduites suicidaires. Les conditions prévalantes à l’extérieur limitent les chances qu’aurait le jeune de faire face autrement à sa réalité intérieure. La présence de la violence est une question de vie ou de mort.

En revanche, ce qui pourrait également arriver, c’est que la vie prenne une tournure différente avec de l’aide puisée dans divers facteurs de protection issus du plus profond de l’enfant et de son environnement. L’enfant réduit au silence peut découvrir des stratégies permettant à son monde intérieur d’être entenduet vu. Par le biais de la créationde textes, d’images, de musique et de mouvements, le jeune peut traiter les traumatismes de son enfance. Si le monde extérieur confirme ces créations, sa personne est par là même confirmé et son monde intérieur reconnu.

Si le jeune qui brise le tabou du silence rencontre des gens qui l’écoutent avec perspicacité, la spirale de la validation peut alors prendre son essor. Si le jeune en quête d’une aide auprès d’un autre trouve un véritable ami ou partenaire, sa solitude diminue. Si le jeune qui a besoin d’être aidé rencontre des adultes et des professionnels qui osent se débarrasser de leurs craintes et comprennent sa réalité, c’est le monde qui lui confère de la valeur. Ses pouvoirs de résistance peuvent être mobilisés, sa force intérieure confirmée et la voie vers une image positive de lui-même s’ouvre enfin.

Les adolescent-es deviennent des survivant-es, qui, malgré leurs sentiments de honte, de culpabilité, de trahison et de tristesse, sont capables de surmonter leur situation en faisant appel à leur créativité, à leur force et à leur confiance en soi. Une volonté obstinée peut maintenir vive l’étincelle de la vie chez ces jeunes. En présence de la violence, il ne s’agit plus de vivre mais de survivre.

Du reste, eux-mêmes se disent des « survivants ». Avoir le courage de dire non et de fixer des limites dans le respect de ses convictions est un exemple du pouvoir de survie. Mettre son imagination et ses rêves au service d’un but à atteindre et se cramponner à la certitude que l’on y parviendra en est un autre. Soulager la douleur par le pardon ou par l’abandon de plans visant à changer les autres plutôt que soi-même, investir son énergie dans des formes d’expression créatives au lieu de ressasser la situation et de devenir amer sont encore d’autres expressions de la capacité de survivre.

Le fait d’être des survivant-es signifie que ces jeunes ont développé des qualités de résilience. Les rêves et les espoirs et même la recherche d’explications pour comprendre sont là. Toutefois, ce qui manque ce sont d’autres relations positives en dehors de la famille, l’accès à d’autres ressources que celles que leurs parents pouvaient offrir, un allié secret par exemple. Ce qui différencie encore les survivant-es des autres victimes de la violence familiale est un contact avec un-e adulte ayant de bonnes intentions. Dans mon étude, deux jeunes seulement ont pu profiter d’un tel contact et encore, de façon limitée.

Un autre trait distinctif du survivant ou de la survivante, c’est qu’il/elle a pris davantage de responsabilités envers la fratrie et les animaux de compagnie de la famille. Cette prise de responsabilité s’applique sans l’ombre d’un doute aux quinze adolescent-es étudié-es. Tous et toutes sont conscients de la responsabilité et qu’il est juste de s’occuper des autres. Leur capacité de récupération est-elle le fruit de leur profond sentiment de responsabilité et de du fait qu’ils se sont occupés des autres ? Se pourrait-il que se sentir responsable de sa mère et de ses frères et soeurs donne le sentiment d’être indispensable, d’être important ? Etre indispensable peut être une raison d’exister, de continuer à vivre. Etre indispensable et obtenir une réaction positive, avoir la possibilité de construire une bonne relation peut même donner des satisfactions. Il se pourrait aussi qu’en se chargeant des autres, on fasse échec au « mal ». Les adolescent-es peuvent s’impliquer complètement dans ce qu’ils font pour autrui et ainsi, temporairement, oublier leur propre situation. Ils se sentent responsables de la survie des autres et, par voie de conséquence, survivent eux-mêmes.

Source : Actes du séminaire du Conseil de l’Europe intitulé Les hommes et la violence à l’égard des femmes, tenu les 7 et 8 octobre 1999.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er décembre 2005.

Dre Katarina Weinehall, Université d’Umeå (Suède)


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