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En marge de l’Eurovision
Femmes à vendre dans les pays baltes

7 mars 2006

par Malka Marcovich, historienne

L’Eurovision a fait couler beaucoup d’encre. Tout d’abord, avant l’événement, lorsqu’il s’est agi de gloser sur le spectacle le plus kitch, le plus ringard de l’année, qui n’a rien à envier aux sempiternelles émissions de variétés françaises. Puis ensuite, pour s’indigner devant l’attitude raciste, sexiste, méprisante et "vulgaire" des présentateurs français.

Il n’est donc pas étonnant que la presse européenne se soit si peu intéressée à l’Estonie, futur pays de l’Union européenme, berceau d’une histoire qui remonte au Moyen Age, magnifique pays dans une région du monde si méconnue de l’Europe de l’Ouest.

Pas étonnant non plus, qu’en marge de l’Eurovision, on ait tu la première initiative des pays de l’Europe du Nord, du Conseil des ministres nordique qui, au lendemain de l’Eurovision, ont organisé le premier séminaire commun, réunissant des représentants de 8 pays du Nord de l’Europe, pour lancer une campagne conjointe contre la traite des femmes.

On peut se demander en effet pourquoi ce silence sur le marché du sexe en expansion, ce haut-lieu du tourisme sexuel, alors que les journalistes se rendant à Tallin pour l’Eurovision, le 25 mai, pouvait découvrir facilement l’atmosphère mercantile, où les femmes sont vendues et achetées, où les hommes en groupes chassent à toute heure du jour dans les rues, dans les bars et boîtes de la ville et des hôtels. On peut se demander en effet pourquoi personne n’a rapporté ce que l’on pouvait lire dans le Baltic Times du 23 au 29 mai 2002, édité en anglais, distribué dans les avions et les hôtels de Tallin, les trois articles qui prônent la vente des femmes, et toute une propagande véhiculant les stéréotypes les plus sexistes qui soient.

Promotion de la prostitution

En page 11 de ce journal, on trouve deux articles se répondant l’un à l’autre.

Le premier est une interview de la candidate lettonne, Maria Naumova, photo de madone au visage triste sous le titre "Une personnalité positive lettonne". Le second fait la promotion d’une expo porno à Riga et de l’industrie du sexe en plein essor avec photo d’une blonde pulpeuse en tenue SM, souriante et heureuse de découvrir un choix uniforme de lanières de cuir et de chaînes sur un présentoir. Le troisième article, en page 14, porte sur le commerce dans les pays baltes, avec une interview en pleine page de Paolo Moglia, décrit comme pionnier de l’industrie de la mode en Estonie sous le titre "capitaliser sur la beauté".

A la lecture de ces interviews et articles, comment ne pas faire le lien entre la violence dénigrante des présentateurs français pour l’ Eurovision, ainsi que le silence fait autour de la campagne nordique contre la traite des femmes dont nous reparlerons plus loin.

Comment ne pas soudainement se sentir en danger en tant que femme alors qu’un flot d’hommes venus de Finlande se déverse le week-end pour acheter des "femelles" et boire ? Dès le vendredi soir, Tallin est un non-women’s land pour les femmes qui résisteraient au racolage sexuel. Dans les ascenseurs et lobbies des hôtels, dans les rues et ce jusqu’au dimanche soir, des troupeaux de prédateurs chassent les femmes, toutes sans exception, car en Estonie, toute femme est considérée comme un produit marchand potentiel. Helsinki ne se trouve qu’à 80 kilomètres de Tallin, et 20 bateaux par jour font l’aller retour entre la riche ville scandinave et la capitale moyenâgeuse de la nouvelle république estonienne. Car là, de l’autre côté de la mer baltique, tout est bon marché, surtout les femmes et l’alcool. Et en ce printemps au ciel éternellement bleu du Nord de l’Europe, où la nature explose à la veille de l’équinoxe, quand on est femme on cherche péniblement un lieu où se protéger de ces demandes incessantes, de ces regards qui déshabillent, de cette violence masculine omniprésente.

Mais finalement, quoi de plus normal en effet de considérer les femmes ainsi quand on lit l’interview de Maria Naumova, candidate à l’Eurovision dans le Baltic Times du 23 au 29 mai 2002. Elle est juriste et a fini ses études de droit il y a trois ans, "ou quatre peut-être ". En tout cas, elle affirme ne pas vouloir pratiquer cette profession "qu’elle n’aime pas !"

Elle préfère en effet chanter, et elle explique le sens des paroles de la chanson qu’elle présente en français à l’Eurovision, langue glamour par excellence : "C’est une chanson dont le message essentiel est d’avoir du désir, le désir d’aimer et d’être aimée. Si vous dites à une personne que vous ne l’aimez pas, cela ne veut pas dire qu’un an plus tard vous ne lui direz pas que vous l’aimez."

Message bien reçu, surtout dans cette région où l’industrie du mariage constitue une planche de salut pour les femmes qui rêvent d’un eldorado à l’Ouest. Il suffit d’être patiente avec l’homme que l’on refuse, car un jour on finira bien par l’aimer.

Pour s’en sortir et arriver, les femmes doivent aussi savoir être critiquées et dévalorisées : "Je préfère quand on dit du mal de moi, affirme-t-elle. Cela me "donne de la force, les personnes qui disent que vous êtes mauvaises vous donnent des raisons de travailler".

Maria aime l’Eurovision, elle aime l’idée que "100 millions de personnes soient en face de leur TV avec des bières et des chips. Cela rassemble les gens, ils n’ont plus à penser aux problèmes internationaux et aux différences, mais à quelque chose de positif".

En effet, quel idéal de fusion humaine d’imaginer des personnes vautrées à boire de la bière, le souffle coupé devant la litanie du "five points, cinq points" !

Sur la même page, en dessous du visage de la madone, on trouve un article décrivant l’expo de gadget porno à Riga. Le journaliste reconnaît avec tristesse que les pays baltes ont encore du chemin à faire pour sortir de "la ringardise post-communiste". "Cette exposition est peut-être bien pour la Lettonie, mais ce n’est certainement pas Amsterdam". Le journaliste rêve qu’un jour dans cette région du monde, on pourra enfin parvenir au modèle néerlandais, symbole même de la modernité. Oui, en effet, se désole le journaliste branché et blasé, le lesbianisme ou le super SM n’est pas accessible dans cette exposition porno. Finalement, elle n’est encore organisée qu’à l’intention "des mâles hétérosexuels sans imagination". Seuls seront émoustillés ceux qui ont reçu une "éducation religieuse stricte", constate l’auteur. Mais enfin, ce festival érotique permet tout de même que l’on "explore des goûts sexuels variés".

On est rassuré pour les hommes baltes, ils feront des progrès eux aussi, et deviendront conformes à l’image des hommes de l’Europe de l’Ouest. Ils sauront eux aussi savourer de nouvelles viandes femelles plus délurées, SM, lesbiennes. On se croirait au salon de l’agriculture.

Des "modèles" pour l’industrie du sexe

Il faut dire que le marché de la "beauté" semble constituer le secteur même du développement économique des pays baltes. Dans les pages Business, Paolo Moglia fier de son flair de pionnier, raconte son parcours. Il ne faudrait pas s’y méprendre en lisant l’interview. Non, malgré les apparences, cet homme d’affaire n’a rien à voir avec un proxénète, le mot n’est même pas utilisé. Non, sa passion consiste à chercher des modèles dans le "champ peu exploré des beautés naturelles baltes".

Son travail typique quotidien consiste "à rencontrer des dizaines de filles qui rêvent de descendre le long des trottoirs de Milan, Paris et New York. Les vraies perles peuvent être trouvées dans n’importe quel magasin d’habits ou supermarché." Il peut aussi les rencontrer dans "la rue, à un concert ou un casting." "J’essaie de les convaincre de venir à mon agence, si possible avec leurs parents si elles ont moins de 18 ans et qu’ils veulent savoir où ira leur fille."

Paolo Moglia a de quoi faire rêver, en effet. C’est lui qui a déniché Carmen Kass en 1994, top model vivant aujourd’hui à New York. En ce moment, il fait travailler deux "filles" de 15 ans. Il n’a qu’un seul modèle masculin car "en Estonie il y a un homme beau pour 10 belles filles, voilà la vraie proportion", souligne-t-il. Avis aux touristes sexuels gays, rien de bien formidable à acheter dans les pays baltes. Paolo Moglia, fort de son succès, vient d’ouvrir une agence à Riga, et compte s’installer bientôt aussi en Lituanie.

Il faut dire que le "réservoir de beautés" n’est pas encore totalement épuisé dans les Pays baltes. Les femmes sont encore à vendre, sur place ou à l’étranger. Les hommes estoniens "consomment" des femmes russes, sous-classe victime de discrimination depuis l’effondrement du régime soviétique et surtout moins chères que les Estoniennes.

Les femmes estoniennes quant à elles sont consommées sur place par les touristes finlandais qui représentent 70% des acheteurs du sexe du fait de la proximité de la Finlande.

Mais les femmes des pays baltes sont également victimes de la traite, à destination de la Finlande, de la Norvège, du Danemark, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Islande, puis des US et du Canada.

En Allemagne, aux Pays-Bas et au Danemark, pays ayant légalisé certaines formes d’exploitation de la prostitution, la traite de ces femmes n’est reconnue que lorsqu’il y a contrainte, illégalité, tromperie. En réalité, nombre de femmes baltes sont vendues comme "travailleuses du sexe" et ont des contrats de "travail" légaux avec leurs proxénètes allemands, danois ou néerlandais.

Depuis l’entrée en vigueur de la loi suédoise en janvier 1999, pénalisant l’achat de service sexuel, la Suède serait plutôt un pays de transit à destination de la Norvège. Les femmes estoniennes entrent en Suède avec un visa de touriste pour être acheminées dans d’autres pays.

Première campagne intergouvernementale contre l’expansion de la prostitution

Inquiet de cette situation et conscient de l’impact du développement de la vente des femmes dans cette région du monde, le Conseil des ministres des pays nordiques a lancé, le 29 mai 2002, la première campagne intergouvernementale, unique en son genre, financée par des États.

Le séminaire qui a eu lieu à Tallin du 29 au 31 mai sera suivi d’autres réunions à Vilnius et Riga en octobre et novembre 2002. La Conférence de Tallin a porté sur des thèmes tels que le statut des femmes, les législations transnationales, le rôle des médias dans la société. L’accent a été mis non seulement sur la protection des victimes et la répression des trafiquants, mais aussi sur la nécessité de mettre en place une réelle coopération entre les pays autour de la prévention telle que définie dans l’article 9.5 du nouveau protocole des Nations Unies sur la Traite des Personnes, qui demande aux Etats Parties d’adopter ou de renforcer "des mesures législatives ou autres, telles que des mesures d’ordre éducatif, social ou culturel, notamment par le biais d’une coopération bilatérale et multilatérale, pour décourager la demande qui favorise toutes les formes d’exploitation des femmes et des enfants, aboutissant à la traite."

Une première campagne d’affichage de trois posters destinés aux acheteurs de sexe potentiels a été lancée en Suède deux jours avant le séminaire. Comme l’a indiqué la ministre de la Santé et des Services sociaux de Finlande, Eva Biaudet, la prostitution constitue une violence insupportable à l’encontre des femmes, elle est emblématique de l’inégalité structurelle entre les femmes et les hommes.

Elle espère qu’une loi semblable à la loi suédoise sera adoptée dans d’autres pays limitrophes tels que la Finlande, la Norvège ou les pays baltes. D’autres campagnes seront lancées dans ces pays sur le thème des "hommes qui créent la demandent et achètent des services sexuels". Avec le concours d’ONG locales et de l’Organisation Internationale des Migrations, des campagnes de sensibilisation destinées aux femmes victimes potentielles ont commencé aussi depuis quelques mois dans les pays d’origine de la traite.

Espérons que pareille initiative sera reprise comme modèle par les gouvernements du sud de l’Europe. Il ne faut en aucun cas poursuivre les femmes victimes de ce type de violence, mais développer d’autres alternatives pour les femmes de manière globale, des lieux de protection et des refuges. Il faut aussi commencer à lancer des actions en direction des hommes, qui impunément achètent les femmes dans nos villes européennes ou dans les pays de tourisme sexuel. A la veille de l’entrée des pays baltes dans l’Union européenne, c’est plus que jamais l’égalité entre les femmes et les hommes qui est aujourd’ hui en jeu au plan européen et mondial.

Juin 2002

(Article refusé par Le Monde et Libération, publié dans Pro-Choix, n° 12, 2002)

Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 janvier 2006.

Malka Marcovich, historienne


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