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Clubs échangistes : un cadeau de la Cour suprême du Canada à l’industrie du sexe

3 février 2006

par Yolande Geadah, chercheure et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM

Le jugement récent de la Cour suprême reconnaissant la légalité des clubs échangistes est un vrai cadeau pour l’industrie du sexe. Faut-il y voir un glissement en faveur de la légitimation de l’exploitation sexuelle commerciale, y compris la prostitution ? On est tenté de répondre par l’affirmative, compte tenu du contexte marqué par le laxisme à l’endroit des établissements qui promeuvent l’exploitation sexuelle.

Certains diront qu’il ne faut surtout pas confondre prostitution et échangisme. D’accord pour le principe. En effet, dans le cas de l’échangisme, personne ne vend ses faveurs sexuelles. Il s’agit plutôt d’un échange de partenaires entre des couples consentants, sans échange d’argent apparent.

Mais il est très instructif de lire l’analyse des faits dans l’affaire impliquant deux clubs échangistes de Montréal. Ces derniers ont été accusés et condamnés, lors d’un premier procès, pour des « actes d’indécence criminelle » et pour avoir tenue une « maison de débauche », au sens de l’article 210 du Code criminel, avant d’être acquittés par la suite, ce qui dénote bien l’existence d’une zone grise dans laquelle se situe ce jugement très discutable.

Analyse des faits et arguments avancés

Selon le rapport du jugement concernant les deux clubs échangistes impliqués, il ne s’agit pas simplement d’un lieu de rencontre restreint, où des couples partageant une même philosophie peuvent s’échanger leurs partenaires pour s’adonner ensuite à des actes sexuels dans l’intimité. Il s’agit en fait d’établissements commerciaux, très faciles d’accès au grand public, malgré le simulacre de sélection effectué à la porte, moyennant un droit d’entrée (de 6$ dans un cas et d’un abonnement annuel dans l’autre), et où les participants peuvent s’engager dans des activités sexuelles en groupe.

Dans un des deux clubs impliqués, jusqu’à 70 personnes s’entassaient sur la piste de danse pour se livrer à des actes d’attouchement, de masturbation, de fellation et de pénétration. Dans l’autre club, les activités sexuelles se déroulaient à l’étage supérieur d’un bar, dans un appartement « privé », auquel ont accès tous les clients, où des matelas étaient disposés ici et là sur le plancher dans un espace ouvert.

Les faits rapportés indiquent aussi qu’« à plusieurs occasions, les policiers y ont vu une femme seule avoir des rapports sexuels avec plusieurs hommes, pendant que d’autres hommes observaient la scène en se masturbant ». Les policiers ont également constaté que le nombre d’hommes y dépassaient largement le nombre de femmes.

L’analyse des faits par les juges souligne que le degré d’intimité pour la pratique d’actes sexuelles dans ces établissements est presque nul, et que le caractère commercial des lieux et la facilité d’accès du grand public ne font aucun doute. Bien qu’ils s’annoncent comme un club privé, il s’agit donc en fait d’établissements publics.

Ces constats amènent les deux juges dissidents, opposés à l’acquittement, à conclure que, « en raison du caractère public des lieux et du caractère commercial des activités », les établissements visés constituent effectivement « une maison de débauche » au sens de l’article 210.

Ces mêmes juges donnent pour arguments qu’« il existe des restrictions de lieu appropriés en égard à la pratique d’actes sexuels et elles ne nous apparaissent pas respectées en l’espèce ». De plus, avancent-ils, « la pratique d’actes sexuels dans l’établissement ne devient possible qu’après un échange commercial obligatoire, c’est-à-dire le paiement du droit d’entrée », et qu’il s’agit donc « d’une forme d’achat de faveurs sexuelles » par les participants, ce qui contribue, dans le contexte, au « dépassement du seuil de tolérance de la société canadienne à l’égard de ces pratiques ».

À l’inverse, pour décider de l’acquittement, les juges majoritaires argumentent que « personne n’a été contraint de se livrer à des activités sexuelles, n’a été payé pour s’y livrer, ni n’a été traité comme un simple objet servant à la gratification sexuelle des autres » et que « rien n’indique que les participants aient subi un préjudice physique ou psychologique ». Les juges majoritaires ont donc choisi de passer outre à l’article 210 ainsi qu’à la norme de tolérance, définie juridiquement, pour baser leur jugement uniquement sur l’absence de préjudices pour les participants, alléguant leur consentement.

Exploitation commerciale des femmes

Cependant, comme le soulignent les juges dissidents, « l’existence d’un préjudice n’est pas un préalable à l’exercice du pouvoir de l’État de criminaliser certains comportements ». Ils invoquent aussi le jugement de culpabilité dans une autre affaire (Mara), concernant un club de danseuses nues, où les juges soutenaient que « les activités litigieuses causaient un préjudice à la société en raison des risques qu’elles présentaient pour la santé et de la vision dégradante et déshumanisante de la sexualité qu’elles propageaient ». De plus, disaient-ils, « le caractère volontaire de leur participation ne diminuait en rien l’avilissement, ni la perte d’intégrité et du respect de soi qui en résultaient ».

Un des juges estime que le préjudice social dans l’affaire du club échangiste est plus grave encore que dans l’affaire Mara « en raison du plus grand nombre de partenaires sexuels prenant part aux activités ».

On l’aura compris, les arguments en faveur d’un verdict de culpabilité ne sont pas fondés sur une morale puritaine étouffante, mais sur la nécessité d’établir juridiquement les limites socialement acceptables pour éviter les dérives associées à l’exploitation sexuelle commerciale.

Par conséquent, on peut soutenir que le jugement d’acquittement des clubs échangistes, tout comme celui qui avait finalement légitimé la danse contact entre clients et danseuses nues dans les bars (en l’an 2000), constitue un pas de plus dans la diversification et l’expansion de l’exploitation sexuelle commerciale qui vise surtout les femmes et les jeunes, et bien souvent les mineurs.

De plus, malgré les distinctions qui s’imposent entre l’échangisme et la prostitution, on ne peut ignorer le glissement qui pourrait aisément se produire suite à ce jugement qui ouvre la porte à la multiplication de clubs échangistes au pays. Pour faire face à la concurrence, qu’est-ce qui empêcherait ces clubs de recruter activement des jeunes femmes, incitées par leur petit ami ou par le propriétaire, à fréquenter ces établissements, moyennant des « cadeaux », pour attirer plus de clients ?

Les impacts et les enjeux sociaux

Il est clair que de tels jugements tendent à légitimer l’exploitation sexuelle commerciale, au nom des libertés individuelles, sans égard aux impacts sociaux à long terme. Cela contribue à miner les valeurs de notre société en termes d’égalité des sexes, de liberté et de dignité des individus.

Peut-on avoir encore confiance dans notre système de justice, quand des juges de la Cour Suprême se croient obligés de donner préséance au commerce du sexe, au détriment de la protection des droits humains fondamentaux, qui sont bafoués de mille et une façons par l’exploitation sexuelle commerciale ? De plus, ces jugements ne vont-ils pas à l’encontre des engagements internationaux du Canada, signataire de plusieurs conventions qui condamnent l’exploitation sexuelle et la prostitution ? Quels recours collectifs avons-nous devant la dérive actuelle de notre système qui permet ainsi de détourner le sens même des droits et libertés au profit du commerce ? Ces jugements nous rappellent avec acuité l’importance de la sélection des juges qui ont le pouvoir d’orienter notre modèle de société, ce qui peut parfois hypothéquer notre avenir collectif.

Chose certaine, ces jugements donnent le feu vert à l’expansion massive de l’industrie du sexe au pays, et au recrutement accru auprès des femmes et des membres les plus vulnérables de notre société, acculés par la misère et l’absence d’alternative à vendre leur sexe pour survivre. Ils ouvrent du même coup la porte au trafic sexuel qui sert à alimenter l’industrie du sexe en marchandise humaine, corvéable à merci.

Il faut bien se rendre compte que ces jugements s’inscrivent dans un contexte plus large, marqué par la mondialisation du commerce du sexe, encouragé par des politiques laxistes. Ils s’inscrivent aussi dans le cadre d’une large offensive menée par les promoteurs de l’industrie du sexe, qui visent à éliminer toutes les barrières légales subsistantes pour laisser libre cours à ce commerce lucratif.

Campagne électorale

Le lobbying exercé depuis des années par l’industrie du sexe, ici comme ailleurs, commence donc à porter ses fruits. Ironiquement, c’est à présent au nom de la défense des droits des « travailleuses du sexe » que plusieurs se croient tenus d’appuyer la libéralisation totale de ce commerce.

Rappelons qu’un sous-comité parlementaire, formé de représentants de tous les partis, a été chargé cette année d’examiner les lois sur la prostitution. Après avoir reçu une centaine de témoignages, il était sur le point de recommander la légalisation ou la décriminalisation totale (c’est-à-dire l’élimination pure et simple du Code criminel des articles 210 à 213 concernant la prostitution), lorsque le processus a été suspendu par le déclenchement des élections fédérales, dont l’issue déterminera sans doute le cours de ce dossier aux conséquences multiples.

Cette question est trop importante pour être laissée aux seuls « experts » en la matière. Elle mérite d’être soulevée dans le cadre de la campagne électorale actuelle pour pousser les candidats et les partis à dévoiler leur position concernant les politiques en matière de prostitution. Il faudrait exiger minimalement un engagement de leur part en faveur d’un véritable débat de société, avant tout changement allant dans le sens de la libéralisation des lois concernant la prostitution.

Compte tenu de nos valeurs d’égalité et de justice sociale, la lutte contre l’exploitation sexuelle commerciale, indissociable de la lutte contre la pauvreté et la violence à l’égard des femmes, ne devrait-elle pas devenir un élément central de tout programme politique ?

Publié aussi dans Le Devoir, édition du 19 janvier 2006.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 janvier 2006

Yolande Geadah, chercheure et auteure féministe québécoise, membre de l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM

P.S.

Lire aussi :

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