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Quatorze jeunes femmes assassinées le 6 décembre 1989
Des hommes veulent réhabiliter Marc Lépine

4 décembre 2002

par Micheline Carrier

Depuis les meurtres prémédités de quatorze jeunes femmes, le 6 décembre 1989 à l’École Polytechnique de Montréal, le contexte social dont les médias sont le révélateur a-t-il vraiment changé ? Il ne semble pas, en tout cas, que la sympathie envers le criminel Marc Lépine ait diminué dans certains milieux masculins.



En 1995, à la Chambre des Communes d’Ottawa (Canada), des député-es de l’opposition ont interrogé à plusieurs reprises le ministre de la Défense nationale sur une célébration en l’honneur de Marc Lépine, organisée par des soldats du Régiment aéroporté de l’armée canadienne basé à Petawawa. Certains de ces hommes ont obtenu ensuite des promotions. Le ministre a répondu assez mollement qu’une enquête était en cours. Mais la dissolution du Régiment aéroporté, qu’il considère comme un règlement de la question, n’a pas dû aider beaucoup le déroulement de cette enquête. Comment enquêter sur ce qui n’existe plus ? Le rapport d’une réunion du conseil d’aministration de l’université de Sherbrooke, le 27 novembre 1995, fait état d’une résolution qui réclamait aussi une enquête sur une semblable célébration organisée au même endroit en décembre 1991.

C’était dans les années 1990, direz-vous, les « mentalités » ont évolué depuis. Peut-être les « mentalités » ont-elles évolué mais je ne suis pas certaine qu’elles l’aient fait dans la bonne direction. La propagande antiféministe actuelle des médias québécois et canadiens n’est pas sans rappeler le contexte dans lequel Marc Lépine a commis ses meurtres prémédités. Ces médias auraient depuis longtemps fait de Marc Lépine un héros s’il ne s’était pas suicidé. On pourrait peut-être lire son point de vue en manchettes des grands quotidiens et l’entendre, à des émissions comme « Indicatif présent » de Radio-Canada, calomnier des féministes qui occupent des fonctions importantes.

En décembre 1989, Lépine avait identifié les féministes comme ses ennemies. Il se reconnaîtrait dans l’argumentaire masculiniste du début de ce siècle qui voit les féministes et les valeurs qu’elles défendent comme des obstacles aux droits des hommes. Le féminisme aurait conduit les femmes à réduire les droits des hommes, notamment, dans les domaines de la famille, la santé et l’enseignement. Comme l’écrit Pierrette Bouchard au sujet du discours masculiniste, « en tant que mères, les femmes seraient trop étouffantes ; comme mères monoparentales, leur encadrement serait déficient ; comme enseignantes, elles imposeraient leurs valeurs à l’école et brimeraient l’expression des garçons ; comme féministes, elles seraient castrantes. Quant au mouvement des femmes, il aurait fait profiter indûment les filles d’un traitement de faveur. » L’existence même des femmes représenterait-elle une menace pour certains ?

Au lieu de préconiser l’adaptation aux changements provoqués par le féminisme, il en est qui souhaitent le retour dans les écoles de l’esprit chevaleresque du Moyen Âge pour que les garçons se forgent une identité ! Ils parlent même de « pseudo-violence » en milieu scolaire, qui serait plutôt une « montée de testostérone ». Le taxage, les coups et blessures exagérés, la violence des "gangs", la consommation et le commerce de la drogue qui conduisent certaines adolescentes sous le contrôle de proxénètes de 15 ans et plus, ce sont peut-être des inventions de féministes ? Je connais une adolescente qui a supplié sa mère de l’inscrire à une école fréquentée seulement par des filles pour échapper au harcèlement toléré à l’institution qu’elle fréquentait. Je connais également une petite fille de quatre ans qui fait des cauchemars fréquents et des crises de larmes le matin avant de se rendre à la garderie d’un quartier chic de Montréal où un petit garçon de son âge, dont on ne brime manifestement pas la masculinité, l’a choisie impunément comme souffre-douleur.

En 1989, Lépine rendait les féministes responsables de ses problèmes personnels et avait établi une liste de femmes à abattre. Comme Lépine il y a treize ans, des masculinistes voient aujourd’hui chez des féministes connues (la ministre de la Condition féminine, la présidente du Conseil du statut de la femme, la présidente de la Fédération des femmes du Québec, la titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes, etc.) des obstacles à la réalisation de leurs projets de société et de vie. L’hostilité envers les féministes est évidente sur le site L’Après-rupture qui voudrait voir un homme au poste de ministre délégué à la Famille et qui accuse la présidente du Conseil du statut de la femme de travailler contre les droits des pères. Certains des auteurs de ce site qualifient les féministes de « vaginocrates », d’« intégristes » et de « féminazies ». Rien de moins. L’hostilité d’un masculiniste comme Yves Pageau, par exemple, s’étend également aux hommes qui appuient ouvertement les féministes. Pour Pageau, le fait d’appuyer les féministes « est très malsain », dénote « un trouble de personnalité » et revient à « nier » son identité.

Marc Lépine, un « activiste des droits de l’Homme » ?

L’antiféminisme ambiant se transforme parfois en haine aveugle qui conduit à justifier des meurtriers. L’Après-rupture a traduit en français les propos, proches du délire, d’un certain Peter Douglas Zohrab. Ce masculiniste veut réhabiliter Marc Lépine. Zohrab ne dit pas un seul mot de l’horreur des meurtres prémédités de Lépine, de l’injustice de ces vies fauchées, de la douleur des familles, de la perte pour la société québécoise, sans compter cette profonde blessure chez tant de femmes qui, depuis ce jour de décembre 1989, ne parvient pas à guérir.

Au contraire, Zohrab justifie le tueur, en qui il ne reconnaît pas un misogyne, mais « un activiste des droits de l’homme (quoique extrémiste) ». Il présente la lettre laissée par Lépine, empruntée à cette page, en l’assortissant de ces commentaires : « De sa note, il est clair qu’il est contre les féministes - non pas contre les femmes. Il déclare clairement qu’il proteste contre divers problèmes qui sont des aspects du sexisme féministe ». Et plus loin : « Non seulement, Marc Lépine n’était pas sexiste, comme l’ont affirmé les média, mais il se battait contre le sexisme féministe. »

Zohrab accuse également les médias, qu’ils croient contrôlés par des féministes (!), d’avoir fait mauvaise réputation à Marc Lépine : « Les descriptions sur Marc Lépine visent à détruire sa réputation. Elles examinent les choses hors contexte, de la même façon que les pères sont calomniés à la cour du divorce et de la famille pour les priver de la garde ou de l’accès à leurs enfants. » Tiens, tiens, le lobby des pères montre le bout du nez. Celui-là même qui rêve de revenir au patriarcat pur et dur, à l’exercice du pouvoir sans les responsabilités.

Le dernier commentaire de Zohrab a de quoi faire sourciller : « Contrôle féministe de l’information, écrit Zohrab. Elles [les féministes] sont hypocrites, elles mentent, elles utilisent des demi-vérités, elles corrompent la vérité. La démocratie dépend d’une information à la disposition des électeurs et des politiciens. Si cette information est contrôlée par des menteuses féministes égoïstes, la démocratie est un leurre, et la solution à la Marc Lépine pourrait devenir la voie du futur. Nous avons vu des bombardement-suicides en Israël et le 11 septembre 2001 aux USA. Est-ce que d’autres hommes et pères vont adopter cette tactique extrémiste ? » S’agit-il d’une suggestion ou d’une menace ?

Le site L’Après-rupture, qui présente la traduction de cet article, n’en fait pas la moindre critique. Adhère-t-il aux propos de Zohrab ? Gérard Pierre Lévesque, le traducteur, ajoute ce commentaire : « Note du traducteur : la note de Marc Lépine a été traduite à partir de la traduction en anglais. Dès que j’aurai trouvé le texte original, j’enlèverai ma traduction de la traduction "féminazie". GPL. » Je me suis demandée un moment s’il convenait de rapporter de tels propos au risque de leur donner une publicité indue. À la réflexion, je crois qu’il vaut mieux savoir ce qui se dit de nous. Une femme avertie en vaut deux...

Un événement comme celui de décembre 1989 pourrait-il se reproduire dans le contexte socio-politique actuel ? Avant d’affirmer que la chose est impossible, réfléchissons à ceci. Chaque semaine, il se commet des meurtres contre des femmes pour des motifs semblables à ceux de Lépine, c’est-à-dire l’incapacité d’accepter que des femmes décident elles-mêmes de leur vie et prennent leur place dans la société. Combien de conjoints ou de partenaires tuent parce qu’ils sont incapables de vivre la séparation ou le rejet d’une femme ? Des hommes « en tant qu’hommes », comme le dit Martin Dufresne, ont commis 680 meurtres de femmes et d’enfants au Québec depuis décembre 1989. Et le « lobby des pères » minimise la violence en milieu familial et, écartant les données fiables, prétend que la violence des femmes à l’égard des hommes équivaut et dépasse même celle des hommes envers les femmes. Certains hommes semblent croire qu’un droit reconnu aux femmes se traduit par un droit perdu pour eux. Ces gens-là réclament des changements législatifs qui limiteraient les droits des femmes et mettraient en danger femmes et enfants en situation de violence.

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Mis en ligne sur Sisyphe en décembre 2002

Micheline Carrier

P.S.

Pour un aperçu de la façon dont les masculinistes déforment la réalité et méprisent les femmes, lire un condensé de leur credo.




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