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Le système de la prostitution au Cambodge : le témoignage de Somaly Mam

20 décembre 2005

par Richard Poulin, sociologue

    Quand je ferme les yeux, je revois les tortures physiques. Je les préfère aux tortures morales. Somaly Mam.


Somaly Mam lutte contre la prostitution. Elle préside l’Afesip, Agir pour les femmes en situation précaire (1), une association créée en 1997 au Cambodge grâce à laquelle elle a pu venir en aide à des milliers de fillettes et de jeunes femmes prostituées. Les objectifs de l’Afesip, qui oeuvre également aujourd’hui au Laos, au Vietnam et en Thaïlande, sont, entre autres, le sauvetage et la réinsertion sociale et professionnelle des personnes prostituées. Des personnes vendues à des proxénètes qui, dans les bordels du Cambodge, sont souvent offertes aux clients prostitueurs pour 500 riels (moins de 15 cents canadiens). Cette somme est en général confisquée par le proxénète qui peut être une mama-san (2), une mère-maquerelle. J’ai lu son témoignage poignant, Le silence de l’innocence (Éditions Anne Carrière, Paris, 2005), quelques jours après avoir participé avec elle à une émission de la radio publique belge (RTBF), dans laquelle nous sentions une grande communauté d’esprit. Je connaissais en partie les activités de l’Afesip au Cambodge (3), mais j’étais loin d’en connaître toutes les facettes et, surtout, leur dangerosité. Menaces de mort, représailles, raid des proxénètes avec la bénédiction des autorités au siège de l’association pour récupérer les jeunes femmes libérées d’un des plus importants bordels de Phnom Penh, c’est la peur au ventre que, courageusement, les membres de l’Afesip poursuivent leur travail.

Ce témoignage important est bouleversant à plus d’un titre. L’enfance tragique de Somaly Mam, qui a été vendue comme esclave domestique, battue, violée, mariée de force vers 14 ou 15 ans, puis vendue à un bordel, est un symbole de la vie dramatique de nombreux enfants du pays : celle de Thomdi vendue à un bordel à l’âge de 9 ans, celle de Sokhone, vendue à 8 ans, toutes deux mortes du sida. La survivante Somaly Mam raconte avec une colère contenue et beaucoup d’émotion le destin de ces jeunes qui n’ont plus d’enfance, toutes vouées qu’elles sont au plaisir des hommes et à l’accumulation d’argent au profit des proxénètes. Et sa vie se confond avec ces destinées. Elle est l’une d’elles et si elle a survécu c’est, entre autres, pour aider les autres à s’en sortir, pour qu’elles puissent vivre leur vie pour elles-même. Son existence n’a de sens qu’à travers cette lutte éprouvante.

Le Cambodge est une destination de choix des pédocriminels, c’est-à-dire des touristes sexuels prostitueurs d’enfants. Selon différentes sources, entre 20 et 35% des personnes prostituées du Cambodge ont moins de 17 ans. En 2001, 65% des touristes qui visitaient le Cambodge étaient des hommes. En 2003, il y a eu 700 000 visiteurs. Encouragés par la croissance rapide de la demande touristique dans la région du Mékong - composée du Cambodge, du Yunnan (Chine populaire), du Laos PDR, du Myanmar (Birmanie), de la Thaïlande et du Vietnam -, les trafiquants fournissent l’industrie de la prostitution en jeunes femmes et en fillettes. Particulièrement en vierges qui, selon le témoignage de Somaly Mam, sont souvent recousues sans anesthésie et à nouveau mises sur le marché prostitutionnel en tant que « vierges ». La traite interrégionale de femmes et d’enfants est massive et florissante depuis plusieurs décennies. La Thaïlande et le Cambodge sont réputés être les destinations de cette région les plus courues des prostitueurs touristes sexuels. En 2004, au Cambodge, approximativement le tiers des 55 000-57 000 personnes prostituées est composé de jeunes femmes, de fillettes et de garçons vietnamiens. Les personnes prostituées vietnamiennes sont prisées au Cambodge et dans la région du Mékong par les prostitueurs locaux en raison de la « blancheur » de leur peau comparativement à celle des Khmers qui, comme nombre d’Antillaises et d’Afro-américaines, utilisent un certain nombre de produits pour la blanchir. Le Cambodge est donc à la fois une plaque tournante de la traite à des fins de prostitution et un lieu important de prostitution, particulièrement de la prostitution des enfants.

Le système de la prostitution dans la région du Mékong

Somaly Mam, qui est âgée de 34 ans, a connu le régime sanguinaire de Pol Pot, le régime vietnamien qui lui a succédé (invasion et renversement des Khmers rouges) puis la transition capitaliste pilotée par l’ONU. Avant de nous plonger plus avant dans son témoignage, il est sans doute approprié de faire un peu l’histoire de ces régimes en lien avec le développement des industries du sexe.

En Asie du Sud-Est, plus particulièrement dans la région du Mékong, l’industrie de la prostitution s’est développée ou s’est contractée en fonction des occupations militaires et des régimes politiques mis en place. Au Vietnam et en Thaïlande, l’industrie de la prostitution a prospéré principalement au profit des troupes américaines engagées dans une lutte contre le « communisme » pendant la guerre du Vietnam, qui était en fait une guerre indochinoise, puisque les troupes impérialistes ont opéré aussi bien au Cambodge qu’au Laos.

En 1967, en pleine guerre du Vietnam, les États-Unis ont conclu une entente avec la Thaïlande pour que le pays soit un lieu « de repos et de loisir » pour ses soldats. L’effet évident de cette entente a été que le corps des femmes et des enfants de Thaïlande a servi de moyen d’accumulation de capital pour les autorités du pays. Ainsi, c’est un général de la Royal Air Force thaïlandaise qui a négocié l’accord qui a permis un afflux énorme de devises fortes dans l’économie du pays. Son épouse a dirigé la première agence de tours sexuels de la Thaïlande pour les militaires américains. Approximativement quatre millions de dollars américains ont été prêtés pour financer la construction de rest and recreation sites. Entre 1962 et 1975, environ 700 000 militaires américains ont pu, chaque année, « se reposer et reprendre des forces » dans les bordels thaïlandais. L’essor de la prostitution en Thaïlande a véritablement débuté avec la guerre du Vietnam. En 1957, il y avait 20 000 personnes prostituées dans le pays ; en 1964, après l’établissement de sept bases états-uniennes en Thaïlande, le nombre de prostituées a atteint le chiffre de 400 000. Pendant la guerre du Vietnam, la Banque mondiale a recommandé à la Thaïlande d’adopter comme stratégie économique le développement du tourisme. Depuis, la prostitution est une industrie de masse : en 1993, le nombre de personnes prostituées était estimé à 2 millions, le tiers étant constitué de mineur-es.

Après le retrait des États-Unis d’une Indochine dévastée, en Thaïlande, le système proxénète-libéral a développé un autre marché, celui du tourisme de prostitution. L’industrie prostitutionnelle est désormais un élément significatif du « développement économique » du pays (14% du PIB en 1998).

En 1975, le Vietnam, le Laos et le Cambodge étaient rapidement contrôlés par différents régimes staliniens qui ont prohibé la prostitution. Au Cambodge, le régime de Pot Pol a vidé les villes et forcé l’ensemble de la population à travailler dans des communes agricoles. De 1975 à 1979, sous le régime des Khmers rouges, le quart de la population du Cambodge est décédée, soit assassinée, soit épuisée par le travail forcé, soit affamée. Dans les communes rurales de travail, la prostitution a été explicitement interdite. La personne coupable de prostitution était condamnée à mort. En 1979, le Vietnam a envahi le Cambodge et, jusqu’au retrait des troupes vietnamiennes en 1991, la prostitution est restée « prohibée ».

Deux facteurs ont contribué à une réapparition massive de la prostitution au Cambodge au cours de la décennie 1990 : la présence de la force de maintien de la paix des Nations Unies (4) et la libéralisation économique du pays. Au Cambodge, en 1990, on estimait le nombre de femmes prostituées à 1 500. L’arrivée des Casques bleus et des administrateurs civils de Mission préparatoire des Nations Unies au Cambodge en 1991, remplacée l’année suivante par l’Autorité transitoire des Nations Unies au Cambodge (Apronuc), a créé une explosion de la demande de jeunes femmes et de fillettes dans la prostitution. Durant cette période, beaucoup de jeunes femmes et de fillettes de la campagne étaient victimes de la traite intérieure à des fins de prostitution vers les villes du pays pour satisfaire la demande des prostitueurs. En 1993, lors du retrait de l’Apronuc, 20 000 personnes, principalement des femmes et des fillettes, étaient prostituées. Après le retrait des Casques bleus, le nombre de personnes prostituées a légèrement diminué pour atteindre, selon l’Unicef, 17 000 personnes. Avec la libéralisation économique et la transition au capitalisme, le Cambodge a connu une explosion de l’industrie de la prostitution : en 1996, on évaluait à 57 000 le nombre de jeunes femmes et de fillettes prostituées, 70% d’entre elles se retrouvant dans les deux plus grandes villes, Phnom Penh et Battambang.

En 1999, 20 millions de dollars US étaient dépensés annuellement au Cambodge par les clients prostitueurs pour la location du sexe des femmes et des enfants. Les jeunes femmes et les fillettes sont louées, en moyenne, entre sept et dix reprises par jour aux prostitueurs. En 1998, on estimait qu’un propriétaire d’un bordel engrangeait en moyenne des gains de 3 300 dollars US par mois, par personne prostituée, ce qui pour un pays comme le Cambodge représente une somme importante.

Selon Somaly Mam et Emmanuel Dialma,

    La prostitution au Cambodge s’exerce à première vue de façon douce, presque innocente, avec le sourire : masseuses, vendeuses d’oranges, lanceuses de bière (beergirls), chanteuses de karaoké, taxi-girls, hôtesses, prostituées de rue… offrent leurs services dans la bonne humeur apparente. Mais la réalité est tout autre : si on enquête sur l’histoire des jeunes prostituées, on découvre que bon nombre d’entre elles ont été vendues alors qu’elles étaient vierges, puis violées, puis revendues à plusieurs reprises, exploitées sexuellement dans les réseaux de prostitution, battues, parfois torturées […] Les victimes sont souvent poussées par la pauvreté, dupées par les trafiquants ou des proxénètes, voire par des familles peu éduquées qui, dénuées de protection sociale, livrent leurs enfants à des patrons d’établissements de prostitution chez lesquelles elles s’endettent. Ainsi se referme le piège sur ces jeunes victimes dont l’avenir est dès lors scellé. Peu nombreuses sont alors celles qui s’en sortiront. Beaucoup meurent du sida (5).

Cette description donne une idée de la réalité quotidienne du monde prostitutionnel cambodgien, mais le témoignage de Somaly Mam nous donne à voir et à ressentir le sordide de cette réalité. Elle-même vendue à un bordel à l’âge de 17 ans, à la mort de son mari, par son « grand-père », celui qui l’avait achetée pour en faire son esclave domestique, elle a été prostituée par les proxénètes et les prostitueurs clients pendant plusieurs années. « Les filles comme moi étaient ballottées au gré des péripéties de la vie de ceux qui les "possédaient" », souligne-t-elle (p. 40).

Le dressage

Se rendant compte qu’elle avait été vendue à un bordel de Phnom Penh, elle se révolte. Le maquereau la « prend en main » : elle est alors sauvagement battue, violée et enfermée dans une chambre. Les jeunes femmes et fillettes achetées par le bordel sont systématiquement battues et violées jusqu’à leur soumission. Cette situation n’est pas unique au Cambodge. Le processus de « dressage » ou d’abattage à pour fonction d’anéantir psychologiquement les personnes, de les rendre « fonctionnelles » comme prostituées, elles dont le corps ne leur appartient plus.

Somaly Mam doit faire cinq à six clients par jour. Elle a tenté de s’échapper avec un client qui semblait s’intéresser à elle. Arrivée à Battambang, elle est violée. Son client « sauveteur » l’avait vendue au routier qui l’a emmenée dans la deuxième ville du pays. Elle se sauve à nouveau. Elle atterrit en prison, où elle est battue et violée par plusieurs policiers. Relâchée, elle revient dans la capitale où la maquerelle l’attend. Battue pendant des heures, attachée nue sur un lit placé de façon à ce que les passants puissent la voir, violée tous les soirs par plusieurs hommes pendant une semaine, elle capitule et promet de ne plus s’enfuir. Sa soumission lui permettra désormais de sortir du bordel et de racoler dans les boîtes de nuit.

Malgré cela, la révolte couve, elle n’accepte pas la prostitution des fillettes. Elle aide une jeune gamine de 13 ou de 14 ans à s’enfuir du bordel. La fillette avait été achetée deux chi d’or, soit 80 dollars. La maquerelle exige le remboursement de cette somme ainsi que de l’argent perdu par l’absence du bordel de la jeune fille, Somaly Mam doit donc rapporter plus. Elle commence alors à racoler les prostitueurs étrangers qui payent mieux.

    Je restais libre à la condition de rapporter assez d’argent à la maquerelle. Celle-ci a laissé partir une de mes amies, qu’elle trouvait trop vieille, puis elle m’a proposé : « Maly, si tu veux partir, tu peux. » Mais je suis restée. C’était devenu un mode de vie, un travail, je ne savais rien faire d’autre. Je ne savais pas où aller (p. 47-48).

Ceux qui estiment qu’il faut impérativement distinguer entre prostitution « forcée » et prostitution« volontaire » prétendent combattre la première tout en acceptant la seconde. Tout comme ceux qui s’opposent à la prostitution, ils trouvent inacceptable la prostitution des mineurs (6) qui, par définition, est non consentante, tout en tolérant, si ce n’est en promouvant, la prostitution adulte « volontaire ». Les enfants deviennent un jour des adultes et, comme le récit de Somaly Mam l’illustre, ils finissent par ne voir aucune porte de sortie à la prostitution devenue « un mode de vie » et un « travail ». Même « libérée » par sa proxénète, Somaly Mam est restée prostituée par manque d’alternative, par « dressage », par faible estime d’elle-même. Comme la très grande majorité des personnes prostituées qui n’ont pas accès à des services qui leur permettraient de sortir de la prostitution.

Cette prostitution prétendument « volontaire » relève-t-elle d’un véritable libre-arbitre ? Qui peut l’assurer ? Comme l’âge moyen de l’entrée dans la prostitution au Canada est, selon différentes études, de 13 ou de 14 ans, comment prétendre au libre-arbitre des personnes prostituées lorsqu’elles atteignent l’âge de 18 ans ? Cette distinction est fallacieuse. D’un point de vue abolitionniste, le consentement ou le non-consentement est sans rapport, car c’est l’institution même de la prostitution qui constitue le problème.

Somaly Mam pleurait avec tous les clients prostitueurs. Chaque fois qu’elle se souvient de ces épisodes, elle a la chair de poule et se met à transpirer à grosses gouttes. Toutes les nuits, elle fait des cauchemars. À certains moments, elle a l’impression que son corps est mort.

Vraisemblablement, comme bon nombre de personnes ayant été prostituées, elle souffre de certains des symptômes associés à l’état de stress post-traumatique. Une recherche récente à Vancouver montre que 89% des personnes prostituées interviewées souffrent de l’un des symptômes associés au stress post-traumatique, 85% de deux des symptômes et 81% de trois symptômes. Quelque 72% d’entre elles rencontrent l’ensemble des critères d’un diagnostic médical sûr d’état post-traumatique (7). Ce syndrome, assez fréquent chez les militaires impliqués dans une guerre et chez les personnes torturées, est chronique chez les personnes prostituées à cause de la violence intrinsèque de la prostitution : agressions psychologiques et physiques, viols par les proxénètes et les prostitueurs, phénomène de dissociation, etc.

Dans l’enquête menée à Vancouver, les chercheuses ont découvert qu’au cours de leurs activités prostitutionnelles, 90% des personnes prostituées ont été agressées physiquement et 72% ont été violées. Autre donnée significative, 82% d’entre elles ont vécu des agressions sexuelles durant leur enfance (8). Pourtant, Vancouver n’a rien à voir avec Phnom Penh ; cette ville est riche et prospère, les citoyen-nes et les résidant-es permanent-es ont accès aux services sociaux et médicaux. Toutefois, au-delà de certaines variations importantes dues aux traditions et aux cultures nationales, la prostitution a des traits similaires partout dans le monde : violence dévastatrice et traumatisante pour les femmes et les enfants qui en sont les principales proies, cette violence est souvent létale. Somaly Mam nous en donne de nombreux exemples :

    Le client paie et donc il est roi. Il a le droit de battre la fille, si tel est son bon plaisir. Il paie pour ses copains, qui viennent à cinq ou dix, et s’amusent tous ensemble avec la malheureuse. En général il sont ivres morts. L’arrivée, assez récente, des films pornographiques a entraîné une recrudescence et une aggravation des séances de sadisme […] Beaucoup de filles meurent de ces mauvais traitements. On retrouve leurs corps dans une décharge ou dans les marais. Lors de l’incendie d’un bordel, on a retrouvé les cadavres carbonisés de plusieurs prostituées, qui avaient été enchaînées (p. 58).

La prostitution signifie également renforcement important des discriminations et des oppressions. Somaly Mam provient d’une minorité ethnique montagnarde (dont elle a oublié la langue). À Vancouver, 52% des personnes prostituées sont d’origine amérindienne, pourtant les Amérindiens ne représentent qu’un infime pourcentage de la population canadienne. Cette surreprésentation des minorités nationales et ethniques dans la prostitution est une donnée structurelle rencontrée aussi bien dans les pays du tiers-monde, dans l’ancien bloc soviétique que dans les États capitalistes dominants.

Le combat de l’Afesip

Pendant des années, Somaly Mam a été prostituée. Des années d’enfer. L’alternative lui apparaissait comme suit : « Ou je me suicidais, ou je trouvais un Blanc, un barang » (p. 59). Elle rencontre Pierre Legros. Il est dans la catégorie des « Blancs pauvres ». Elle apprend le français et fais un séjour en France. Retour au Cambodge en 1994, où Somaly Mam a l’idée de créer une association pour les femmes et les enfants happés par les réseaux de prostitution. Dès le départ, sa vie est menacée. À Kratié, dans le nord-ouest du pays, elle discute avec de très jeunes filles quand le tenancier du bordel arrive et lui met un revolver sur la tempe. Elle bluffe, il range son arme. Elle le fait arrêter. Elle n’a pas froid aux yeux, mais néanmoins, cette première ébauche de l’Afesip montre les limites de son action :

    Mes visites avaient des effets mitigés. Les filles m’ont expliqué que leur donner des préservatifs ou les emmener à l’hôpital pour se faire soigner ne servait pas à grand-chose. Quand un client refusait de se servir du préservatif, il était impossible de l’y contraindre ; si elles insistaient, il se plaignait et elles étaient battues. À l’hôpital, on leur prescrivait des traitements qui nécessitaient qu’elles arrêtent de travailler quelque temps. Pourtant, le soir même elles recevaient cinq ou six clients, et le traitement était vain. Mon action n’était ni évidente, ni facile ; je devais faire mon apprentissage. Il ne suffisait pas d’avoir de la compassion, il fallait convaincre les filles. Or, selon elles, la seule solution véritable était de quitter le bordel. Je leur disais donc qu’il fallait attendre, que j’allais trouver une solution (p. 88).

En 1996, avec Pierre Legros et Éric Mermam, elle soumet le projet de l’Afesip au bureau de la délégation européenne à Phnom Penh. Après avoir lutté contre des méandres bureaucratiques infernaux, elle peut recommencer le travail de terrain. Il n’y a pas encore de centre où accueillir les rescapées de la prostitution, elle emmène les jeunes filles chez elle. Le premier centre ouvre le 1er janvier 1997 avec l’aide de Save de Children UK, puis de l’Unicef. Ce centre accueille les jeunes femmes et les fillettes prostituées (pas les garçons qui sont orientés ailleurs) et leur offre un soutien psychologique, des soins de santé, une formation scolaire et professionnelle.

Après quelques mois d’activités, les maquereaux contre-attaquent : ils arrosent d’essence la maison de sa famille adoptive et y mettent le feu. Somaly Mam est menacée de mort dans la rue. Malgré les menaces, les opérations de sauvetage prennent de l’ampleur. À certains moments, le salaire de Pierre Legros passe entièrement dans les frais de maintien des soins et de nourriture des pensionnaires du centre. L’Afesip réussit à stabiliser la situation en 2003 avec l’intervention d’une fondation espagnole, l’Anesvad.

L’Afesid compte actuellement plus d’une vingtaine d’ex-victimes de la prostitution qui travaillent au sein de l’association en équipes sociales d’intervention, des aides-soignantes, un psychologue ainsi que cinq centres au Cambodge, dont deux sont destinés à la formation professionnelle, un aux mineures de moins de 15 ans et un autre au rapatriement au Vietnam.

Parce que la traite à des fins de prostitution est interrégionale, l’Afesip a ouvert des antennes au Vietnam, en Thaïlande et au Laos. L’association espère en ouvrir une également au Myanmar. Elle cherche à comprendre les flux de la traite, car « [l]es filles sont toujours en mouvement » (p. 163). Une équipe dynamique de chercheurs travaille avec l’association.

« À Siem Reap, dans la région des temples d’Ankor, il existe un bordel avec des Coréennes, des Roumaines et surtout des Moldaves. » Le Cambodge est une plaque tournante importante de la traite à des fins de prostitution, grâce à sa position géographique, mais aussi parce que la corruption y est endémique et touche pratiquement tous les échelons de l’État. Un exemple parmi d’autres : 14 filles vietnamiennes, toutes âgées de moins de 15 ans, libérées d’un bordel, se retrouvent soudainement en prison, tandis que leurs trafiquants ne sont pas inquiétés.

    Toutes les preuves - les armes, l’argent - qui avaient été trouvés dans le bordel d’où elles sortaient avaient disparu. Et voilà que les juges, aiguillonnés par les souteneurs, s’avisaient brusquement que ces filles, qui avaient trouvé asile auprès de l’Afesip, étaient « entrées illégalement dans le pays ». Il était donc urgent de les incarcérer ! […] À mon retour, nous avons demandé l’autorisation de rendre visite aux filles en prison. Certaines avaient disparu, récupérées par les proxénètes. Les autres sont restées emprisonnées pendant plusieurs mois. À leur sortie, deux d’entre elles se trouvaient enceintes !

Depuis sa naissance, l’Afesip a amené quelque deux mille affaires devant les tribunaux du Cambodge. Elle en a peut-être gagnées 5%. Et quand elle gagne, les auteurs des crimes contre les jeunes filles ne font jamais plus que six mois de prison. Désespérant !

Néanmoins, l’Afesip représente un danger pour les proxénètes et le crime organisé. En septembre 2004, l’association, après avoir monté un dossier solide, obtient la collaboration de la police et s’attaque à l’un des plus importants bordels de Phnom Penh : 200 prostituées, dont nombre de mineures, il y avait même des vierges à vendre. Le 8 décembre, jour du raid, une centaine de jeunes filles sont libérées, 84 d’entre elles sont conduites au refuge de l’Afesip, huit proxénètes sont arrêtés, huit filles acceptent de porter plainte.

    Le lendemain matin, je suis allée discuter avec les filles. Il existe, grosso modo, deux catégories de filles : celles qui veulent retourner sur-le-champ au bordel et les autres. Les premières sont souvent les maîtresses de personnages haut placés, elles sont assez bien traitées, détiennent de l’argent et sont désireuses de conserver leur mode de vie […] Pour des personnages haut placés, c’est une quasi-obligation d’entretenir une petite vierge ou une jeunette dans un bordel de luxe (p. 174).

Les proxénètes entrent de force au siège de l’Afesip et embarquent toutes les filles, y compris celles qui n’étaient pas dans l’hôtel, en tout 91 filles, non sans avoir frappé et menacé de mort le personnel. Le lendemain, des jeunes prostituées que l’Afesip avaient délivrées se sont présentées à la police pour porter plainte contre l’association pour enlèvement.

    Nous allons perdre le procès. Parce que nous avons affaire à un homme tout-puissant dans ce pays. Il détient tout, l’argent, les armes, les relations […] C’est un diable vomi par l’enfer. Impossible de dire qui il est ; si je le faisais, je recevrais demain un balle dans la tête (p. 182).

Auparavant, Somaly Mam et l’Afesip travaillaient avec des membres du gouvernement cambodgien, de hautes personnalités à la tête de l’État, des organisations des droits de l’homme. Aujourd’hui, ces appuis ont disparu. Il reste la pression internationale. Le témoignage de Somaly Mam s’inscrit dans ce cadre : il est un appel aux gouvernements du monde entier à lutter contre la traite et la prostitution qui détruisent tant de vies, de plus en plus. Il nous interpelle également. Nous pouvons appuyer moralement, politiquement et financièrement son combat (9). Nous devons militer pour abolir la prostitution, cause de la traite, tant au niveau national qu’au niveau international. Ainsi participerons-nous, à notre manière, « à raser la moustache du tigre » (10).

Somaly Mam, Le silence de l’innocence, Éditions Anne Carrière, Paris, 2005, 224 pages.

Notes

1. www.afesip.org
2. Mot d’origine japonaise que l’on retrouve dans plusieurs pays asiatiques, notamment à Taiwan. Les pays sous domination japonaise lors de la guerre du Pacifique ont connu un développement important de la prostitution au profit des troupes nippones. Le système était organisé par les plus hautes autorités de l’armée pour le « réconfort » des soldats. Cette industrialisation de la prostitution et de la traite à des fins de prostitution a laissé des traces, notamment dans le vocabulaire. Sur les liens entre les occupations militaires et l’industrialisation de la prostitution en Asie, voir Poulin, Richard, « Le système de la prostitution militaire en Corée du Sud, en Thaïlande et aux Philippines », Bulletin d’histoire politique, à paraître en 2006.
3. Avec Emmanuel Dialma, elle a cosigné un article que j’ai eu le bonheur de publier : « Apparences de droit et réalités de la traite humaine en Asie », dans Prostitution, la mondialisation incarnée, Alternatives Sud, vol. XII, n° 3, août 2005, p. 89-109.
4. Le même phénomène a été noté ailleurs, notamment en Bosnie-Herzégovine. Voir à ce sujet mon article sur le site Sisyphe, « Occupations militaires. La prostitution érigée en système », 28 mai 2004.
5. Mam, Somaly et Emmanuel Dialma, op. cit., p. 102.
6. Cela dit, ils ont tendance à repousser l’âge du « consentement ». En avril 2005, la police de Montréal a démantelé un réseau de prostitution qui utilisait des mineures, dont une enfant de 12 ans. Les policiers ont réussi à soustraire au moins cinq mineures aux griffes des proxénètes, la plupart étant des jeunes filles de 15 et 16 ans. Chaque fille rapportait entre 300 et 500$ par jour à l’organisation, qui les envoyait se prostituer jusqu’en Ontario. Les proxénètes les menaçaient et les violentaient afin qu’elles se prostituent pour Sextacy, une agence d’escortes de Montréal, qui publicisait ses services sur un site Internet et annonçait dans un hebdomadaire montréalais. Interrogée par un journaliste, la directrice de Stella, un organisme qui défend la dépénalisation de la prostitution, proxénétisme et maisons de débauche y compris, s’est indignée que des jeunes filles aussi jeunes que 12 ans soient prostituées par un réseau de proxénètes. Toutefois, Claire Thiboutot précise :« Quand on rencontre des mineures, c’est habituellement en haut de 15 ans. Ce n’est pas pareil » ! Y aurait-il un âge où, puisque« ce n’est pas pareil », il faudrait accepter que des mineures soient prostituées ? Quel devraitêtrecetâge ? Après avoir dépénalisé la prostitution faudra-t-il abaisser l’âge légal du « droit d’exercice prostitutionnel » ?
7. Farley, Melissa, Jacqueline Lynne et Ann J. Cotton, « Prostitution in Vancouver : Violence and Colonization of First Nations Women », Transcultural Psychiatry, Vol. 42, n° 2, June 2005, p. 242-271.
8. Selon la dernière enquête au Québec menée par l’anthropologue Rose Dufour (Je vous salue… Le point zéro de la prostitution, Sainte-Foy, Éditions Multimondes, 2005), 85% des personnes prostituées ont subi des agressions sexuelles dans leur enfance.
9. Des dons peuvent être envoyés à l’Afesip au #23, St. 315, Sangkhat Beoung Kat I, Khan Tuol Kork, Phnom Penh, Kingdom of Cambodgia. Vous pouvez écrire également à Somaly Mam : somaly.mam@afesip.org
10. Expression employée par Somaly Mam dans la conclusion de son livre Le silence de l’innocence , Éditions Anne Carrière, Paris, 2005.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 novembre 2005.

Richard Poulin, sociologue


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2140 -