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"Inside deep throat", contribution à la liberté sexuelle ?

28 mars 2006

par Michèle Causse et Katy Barasc

Vient de sortir dans le commerce un DVD intitulé Inside deep throat qui bénéficie en France de commentaires très positifs. Ce documentaire est considéré comme "joyeux" et nostalgique des années de "libération sexuelle".



Après trente ans de distanciation critique, nous étions en droit d’attendre d’un documentaire sur le fameux film Deep throat qu’il donne à penser le pornographique comme paradigme de la violence exercée sur les femmes : la porno n’en étant jamais, en effet, que l’exacerbation spectaculaire. Or ce film est une exaltation continue de l’idéologie qui a permis de produire Deep throat sans que jamais ne soit interrogée la logique du système qui l’a rendue possible. Sous le masque de la neutralité, divers intervenants racontent, avec une grivoiserie satisfaite, comment ils ont - avec un film à petit budget et sans acteurs professionnels - contribué à la "libération sexuelle" des années 70.

Nous, en tant que sujets sexués au féminin, n’entendons pas le concept de libération ainsi qu’il nous est montré dans ce documentaire : tout entier voué à la célébration de la sexcision* et de la sexualisation* sous les formes les plus appréciées des spectateurs masculins.

Le "génie", réalisateur du célèbre film, est un ancien coiffeur convaincu du malheur sexuel des femmes condamnées, selon les confidences recueillies dans son salon, à la triste position du missionnaire ! Lorsqu’on lui offre une caméra, il se met en tête de LIBÉRER la sexualité de ces femmes. Il s’arroge le droit de décider de ce qui manque aux femmes : de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, à savoir découvrir et pratiquer la fellation. Et c’est ici qu’entre en jeu l’héroïne de Deep throat, l’actrice Linda Lovelace, dotée par le génie créateur de notre coiffeur d’un clitoris artificiel au fond de la gorge lui permettant non seulement de jouir, mais d’instruire le bon peuple américain de l’existence dudit organe (inconnu jusqu’alors des spectateurs, nous disent les sauveurs des femmes) et de l’orgasme clitoridien (inconnu aussi en 70). Bref, voici notre lascar propulsé au zénith par la grâce d’une gorge et d’une bite sucée ainsi qu’on ne le vit jamais (en tout cas sur écran géant).

Le documentaire prend le spectateur (trice) à la gorge (pardon pour cet involontaire jeu de mot) en le sommant de se ranger, soit du côté du joyeux drille qui a inventé "le plaisir" pour tous au prix d’un billet de cinéma, ou du côté des affreux censeurs à la Nixon qui ont interdit le film pour obscénité. Faux dilemme et habileté remarquable du documentariste : choisir la liberté définie par qui détient les codes sexuels de la représentation ou refuser cette expression-là de la liberté au nom d’une idéologie puritaine. En-dehors de cette apparente antinomie, point de salut. L’assujettissement sexuel du corps féminin et sa spécularisation anatomique ne sont jamais que l’autre visage de l’interdit d’exister du corps sensuel de la femme (toujours déjà rangée maman ou putain).

Assimilation de toute critique à une censure puritaine

La manifestation la plus évidente du faux dilemme est le traitement réservé aux discours féministes sur le film et sur la vie de Linda Lovelace, laquelle est l’auteur d’un ouvrage, Ordeal, relatant les sévices qui ont accompagné le tournage du film. Tel est le piège de la neutralité voulue : réduire le discours critique et politique de la porno par de célèbres féministes comme Steinem et les faire basculer dans le camp des censeurs obtus aux côtés de Nixon et de quelque procureur hanté par l’obscénité.

On peut se demander si la fonction de ce documentaire n’est pas d’empêcher toute réflexion sur la substance nourricière de la porno, à savoir un système où le phallus détient la production de la voix : la gorge de la femme ne servant qu’à recevoir le semen et le sémantique ; le film donne à voir ici dans sa littéralité comment le phallus produit l’aphonie des femmes.

Les vétérans autosatisfaits de la "libération sexuelle" (ils ont osé montrer une pipe, osé filmer du cul !!! etc.) se trouvent fort marris d’avoir été censurés par les tenants de la moralité puritaine américaine. N’ont-ils pas tout fait pour leurs concitoyens ? Et, dès lors, ne sont-ils pas victimes :

1) d’une part, de la censure puritaine de la droite conservatrice
2) d’autre part, de la pègre qui leur a pris tous leur sous, via les mafias diverses du capitalisme qui les ont réduits au silence.

Le film porno était donc à l’origine, dans les années 70, - nous disent les protagonistes du docu, - une innocente plaisanterie (où chacun et chacune aurait trouvé son compte) avant de devenir par la disgrâce de la globalisation, la multiplication des vidéos, DVD et des circuits en tous genres, une industrie d’où feraient défaut le talent, l’invention, le dialogue et surtout l’esthétique. Qu’on se le dise !

Soigneusement gommée du documentaire, la violence du viol (pourtant soulignée par Linda Lovelace à plusieurs reprises). On ne retiendra que les larmes de l’amie d’enfance qui, voyant Deep throat au cinéma, comprend la déchéance de Linda, à jamais stigmatisée comme "gorge à bite".

Ce documentaire fait apparaître comment la neutralité est nécessairement une adhésion à la source même de la domination (telle la Suisse qui, neutre pendant la guerre, garde l’or des nazis).

Deep throat, vu par des millions de spectateurs, a rapporté des millions de dollars aux exploitants alors que Linda Lovelace aura touché en tout et pour tout 1200 dollars. Le génial réalisateur qui ici voudrait tant nous apitoyer a dû vite renoncer aux bénéfices colossaux qu’il escomptait, la mafia se révélant décidément trop gourmande et dangereuse.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 mars 2006.

Michèle Causse et Katy Barasc

P.S.

* Voir Michèle Causse, Contre le sexage, Paris, Balland, 2000.




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