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2005, l’année de l’homme au Québec
L’année du mouvement "musculiniste" ?

23 décembre 2005

par Francis Dupuis-Déri, chercheur et professeur de science politique

2005 fut l’occasion pour les antiféministes québécois de se mobiliser sur plusieurs fronts. Le terrain avait été travaillé par des films carburant au mythe de l’homme victime des femmes, comme L’Homme en désarroi de Denise Bombardier et La machine à broyer les hommes de Serge Ferrand, auteur de la bande dessinée misogyne Les Vaginocrates. Dépeignant des hommes à l’identité fissurée et sans pouvoir, ces documentaires ont été diffusés sur les ondes de Radio-Canada. Suivront pendant l’hiver 2005 les mémoires présentés par des masculinistes devant la commission parlementaire étudiant la possible réforme du Conseil du statut de la femme, la parution du livre Échec et mâles de Mathieu-Robert Sauvé, le Congrès Paroles d’Hommes à l’Université de Montréal en avril, les actions directes de Fathers For Justice, dont le blocage du pont Jacques-Cartier et, à l’automne, la proposition d’un conseiller municipal d’instituer à Montréal une Journée de l’homme. L’année s’est terminée en beauté pour ce mouvement, avec un congrès anti-choix organisé par Campagne Québec-Vie, qui milite contre le droit des femmes à l’avortement et à la pilule du lendemain.

À celles et ceux qui se réconfortent en affirmant qu’il s’agit d’un phénomène marginal de peu d’influence, il convient de rappeler l’évidence : ce mouvement réactionnaire se déploie dans des lieux officiels et reçoit l’appui de politiciens fédéraux, provinciaux et municipaux, d’universitaires, d’intellectuels et de figures religieuses qui participent activement à ce mouvement. Ce discours antiféministe résonne à l’Université, à la télévision d’État, en commission parlementaire et à l’Hôtel de Ville. Ce n’est pas là le signe d’un phénomène marginal.

S’il n’y avait que cette présence visible dans des lieux d’influence… C’est sans compter l’agitation permanente sur des sites Internet consacrés au ressentiment de pères séparés, l’envoi massif de messages antiféministes dans des forums électroniques de discussion et le harcèlement individuel, incluant des menaces de mort adressées à des figures emblématiques du mouvement féministe. Il convient ici de mentionner le cas de Donald Doyle, reconnu coupable le 21 novembre de menaces de mort à l’endroit de groupes de femmes et d’entreposage hors normes de deux carabines et de munitions à son domicile. Les lettres envoyées aux femmes par Doyle se concluaient par cette phrase lourde de menace : « La réincarnation de Marc Lépine, je vais revenir et finir ce que j’ai commencé », et suivait une liste de 26 noms (25 femmes, un homme) de cibles potentielles. À toute cette agitation, il faut ajouter la multitude de discussions informelles entre hommes qui laissent aller leur grogne contre les femmes qui les ont blessés, et contre les féministes « extrémistes » par effet de généralisation simpliste.

Le mouvement masculiniste adopte un discours à la fois conservateur et réactionnaire : conservateur, parce qu’il espère bloquer toute nouvelle avancée de l’émancipation des femmes, réactionnaire parce qu’il valorise des valeurs qui semblent relever d’un passé qui aurait été caractérisé par une harmonie entre les hommes et les femmes. Ce mouvement valorise une conception de l’identité masculine très traditionnelle, c’est-à-dire fondée sur la force, l’action, la compétitivité, si bien que l’on pourrait parler d’un mouvement « musculiniste », en raison de cette ode à la virilité. Dans son livre Échecs et mâles, par exemple, Mathieu-Robert Sauvé se désole qu’il n’y aurait pas dans le cinéma québécois aujourd’hui d’« authentiques héros » tenant « sans complexe un rôle de protecteur courageux ». Son modèle d’homme qu’il appelle de ses vœux pour refonder l’identité masculine, selon lui, si mal menée : James Bond, Daniel Boone et des acteurs comme Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Lino Ventura, John Wayne, Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger « et autres supergéniteurs » qui « ont contribué à renforcer l’image gagnante des justiciers ». Bref, des « héros agissants », « des hommes surpuissants ».

Le paradoxe, c’est qu’il n’y a nul besoin d’être « réactionnaire » et de rêver au passé pour retrouver une identité masculine valorisant la force, l’action et la compétitivité. Aujourd’hui encore, la domination des hommes dans notre société crève les yeux de qui sait regarder là où se concentre le pouvoir politique, économique et culturel : on retrouve uniquement des hommes ou presque à la tête des États, des provinces, des villes, des banques et grandes compagnies privées, des universités, des entreprises médiatiques et culturelles, des armées et des corps de police, des Églises de diverses religions. L’homme ne manque pas de modèles d’« hommes superpuissants », bien au contraire. Dès notre plus jeune âge, nous les hommes sommes encore fortement socialisés à valoriser la force, l’action, la compétition et la domination. Et nous sommes tous à notre manière des musculinistes à un moment ou un autre dans notre vie publique et privée. Nous - moi y compris - profitons collectivement des privilèges dont jouissent les hommes en tant que classe dominante.

Malgré l’inégalité patente qui désavantage les femmes, les mâles dominants cherchent à ronger la marge de liberté et d’égalité que les féministes ont arrachée aux hommes de haute lutte. De vieux arguments refont surface : il faut sauver la nation en péril face au déclin démographique et à la menace chinoise, contrer l’influence indue que les femmes exerceraient en coulisse (dans les garderies et à l’école primaire ou dans les téléromans, par exemples), revitaliser des valeurs traditionnelles qui stabilisent la société. L’histoire n’avance pas à sens unique : les droits se perdent comme ils se gagnent. La bourrasque antiféministe doit nous le rappeler. Même en position si évidemment privilégiée, les dominants aiment se draper dans le rôle de la victime quand des dominées exigent des droits et un peu d’égalité. Le drame personnel d’un dominant - un échec scolaire, un divorce qui finit mal - est facilement érigé en preuve d’une crise de civilisation, en crime de lèse-majesté.

C’est que l’identité masculine, aujourd’hui encore, se conjugue très mal avec l’échec - un homme est un gagnant, par définition. Un échec personnel d’un homme face à une femme est suffisant pour le rendre aveugle à tous les échecs et les affronts que vivent face aux hommes tant de femmes au Québec, et ailleurs. C’est que perdre, surtout face à une femme, reste l’ultime affront pour un homme dont la masculinité le définit précisément comme supérieur à la femme.

Francis Dupuis-Déri, associé au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 décembre 2005.

Francis Dupuis-Déri, chercheur et professeur de science politique


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