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Une tempête pour des caricatures : les libertés ont connu des jours meilleurs

7 février 2006

par Micheline Carrier

Non, il ne fait pas bon, ces années-ci, de penser autrement que le veut la tendance de l’heure, et surtout de le dire. À tout moment, quelqu’un brandit les menaces de poursuites judiciaires et même, dans certains pays, les menaces de mort, du seul fait que tout le monde ne pense ou ne dit pas comme lui. La menace judiciaire semble devenue, dans les pays dits démocratiques comme ailleurs, un moyen d’intimidation privilégié sur les plans politique et religieux, ce qui n’a rien d’étonnant, religion et politique étant les sujets les plus "sensibles" chez la plupart des peuples. Dans un passé récent, André Boisclair, alors aspirant chef du Parti québécois, a trouvé moyen, en moins de deux mois, de menacer de poursuites judiciaires un autre aspirant à la direction de son parti ainsi qu’un grand quotidien de Montréal et l’une de ses journalistes.

La liberté de conscience, la liberté d’expression et la liberté de presse ont connu des jours meilleurs. L’affaire des caricatures de Mahomet au Danemark, devenue une affaire mondiale, et pour certain-es, un soi-disant "outrage à islam" ou une attaque en règle contre la culture musulmane, illustre la force du courant islamiste intégriste, une force qui se manifeste partout dans le monde et que certain-es s’obstinent à nier ou à atténuer, en taxant d’islamophobie toute indignation devant des actes d’intolérance et des exigences indues adressées, au nom de l’islam, à des États laïques.

Les réactions des intégristes musulmans dans les pays démocratiques, non seulement à la douzaine de caricatures de Mahomet, certes discutables et choquantes pour certain-es, qui ont été publiées dans des médias européens, mais aussi les réactions à toute opposition à leurs tentatives d’intimidation, sont peut-être symptomatiques de l’ambivalence de nos principes et de la défense molle de nos valeurs dites démocratiques. D’une part, on tolère les manifestations de haine qui conduisent parfois au meurtre, contre des homosexuels ou des femmes (il y a eu des crimes d’honneur en Colombie-Britannique), par exemple, et d’autre part, on se drape dans un manteau de droits religieux et de liberté d’expression quand il faudrait défendre l’égalité des droits de toutes et de tous, sans égard à la religion, au sexe, à l’origine ethnique et à la culture.

Certain-es participant-es aux débats sur les tribunaux islamiques au Canada semblent penser que les droits des femmes sont une question marginale, subordonnée à la liberté de religion, cette dernière autorisant, selon eux, à soumettre les lois civiles ou criminelles à la loi islamique (divine), et les femmes aux hommes. Ils n’ont pas hésité à qualifier d’islamophobes les personnes qui n’endossaient pas les conclusions du rapport Boyd, ou même la députée libérale Fatima Houda-Pepin, qui a piloté avec intelligence et fait adopter à l’unanimité une motion contre des tribunaux islamiques au Québec. Il est vrai, dans ce cas, que la couleur partisane a déteint sur le jugement de certains détracteurs de la députée.

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Avant qu’on me serve l’argument classique que la religion catholique n’est pas en reste côté intégrisme, je reconnais que c’est le cas dans certaines régions du monde. Il ne s’agit pas ici de comparer les réactions des fidèles de deux religions, mais si on veut le faire, faisons-le. En 1989, Salman Rushdie a été contraint à se cacher parce que son livre, Les versets sataniques, s’est attiré une condamnation à mort (fatwa) pour cause de soi-disant blasphème, de la part de l’ayatolla Khomeyni en Iran. La fatwa est maintenant suspendue, mais elle ne peut être annulée. En 1999, l’écrivaine Taslima Nasreen a été l’objet à son tour d’une condamnation à mort par son pays, le Bangladesh, parce qu’elle a publié le récit de son enfance dénonçant les violences qu’elle avait subies et a critiqué la misogynie de la charia. Pour avoir montré dans un film comment les intégristes mulsulmans traitent les femmes, Théo Van Gogh a été assassiné. Les menaces de mort contre la députée hollandaise d’origine somalienne, Aayan Hirsi Ali, obligent à la protéger 24 heures sur 24, donc à limiter sa liberté. Combien de jeunes filles et de femmes ont été lapidées parce qu’elles ont voulu exercer leur liberté sexuelle ou la simple liberté d’apprendre ?

L’Église catholique a condamné des personnes à mort à cause de leurs croyances ou de leurs idées, mais c’était il y a des siècles, notamment au temps de l’Inquisition. Je n’ai pas entendu parler d’ambassades incendiées, d’ambassadeurs rappelés, d’émeutes, de pillages, de manifestations violentes, de boycottages, de contraintes à l’exil ou de condamnations à mort lorsque des caricatures et montages photos de Benoît XVI ont été publiés sur des sites internet, y compris sur le mien, au moment où il accédait au pouvoir suprême du Vatican, en avril dernier. Il y a bien eu des menaces de poursuites contre un site italien du réseau IndyMedia, puis tout est tombé dans l’oubli. À ma modeste échelle, aucune des dizaines de lettres outrées que j’ai reçues et publiées sur Sisyphe ne me menaçait de mort ou de l’enfer même si, outre la publication d’un montage représentant Benoît XVI, j’avais critiqué sans ménagement les propos, à mon avis malveillants, que le nouveau chef de l’Église catholique avait tenus sur les femmes, dans le passé, et j’avais affirmé qu’ils n’auguraient rien de bon pour l’avenir. Je le pense toujours.

Quand on voit, chez une partie de la communauté musulmane internationale comme chez des défenseurs non musulmans des intégristes, une telle levée de boucliers - tardive - pour quelques pauvres caricatures publiées il y a quatre mois, on ne peut s’empêcher de conclure que, vraiment, quelque chose ne tourne pas rond dans ce monde. Quand on s’excuse ou on se met à genoux, comme le font certains dirigeants politiques, devant des gens qui prétendent détenir le droit de vie et de mort sur autrui - ce que j’estime une forme de terrorisme -, c’est à se demander si les discours sur les droits fondamentaux et les libertés, dans les pays dits démocratiques, ne sont pas un tissu de mensonges et d’hypocrisie. Les droits de vivre et de penser par soi-même ne sont-ils pas des droits humains fondamentaux à protéger envers et contre tout, et surtout contre des individus qui se drapent dans la liberté de religion pour imposer aux autres, parfois par la menace, leurs volontés et leurs valeurs ?

Si les dirigeants politiques continuent de se soumettre à ce genre d’intimidation, il faut se demander s’il sera encore possible dans quelques années d’exprimer des opinions dissidentes, en toute sécurité, ailleurs qu’entre les quatre murs de sa maison. Et encore, peut-être faudra-t-il vérifier si les murs n’ont pas d’oreilles...

Lire :
 Vers la fin annoncée de l’héritage des Lumières ?
 Comme si Dieu existait
 Dissension chez les musulmans - Présence musulmane Canada appelle au boycottage de la manifestation de Montréal
, Le Devoir, 9 février 2006.

 Pour voir les caricatures : Le Nouvel Observateur, 2 février 2006
 « Des dessins de presse suscitent un tollé »
 La montée des religions, Lise Payette, Journal de Montréal
 Voir aussi Le Monde
 Pétition mondiale pour la liberté absolue de conscience
 ESISC
 Respublica
 « Un ultra-conservateur élu pape »

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 février 2006.

Micheline Carrier


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2237 -